L'histoire de Heart of Darkness est un véritable feuilleton aux multiples rebondissements qui commence en 1992. Au sortir de hits PC/Console tels que Another World et Flashback, l'équipe d'Amazing Studio souhaite profiter des nouvelles technologies (émergence de la troisième dimension et du format CD) dans le but de produire un titre conforme aux aspirations artistiques de l'équipe. Ce sera le premier jeu labélisé au nom du studio dont l'origine est surprenante : << chaque fois que nous présentions les séquences cinématiques de ce qui était encore en projet, nos interlocuteurs s'exclamaient "It's amazing !" De là est né Amazing Studio >> témoigne Frédéric Savoir à PlayStation Magazine.
Pendant deux années de veille technologique durant laquelle le jeune studio n'a de cesse de s'adapter à l'exigence des innovations techniques destinées à rendre leur moteur de rendu toujours plus efficace visuellement, le concept de Heart of Darkness s'affine au rythme des limitations matérielles et logicielles qui apparaissent très vite durant le développement. Une raison à cela ? Plus que composé de développeurs, le studio français est majoritairement constitué d'artistes dont le principal souci a été de miser davantage sur les ressources humaines que sur la puissance informatique. Si bien qu'en terme de temps de production, aucune contrainte n'a été véritablement imposée au grand dam des éditeurs qui se sont succédé pour distribuer le titre.
La qualité des productions cinématographiques de Disney était convoitée. Affranchi des limitations des supports physiques des formats PC et consoles de l'époque, Amazing Studio sentait que la musique allait prendre une place prépondérante grâce eu CD-ROM : << nous avons souhaité qu'un célèbre musicien travaillant pour Hollywood et Disney bûche sur notre titre, déclare Frédéric Savoir au magazine PSM. C'était très délicat, car personne avant nous n’eut l'idée d'associer un compositeur musical accompagné de son orchestre symphonique à un jeu en développement. >> Autre appétit, le film en image de synthèse. Désargenté, mais soucieux de contourner les obstacles financiers pour atteindre leur objectif, l'équipe snobe la rollroyce des stations de travail (Sillicon Graphic) au profit de puissants PC et d'un temps consacré au développement sans véritable échéance : << nous avions décidé de réaliser un film d'animation de qualité. Cela nous a pris une année et demie pour réaliser trente minutes de séquence cinématique. >> Sans bien sûr occulter le gameplay : << avant de nous attaquer au boulot, nous passions des heures à jouer à des jeux en réseau. Nous sommes des joueurs avant tout, le gameplay est une constante dans notre travail. >>
L'ambition dévorante d'Amazing Studio s'est heurtée aux intérêts franco-français de Delphine Software. Selon le studio, l'éditeur n'avait pas les reins solides pour assurer une distribution internationale à Heart of Darkness. L'équipe s'est donc naturellement tournée vers un éditeur de stature mondiale, Virgin. Embourbé dans des problèmes financiers, l'éditeur anglais malgré les pressions répétées sur le studio français se désengagera en décembre 1996 pour passer le relai presque un an plus tard (sept. 97) à Interplay pour l'Amérique du Nord et Infogrames pour l'Europe.
La consécration viendra lors de la présentation du jeu en 1995. Le salon de l'E3 ne désemplit pas, les nombreuses nouveautés sur PC avec l'apparition des consoles 32bits dynamisent le secteur. Présenté en catimini dans un salon survolté, l'oeil des médias comme des professionnels se braque sur la plastique avant-gardiste de Heart of Darkness. La presse ne tarit pas d'éloges et évoque pour la première fois un jeu comme "une toile de maître interactive". Sans esquiver la réalité des faits (le gameplay est jugé délicat), le titre d'Amazing Studio se joue aux confins précis d'une oeuvre artistique et - plus terre à terre - d'un jeu vidéo. Intrigué par ce foisonnement de créativité, le cinéaste Steven Spielberg étudie la possibilité de faire du patchwork de Heart of Darkness, un film : << lorsqu'il est venu nous solliciter, son désir était que nous concevions le film nous-mêmes [...] Mais nous avons préféré terminer le jeu >> confiait Éric Chahi à PlayStation Magazine. Sega, tentera d'acheter le moteur de scène cinématique développé par le studio français au terme d'une mémorable démonstration : << lorsque Sega a vu notre prototype que nous avons réalisé en trois semaines avec nos propres outils de développement, ils ont été impressionnés. Ils nous ont fait une offre pour acheter le moteur cinématique, car il n'existait rien d'équivalent de cette qualité sur Saturn. >> Les négociations achopperont sur l'exclusivité temporaire qu'Amazing Studio voulait conserver : << nous voulions garder la primeur de cette technologie pour notre titre avant qu'elle ne soit généralisée aux autres productions. Heart of Darkness devait être le premier jeu à exploiter notre technologie. >>
Des soubresauts dans le développement du jeu qui conforteront la position du petit studio face aux appétits des candidats à l'édition du jeu. Virgin éclipsé, pendant deux ans, en l'absence de financements, le studio continu bon an mal an : << nous avons mangé beaucoup de pomme de terre pour tenir >> dira sur le ton de la plaisanterie, Frédéric Savoir. Interplay après avoir vu le jeu au cours de l'ECT de septembre 1997, entre alors en concertation avec le studio français. L'éditeur apporte de l'argent frais, la fabrication du jeu s'accélère. La commercialisation en juin 98 de Heart of Darkness sera saluée par la presse et les joueurs. Toutefois, l'impact visuel sera émoussé en raison du développement marathon du jeu ainsi qu'une concurrence aiguë : << nous ne ferons plus la même erreur, semble s'excuser Frédéric savoir. Notre plus grande faute aura été de sous-estimer la charge de travail [...] il n'y avait personne pour l'évaluer parce que c'était l'arrivée du CD. >>
Heart of Darkness pose de manière concrète l'affiliation du jeu vidéo au cinéma d'animation en termes de lumière et d'ombre, de mise en scène, de péripéties. Mais ici, Amazing Studio a souhaité que le joueur écrive le déroulement du scénario dans un univers complexe, aux antipodes de l'univers d'un certain Mario : << tout est simple dans ce genre de jeu, n'est-ce pas ? Le ciel est bleu, l'herbe est verte, tout semble évident et à leur place [...], mais pas dans un jeu aussi réaliste que le nôtre [...] plus proche du dessin animé et à la fois photo-réaliste >> dans lequel infuse une singulière alchimie. Celle de la peur primaire (peur du noir), de la conscience de la perte (ici l'animal de compagnie) et du rêve comme échappatoire que la sévérité des hommes (un maître d'école sec et autoritaire) tente vainement d'étouffer. Les ressources expressives du jeune héros sont légion. Durant les scènes cinématiques et également dans l'animation du corps constitué de plus de 1500 étapes d'animations. Les gestes sont hésitants, amples à effet expressif (multiples contorsions corporelles du héros). Chaque plan-séquence, conçu comme une attraction, révèle un art étonnant du détail et de la composition. C'est surtout la très belle texture du jeu qui sera remarqué, à la fois chaude et étouffée. Les arrière-plans en image de synthèse s'installent comme un agent d'ambiance graphique, d'atmosphère fantastique.
Le titre d'Amazing Studio a réussi à résister à l'usure du temps. Il demeure un tableau unique qui se contemple autant qu'il se joue. Le destin de la petite structure française en sera autrement. Représentants bien malgré eux de la french touch, les créateurs liquideront le studio. Il ne résistera pas à la dispute judiciaire de droits de propriété intellectuelle. << Heart of Darkness a été un véritable sacerdoce [...] j’étais quand même assez exténué, confiera Eric Chahi dans les colonnes de Edge. Je ne me voyais plus travailler dans ce milieu. Le travail d’équipe m’avait un peu vacciné. >>
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Fiche signalétique
Eidteur : Infogrames/Interplay
Développeur : Amazing Studio
Genre : plate-forme
Disponible : PC/PSone/SegaSaturn