A l'occasion, j'aime bien lire, même si je n'ai pas trop de temps pour ça. Plus que des thèmes ou des genres, je m'attache au style d'un auteur: un peu comme en musique, un bon auteur rendra très intéressante l'histoire la plus classique, un mauvais auteur réussira à pondre un navet à partir du Malade Imaginaire. Il me semble que le premier roman de Robert Charles Wilson que j'ai lu était Spin et je l'ai dévoré. Le thème est assez classique avec une vie tranquille, un changement d'abord minime qui mène à la fin du monde (ou pas?), une sorte d'élu qui ne comprend pas trop même s'il est -très- intelligent et consacre sa vie à essayer de comprendre (il n'est cependant pas le héros, même si central), une construction à base de deux histoires parallèles qui se rejoignent à l'occasion... le tout écrit dans un style assez simple qui vous titille régulièrement le cerveau: moi, ça me parle.

En ce moment, je lis Julian. A savoir que je l'ai acheté il y a trois jours (le ticket de caisse me sert de marque-pages!) et j'en suis à la page 200... sur 763. Oui, c'est un peu gros, mais ça se lit vraiment très facilement. Pour vous mettre dans le bain, voici le titre donné à la première partie du roman (qui compile et commence à poursuivre une nouvelle publiée quelques années avant):
"Un éden d'écorce de pin
ou 
Le train à cornes de caribou
Noël 2172
"
Comment rester de marbre face à des intitulés pareils?

En résumé, l'histoire se passe à partir de 2172, après divers évènements qui ont mené à la quasi-extinction de l'humanité, quelques dizaines d'années auparavant et à cause de la surexploitation des matières premières, en particulier le pétrole. N'ayant presque plus de matières premières à exploiter, la science a presque disparu, les gens ont adopté un mode de vie semblable à celui du XIXème siècle. Les gens ont évidemment adopté de nouvelles valeurs, en partie basées sur le mépris à notre propre mode de surconsommation, de nouvelles règles de société, pour maintenir un nouvel équilibre. Le livre est écrit à la première personne, par quelqu'un qui se propose de nous raconter l'histoire d'un certain Julian Comstock, apparemment une figure historique de son époque la société de son époque: le narrateur s'attend régulièrement à ce que son lecteur connaisse divers évènements "publics" de la vie du dit-Julian. Mais évidemment, c'est un auteur du début du XXIème siècle qui écrit un livre qui sera lu principalement par des gens de la même époque: c'est en fait une bonne excuse pour se livrer à divers exercices de style qui permettront de deviner comment l'humanité a évolué, de sous-titrer les "évidences" d'après le narrateur qui feront lever un sourcil au lecteur du XXIème siècle, etc. C'est d'ailleurs un des buts de ce livre, qui est introduit par trois citations, celle-ci en tête: "Nous lisons le passé à la lueur du présent, et les formes varient quand les ombres s'allongent ou que le point de vue change." Ici, nous lirons donc une vision du futur à la lueur du présent, ou presque: ce roman est censé être une "libre adaptation" de la vie de l'empereur romain Julien, rendue là où je suis dans le livre je vois peu de points communs mais pourquoi pas. 

Le "jeu" est donc de décoder tout ce qui se dit, retrouver les concepts dont les noms ont changé, se demander comment fonctionne donc cette société bizarre et toute cette sorte de choses. A vue de nez, les Etats-Unis sont devenus une nation pseudo-hippie sous fond de théocratie et de classes sociales très marquées et imperméables avec candidat unique depuis 30 ans pour président, le tout avec une guerre constante contre les "mitteleuropéens" pour contrôler les accès entre les deux océans etc. Les gens sont très heureux ceci-dit, ne vous y trompez pas. Surtout, nous avons souvent droit à des apartés sur des sujets annexes que j'adore. Comme quand il est question de cette légende selon laquelle les hommes seraient un jour allés sur la Lune, alors que tout le monde sait bien que les quelques images qui restent de ça ne sont que des montages, ils avaient tout à fait la technologie pour ça à l'époque, tout le monde le sait... mais quand même pas de quoi voyager dans l'espace, allons. Ou encore ce moment où le narrateur, forcément lettré, enseigne à un compagnon de guerre la lecture et l'écriture, en commençant directement par la méthode syllabique, limite ces deux pages sont un cours d'apprentissage de la lecture... en tant que fille d'orthophoniste qui a parfois dû lutter contre des instituteurs qui voulaient la forcer à utiliser la méthode globale, alors que je lisais déjà très bien grâce à la syllabique, forcément ça me cause. Parfois même ces "petits plus" peuvent durer un chapitre entier, comme quand Julian explique à Adam, le narrateur, qu'il est plus probable qu'il n'existe pas de Dieu ou que le survivant d'une catastrophe peut remercier Dieu de l'avoir sauvé alors que les familles des victimes crieront leur colère à un Dieu qui leur a enlevé un père ou un fils prématurément, etc. Un peu plus loin dans ce chapitre, ils assistent à un office religieux dans la cathédrale de Montréal, où Adam a littéralement le coup de foudre pour une jolie blonde: comme j'aime bien lire rapidement les dernières pages d'un roman, je sais que cette femme sera réellement sa dulcinée. Un simili de bombe éclate près de la cathédrale, tout le monde panique, Adam perd connaissance et est séparé des autres, le quartier étant défiguré par l'explosion il ne trouve plus son chemin et décide de partir au nord puisque son camp (il est militaire) devrait se trouver par là... et au coin d'une rue il croise le même voile blanc qui l'avait subjugué dans la Cathédrale, il en profite donc pour se faire confirmer son chemin auprès de la gente dame, très méfiante jusqu'au bout. D'où un chapitre qui se termine par: "La rencontre avait été brève mais agréable, même dans ces circonstances extraordinaires, et en me hâtant vers le pont, malgré mon appréhension, les gouttes de sang qui me coulaient sur le visage et la fumée qui montait de la ville dans mon dos, j'ai remercié la Providence, ou le Destin, ou la Fortune, ou une autre de ces divinités païennes, de nous avoir mis en contact, [Machine] et moi." Commencer un chapitre par les contradictions de la Bible, une sorte de pladoyer classique de l'athée ou au moins de l'agnostique, pour le terminer par "la main du destin" typique de ce qu'un croyant, sachant comment ça va se finir, verrait comme l'action de Dieu, c'est pas magnifique?

Je me demande même si le style dans lequel le roman est écrit ne relève pas d'une certaine ironie. A savoir que, comme je l'ai dit, il s'agit d'une biographie écrite par quelqu'un qui a cotoyé le sujet de sa biographie. C'est un genre littéraire assez à la mode de nos jours, et la tendance classique est de parler presque plus de soi que du sujet de la biographie, surtout quand le lecteur commence à lire entre les lignes sur les sujets d'interrogation du "biographe", ses angles pour aborder telle partie de la vie du sujet etc.: ça suinte la psychanalyse de bas étage par tous les pores. Par exemple, mon frère m'a offert pour Noël la biographie, certes romancée, de Sergei Limonov écrite par Emmanuel Carrère et pour laquelle il a reçu le prix Renaudot... je dois confesser ne pas avoir pu aller jusqu'au bout tellement j'en avais marre de voir quelqu'un m'étaller son ego sous les yeux en prétextant parler d'un homme "exceptionnel", que ça soit un homme bon ou mauvais. Ici, le narrateur fait régulièrement des apartés pour dire qu'il s'excuse de parler autant de lui, ça n'est absolument pas son but mais uniquement des mises en contexte, et presque à chaque fois ça introduit un passage important sur la situation de la société ou du monde à ce moment-là. Parce que le narrateur décrira ce qui est pour lui une évidence et comment ça se déroule à tel endroit, pourquoi est-ce que les choses sont différentes par rapport à ce qu'il a connu dans son enfance, etc. : évidemment, nous autres lecteurs du début du XXIème siècle lisons ça en nous demandant si les Etats-Unis n'auraient pas viré à la dictature, par exemple. J'aime particulièrement l'aparté du début du chapitre 6: "J'ai commencé en disant que mon histoire parlerait de Julian Comstock et je n'ai pas l'intention de lui faire parler de moi à la place. Elle donne peut-être cette impression, mais il y a une raison à cela, au-delà des évidentes tentations de la vanité et de l'égocentrisme. (...)". Jusque là c'est l'aparté la plus ouvertement potentiellement ironique que j'aie pu lire dans ce roman, mais... ça n'est pas la seule.

Et voilà, j'adore ce côté "plusieurs niveaux de lecture", tout simplement. Un peu comme s'il y avait plusieurs livres en un. Si ça vous amuse, vous pouvez même essayer de deviner comment la civilisation a évolué en "Mitteleurope", un peu à la manière de 1984 d'Orwell (là par contre je pense que c'est volontaire). Evidemment Robert Charles Wilson a ses manies et ses livres suivent un peu tous le même schéma, mais j'adore le lire, notamment parce qu'il change souvent de technique littéraire d'un livre à l'autre: on finit par se douter de ce qui va se passer à la fin des fins, mais il reste à déterminer le "comment", et surtout on se laisse complètement hâper par son style. Je n'ai évidemment pas lu tous ses livres, Axis (suite de Spin) par exemple était de mémoire plus maladroit que Spin même s'il était dans le haut du panier de ce que j'ai pu lire récemment, mais pour le moment je ne saurais que trop conseiller de lire au moins ce Spin  et au moins les 200 premières pages de Julian!

(+ Se balader dans les allées de Gibert Joseph à la recherche d'un livre à lire, c'trop bien.)