PixAzura parle bien sûr de l'actualité de notre loisir en priorité. Toutefois l'équipe considère que le jeu vidéo a une histoire et ne peut être pris sérieusement si les perles du passé sont oubliées. Car, bien souvent, elles sont encore dignes d'être jouées ! Une section Classics existe donc où sévit notre littéraire, Oko. La liste de tous ses tests déjà disponibles se trouve sur cette page (section Tests). Rien que pour vous, je mets son magnifique écrit sur Shadow of the Colossus. Une critique différente pour un jeu différent.

 

Souvenez-vous. À l'heure où le monde vidéoludique est dominé par les consoles de jeux nouvelle-génération, forcez votre esprit à interrompre le cours de sa pensée, et demandez à votre mémoire de produire cet effort qui doit vous ramener quatre ans en arrière, au temps où la PS2 était Reine.

Le tableau apparaît au gré de quelques notes éphémères, immédiatement relayées par des choeurs. La silhouette d'un rapace nocturne se détache sur la voûte céleste obscurcie par les nuages. Le regard attiré par l'animal qui amorce sa descente, l'on aperçoit en contrebas un jeune homme à cheval, Wander. Le coursier avance prudemment sur l'étroit sentier qui longe la falaise, mais lui et son cavalier savent exactement où ils doivent se rendre : à la sortie d'un bois, sous une pluie fine venant accueillir les personnages, surgissent de nulle part les ruines d'un monde oublié, bâtie par quelque antique civilisation dont l'existence passée semble aujourd'hui à peine croyable. Les terres désolées qu'ils foulent mènent à un sanctuaire interdit, mais Wander et Agro s'y aventurent sans l'ombre d'une hésitation. Ils ignorent que bientôt, c'est une tout autre ombre qui planera sur eux.

Cela importe peu.

Le fardeau qui pèse sur l'encolure d'Agro n'est autre que Mono, une jeune femme inanimée enveloppée dans un linceul. Arrivé au coeur du sanctuaire, le jeune homme descend de sa monture et dépose délicatement le corps de Mono sur son autel baigné de lumière. Alors que Wander, en proie au doute, s'interroge encore sur la part de vérité que contient la légende, une voix au timbre divin se fait entendre à travers le puits de lumière qui perce la voûte du sanctuaire : il semblerait bien qu'il existe un espoir de réconcilier l'âme et le corps de la défunte, de la ramener parmi les vivants.

                  

Wander et l'entité supérieure échangent. L'entité apprend à Wander qu'il doit détruire les seize idoles de pierres qui ornent le temple en combattant leur incarnation dans le monde extérieur, pour espérer voir Mono respirer à nouveau. Ils conversent dans une langue aux accents inconnus, mais l'observateur se moque éperdument de les comprendre, tout comme il se moque de savoir d'où provient l'épée de toute évidence mythique portée par le héros. L'important est de comprendre que c'est grâce à elle qu'il sauvera Mono. L'inconnu est partie intégrante de l'aventure amorcée. L'inconnu renforce l'aspect légendaire et symbolique de la quête entreprise.

Une quête démesurée.

Sortant du temple par les degrés de pierre qui mènent à l'extérieur, Wander réalise avant l'heure combien l'entreprise est gigantesque. La plaine s'étend à perte de vue, imposant tristement et pudiquement le peu qu'elle a encore à offrir à la vue désolée du héros. Wander n'avance qu'accompagné d'Agro et d'une solitude inquiétante, parfois rompue par la présence de quelque rare animal : une tortue, un oiseau, parfois des lézards qui permettent au héros de devenir plus vigoureux, plus résistant au combat lorsqu'il décide de s'en nourrir. Quelques arbres isolés, rares sources de vie, présentent leurs fruits généreux à Wander qui les cueille de ses flèches pour augmenter sa force vitale. Il ne se sent pas moins seul pour autant. L'omniprésence de cette solitude n'a d'égale que celle du silence infini qui règne sur ces terres muettes. Tout juste un faible souffle lancé par le vent vient-il atténuer le martèlement obsédant des sabots d'Agro sur l'herbe brûlée de la contrée inconnue.

Mais il faut bientôt quitter Agro.

Au pied d'une montagne, Wander est contraint de quitter son seul compagnon. L'épée qu'il brandit a émis des rayons qui convergeaient jusqu'au mur de pierre qui se dresse devant lui, et il entreprend son ascension. Il saute, il s'agrippe, il grimpe. En bas, Agro hennit pour appeler son maître, mais ce dernier est déjà arrivé au sommet. Ce qui l'y attend le laisse sans voix. Une créature tout droit issue des plus vieilles légendes transmises par le monde passe devant lui en faisant trembler le sol, accompagnée par une musique aux accents ténébreux. Chaque pas résonne au son des cuivres de Kou Ohtani, qui livre à cette occasion une bande-son impeccable, peut-être du jamais vu en la matière. La musique est colossale et sublime ; au même titre que le Colosse qui écrase tout sur son passage, elle frappe nos oreilles de quelques accents de légende. Évidemment, la créature ne remarque pas Wander : sa taille dépasse de loin celle du jeune homme qui ne peut que lever les yeux vers le ciel pour tenter de l'estimer. Le monstre, directement taillé dans le flanc d'une montagne, semble indestructible. Certainement l'est-il.

C'est pourtant vers lui que convergent les rayons de l'épée.

Prenant son courage à deux mains, Wander s'active et s'aventure dans le sillon laissé par le Colosse. Ce dernier, qui avance à grand pas, a pris de l'avance ; aussi le jeune homme entreprend-il d'attirer son attention en décochant une flèche en sa direction. L'image est presque risible. Elle le renvoie à sa condition de poussière au sein de l'Univers lorsque le monstre se tourne presque paisiblement, mais pourtant plein de rage, vers l'importun. Il aurait presque pu ne pas le remarquer, mais sa démarche décidée bien que lente en sa direction est la preuve du combat qu'il s'apprête à livrer à l'intrus. Très vite, avalant les mètres à chaque foulée, le Colosse rejoint Wander, et son épée s'abat. Le héros ne l'a évité que de justesse en roulant sur le côté. Il titube sous l'effet monstrueux de chaque coup qui menace d'éventrer le sol, et peine à courir sur le sol instable.

Il parvient pourtant à se glisser entre les jambes du géant de pierre. La musique s'emballe.

Wander consulte son épée, qui lui indique le point faible du Colosse : sa tête. Encore lui faut-il atteindre le ciel pour y accéder. Doit-il escalader ses jambes ? Il tente tant bien que mal de s'agripper à l'une des chausses de pierre du monstre ; en vain. Il est projeté sans pitié vers le sol, doit s'éloigner et s'accroupir pour trouver quelque répit et reprendre ses forces. L'esprit doit prendre le pas sur le physique ; il tente de résoudre le problème. Comment faire ? Appréhender l'escalade du Colosse est une énigme indéchiffrable, un puzzle aux pièces éclatées à l'image du sol brisé par le géant. Wander décide toutefois de repartir à l'assaut, il essaie l'autre jambe.

Victoire !

La seconde chausse présente une faille, et le jeune homme peut s'agripper au poil très dense de son adversaire pour y enfoncer son épée. Les brefs coups qu'il assène sont sans effet, alors il décide de les intensifier. Il tient le monstre d'une main, et lève l'autre pour charger la puissance de son coup. Il ne lui faut pas trop tarder, car déjà ses forces le quittent et menacent de le ramener au sol : Wander reste un humain et est sujet à l'épuisement. Par chance, il gère au mieux son effort et bientôt le Colosse, sans toutefois s'effondrer, met un genou à terre. Il est temps de grimper.

La musique s'emballe à nouveau. Le morceau est unique, sublime, épique. L'oeuvre du compositeur, Kou Ohtani, menace nos tympans d'une perfection rarement atteinte dans l'exercice lorsque Wander atteint le sommet du crâne du Colosse pour y enfoncer à plusieurs reprises son épée. Elle trouble l'esprit, l'élève, l'invite à l'extase. Le choc n'en est que plus rude lorsque les yeux du Colosse, vidés de l'énergie qui l'anime, s'éteignent en même temps que le morceau qui précédait sa mort. Wander est alors rappelé à la réalité de ce monde solitaire et déserté pour faire route jusqu'au prochain Colosse. Mais celui-là, comment faudra-t-il le vaincre ? Faudra-t-il livrer combat sur terre, ou bien se rendre sous l'eau, ou dans les airs ?

                  

À l'heure où le monde vidéoludique est agité par des considérations financières de toutes sortes, Shadow of the Colossus est la preuve que le jeu vidéo peut élever l'esprit vers les plus hautes sphères de la contemplation. Mosaïque artistique en tout point merveilleuse, le second titre de la Team ICO se distingue à tous les niveaux en signant l'un des concepts les plus fabuleux du jeu vidéo, qui hors contexte aurait pu paraître redondant : enchaîner les boss en chevauchant d'un point à un autre sans jamais rien rencontrer. Mais la maîtrise est totale. L'immensité du monde environnant et des Colosses confrontés à l'existence mortelle de Wander ; les sombres ombres qui menacent le héros en regard de la luminosité presque aveuglante de l'univers de Shadow of the Colossus ; l'impératif de la quête entreprise et les explications presque inexistantes livrées au joueur ; les longs moments de silences imposés rapprochés de l'une des meilleures bande-son de l'histoire du jeu vidéo : tout a été réfléchi pour plonger le joueur - l'admirateur - dans un monde régit par l'antithèse et l'infini, et pour lui offrir l'une des expériences de jeu les plus traumatisantes qui soient.

Démesuré jusqu'à son projet même, trop ambitieux pour la PS2, Shadow of the Colossus réussit le prodige de devenir l'objet même qu'il met en scène : un Colosse presque inébranlable, que seule une réalisation contrainte par les moyens mis à disposition à l'époque pourraient faire trébucher. Mais qu'est-ce que le framerate en regard de la cohérence graphique du monde et de l'expérience unique qui nous est proposée ?