Article publié ce WE sur Birganj. Je partagerais celui sur Puppeteer après.

Après avoir remporté un très joli succès commercial (plus de trois millions de ventes), et globalement critique avec Heavy Rain, voilà que Quantic Dream n'a même plus à vendre ses projets pour trouver une multitude de financements puisque Sony prend d'emblée en charge ce dernier projet de la clique à David Cage. Alors qu'à la sortie de Heavy Rain en 2010, il avait assuré lors d'une interview à Examiner, que le but de Quantic Dream n'était pas de reskinner le même jeu dans ses prochains projets, Cage doit s'avouer vaincu par la rentabilité en développant un fort similaire Beyond : Two Souls. Néanmoins, le français réussit à franchir un nouveau cap dans sa thématique du Cinéma en s'adjugeant la performance d'Ellen Page en héroïne, accompagné de Willem Dafoe. De quoi promouvoir en masse à l'échelle internationale un jeu vidéo français. Yeaaah ! Mais dans la critique, le chauvinisme n'est pas requis, et nous allons expliquer en quoi Beyond est le premier couac de Quantic Dream après Omikron, Fahrenheit et Heavy Rain.

Qu'est-ce qu'un jeu vidéo ?

Beyond nous narre la vie de Jodie Holmes, de sa naissance à sa petite trentaine d'années, capable d'étranges pouvoirs de télékinésie. Seulement en apparence, puisqu'on apprend qu'elle partage un lien avec, semble t-il, une force qu'elle appelle Aiden. L'histoire nous amènera à vivre sa condition de rat de laboratoire, d'être utilisé par l'armée, mais aussi ses obligations d'aider autrui que lui confèrent ses capacités surnaturelles. Beyond a une approche beaucoup plus linéaire que l'était Heavy Rain et sa gestion des quatre héros par le joueur. Ce qui frappe avant tout dans Beyond, c'est l'absence d'éléments de gameplay qui faisaient que Heavy Rain était jeu vidéo. En effet, avec ses MPAR qui demandait au joueur de mimer des gestes par la manipulation de joysticks, ses combinaisons de boutons de plus en plus long et étriqués afin de faire transparaitre les difficultés physiques de son personnages ou encore des QTE longues qui virevoltaient dans le cadre de l'écran, Heavy Rain était la conséquence d'une réflexion sur l'interaction avec ses personnages pour en éprouver de l'empathie. Pas forcément bien perçu par tous les joueurs, l'intension était bien là et sa réalisation on ne peut plus présente. Pour Beyond, tout ça a été très très simplifié. Les MPAR ont disparu au profit d'une petit icône en forme de point où l'on a juste à pointer la direction de son joystick pour activer le script d'animation et vous n'aurez qu'un maximum de deux boutons à l'écran en guise de QTE. Toute la réflexion autour de l'interaction avec son personnage a été purement et simplement supprimé. L'équipe a tenté d'apporter un peu de dynamisme dans des scènes d'action où le joueur doit suivre le mouvement du corps de l'héroïne pour passer les épreuves. Exemple, si le corps bouge vers la droite, poussez votre joystick vers la droite lors du ralenti de l'écran. Pourquoi pas ? Le sens du rythme est très important dans les scènes d'action, que ce soit au Cinéma ou dans le jeu vidéo plus traditionnel. A ceci près que l'on ne sent pas toujours bien le mouvement à prendre, à cause d'une caméra qui bouge à contre-sens par exemple ou d'un cadrage qui ne permet pas d'identifier correctement le mouvement à prendre : bas ou de côté. Utiliser des gameplay minimalistes demandent tout de même une certaine maitrise afin de ne pas perturber le peu d'action qu'a à effectuer le joueur. Or, ce n'est pas toujours le cas et certaines plans peuvent entrainer de l'incompréhension. Une frustration pourtant injustifiée puisque même si vous ratez vos scènes, l'aventure continuera exactement de la même manière. C'est exact, vous lisez bien, absolument aucune interaction ne change le cours de la séquence, à part quelques légères variations d'animation. Jodie se prendra un coup si vous ratez une esquive mais ne bouleversera pas l'ordre des scripts. Certaines séquences sont même cocasses puisque une course-poursuite avec quelques QTE (très légers, bien plus légers que Heavy Rain, rappelons le) n'offrira pas à l'héroïne, l'occasion de se faire capturer et ainsi proposer une voie alternative par exemple. Non non, le script prévu se déclenchera malgré tout, la jointure entre le ratage du joueur et l'avancé de la séquence sera matérialisé par une petite animation alternative, comme une chute, ou autre. La séquence ne peut être altérée. C'est bel et bien là que le problème se pose... Okay, on a compris que l'idée de faire vivre quelques QTE permettaient de dynamiser un peu la relation entre le joueur et son personnage mais non seulement ces interactions ont été allégées et simplifiées (oui oui on peut simplifier des QTE, celles de HR étaient bien pensées) donc moins bien pensées et moins gérés que HR mais surtout elles ne sont qu'illusoires... Heavy Rain était pourvu d'une multitude de séquences bien ajustables, avec une mise en scène finale pouvant fortement varier d'un joueur à un autre. Ici : rien. Rien de rien et pose un réel souci sur la notion d'interactivité puisque le joueur ne bousculera en rien l'avancée du jeu, les animations ou peu importe, il n'influe sur rien du tout. Il est par conséquent impossible de parler correctement d'interactivité, puisque cette interaction ne modifie rien du tout à la forme des scènes, leur enchainement, voir (soyons fous) une alternative scénaristique.

Le seul moment donnant l'illusion de contrôle est lorsque le joueur incarne Aiden déclenchable à chaque moment que le scénario l'ordonne ou que l'on passe en caméra libre. Vous incarnez donc un esprit, en vue subjective et allez pouvoir interagir avec quelques objets marqués d'un point bleu en poussant ou tirant vos joysticks, vous pourrez ainsi briser quelques éléments, ouvrir des portes, etc. Au fur et à mesure, on comprend qu'Aiden peut faire mieux que ça et on aura droit à quelques interactions sympathiques utilisant les deux joysticks. L'idée aurait pu être très intéressante si l'on avait développé un game design complet autour de cette habilité, c'est à dire ne pas se contenter de quelques interactions pré-établies par le scénario mais créer un but, avec un level-design adapté qui aurait permis de contraster avec le dirigisme voulu de la partie avec Jodie. Dans les cas où la caméra devient libre (oui les plans de caméra fixes n'existent plus dans Beyond, on passe avec une caméra classique à diriger avec le joystick droit, d'une maniabilité fortement rigide empêchant de tourner avec fluidité autour du personnage et donc pour le coup incompréhensible puisque savoir jouer avec différentes caméras faisait partie de la réflexion cinématographique de HR), Aiden peut ainsi surprendre des conversations si l'on s'autorise à appuyer sur triangle sans qu'on nous l'ordonne permettant au joueur de jouer au voyeur mais hélas ne pouvant pas interagir... Une logique bien difficile à comprendre qui frustre le potentiel de cette âme errante pouvant offrir un fort beau contraste ludique avec le dirigisme des QTE. Ce qui n'est hélas absolument pas exploité.

Maturité, tu m'as tué

Maintenant que nous avons établi que Beyond est non seulement l'antithèse parfaite de l'interaction mais aussi, et c'est plus gênant, un reniement de la cohérence qu'était Heavy Rain pour le troquer par une simplification abrutissante et mensongère de l'usage des QTE et de ses soit-disant alternatives possibles, nous pouvons nous intéresser à cette histoire.

Nous allons nous débuter par une citation d'Ellen Page, actrice principale de l'aventure : « I don't care if people like my character. I just want them to think about the movie's message. »

« Je m'en fiche si les gens aiment mon personnage. Je veux juste les faire réfléchir sur le message du film. » Message du film. Ce qui est sûr, c'est qu'elle n'a clairement pas dit ça pour promouvoir Beyond, car de message il n'y en a point. L'aventure ne sait jamais où se situer et touche à tout : de la science-fiction, du fantastique, un peu de guerre dans un pays fictif africain, un peu d'introspection... Okay, c'est la vie de Jodie et l'idée étant de jouer la carte de l'intimité de l'héroïne : ses peurs, ses joies, etc etc, bref. Mais derrière le synopsis rabâché un peu partout dans la presse oublie l'essentiel, nous ne sommes pas dans un portrait d'adolescent, un portrait de femme, un portrait humain, tant cette héroïne partage l'affiche dès le début avec une entité surnaturelle. A partir de là, le spectateur comprend très vite que l'attention sera portée sur le mystère qui entoure Aiden. Jodie passe sa vie enfermée, soit chez elle étant enfant, soit vivant comme un rat de laboratoire jusqu'à devenir soldat pour la CIA. Durant sa vie, on va ainsi la voire évoluée avec Aiden et petit à petit essayer de comprendre ce qu'il est, bien que ce ne soit pas l'intérêt premier. Le problème, pour faire simple, c'est que Beyond part dans tous les sens. Il manque de recul, il manque de parti-pris fort. Il va parler d'une jeunesse manquée de son héroïne, pour ensuite parler de son utilisation par le Gouvernement, pour ensuite découvrir le monde des morts... Quel message ? Aucun. Beyond n'est pas un travail autour de l'être, de l'humain ou sur la Mort, il est une histoire de divertissement, comme on en voit des milliers au Cinéma ou à la télévision : un cocktail d'action, d'explosion, de drame, un peu d'humour et une dose d'inexpliquée, toujours fort utile pour justifier des manques de cohérence ou ajouter du mysticisme stylisé. Non seulement c'est du divertissement basique mais il est surtout blindé d'incohérences et de clichés abominables et intolérables pour un projet si ambitieux.

Incohérent déjà par son montage. Le joueur va suivre Jodie à différents moments de sa vie, sans aucun lien entre eux, on débutera adulte, puis une scène enfant, puis ado, puis adulte, puis enfant, bref tout est mélangé comme un puzzle éclaté. Le scénariste va très probablement se justifier en expliquant que Jodie raconte son histoire en étant adulte et doit donc fouiller dans sa mémoire et ressortir des morceaux de souvenirs qui lui passent par la tête... Mais un metteur en scène, lui, n'oubliera pas de gérer impérativement un sens du rythme, du tempo et de jouer sur les tensions. Un metteur en scène sait aussi que des flashbacks et flashforwards ne sont pas des jouets et ça se gère. Ainsi, quand on voit Jodie abandonné en pleurant, sorti de nulle part (où l'on apprend la raison plus tard) après avoir joué à une scène de son quotidien adolescent, on ne peut pas dire que la dramaturgie soit pleinement bien mise en valeur... Comment le spectateur est censé être impacté par la vie de Jodie et par les scènes qu'elle vit si le metteur en scène ne joue pas avec les émotions du spectateur par son montage ? C'est la clé d'une bonne narration dans un film. Et cette clé, David Cage l'a paumé. Le montage nuit énormément à l'aventure, ce puzzle incohérent retire un maximum d'empathie possible pour l'héroïne. Jouer avec des bribes de souvenirs, ou jongler entre deux ou trois temps tout en maintenant un fil rouge (David Cage n'est définitivement pas Tarantino) aurait été au service de l'histoire (bien que simpliste) et donc du jeu. Là, c'est un sentiment de gâchis monumental de voir un montage si mal foutu. Si le montage est clairement l'élément qui démontre l'absence totale de parti-pris dans la réalisation de Cage, ses idées de mise en scène ou de punchlines, voir de scènes complètes pourront prêter à sourire. Voir une crise d'adolescente matérialisée par un look gothique sur une seule scène, voir une punchline de nanard « considérez ça comme ma démission » après un coup de poing en pleine face, la scène finale et son costume horriblement déjà-vu dans du Red Faction ou Mars : War Logs, le classique cri de désespoir les yeux en l'air caméra s'éloignant, etc. Tout ces petits éléments de rien du tout par rapport à la grosse dizaine d'heures de jeu brisent complètement le ton de l'aventure, mais aussi sa crédibilité. Si certains trouvaient à redire sur certains choix de mise en scène pour Heavy Rain, ici, aucun doute n'est permis sur le ridicule de ces choix. On ne peut pas spoiler mais, certains choix non pas de mise en scène mais d'approche scénaristique tombent totalement à plat avec beaucoup d'évènements cruciaux arrivant comme un cheveu sur la soupe filmés en 90 secondes, tandis qu'on va vous prendre 20 minutes pour quitter une chambre... En fait, Cage montre surtout à travers ce Beyond qu'il n'a pas le sens des priorités et le sens du rythme pour un long-métrage, d'où des éléments d'intenses dramaturgies pouvant être filmés bêtement sans aucun tact... Un peu moyen pour celui qui nous parle « d'émotion ».

L'expérience Ellen Page

Tout n'est pas à jeter dans Beyond. Et c'est ce qui fait le plus mal. Frustré, agacé, rageant même de voir Ellen Page et Willem Dafoe incarner avec justesse et professionnalisme leur personnage dans une histoire et montage aussi médiocre. C'est d'ailleurs pour ça que pas mal de scènes sont réussies. Notamment celles où l'environnement est calme, en gros plan ou lors d'un échange intime. Ces scènes qui mettent en avant l'intensité du jeu des acteurs. C'est naturel, avec des piques d'intensité très forts où Page nous étale quasiment tous les états émotionnels possibles : terrible angoisse, joie éphémère, tristesse profonde, culpabilité, esprit de revanche, insécurité, etc etc. Tout ça est d'une justesse troublante, notamment grâce aux grandes qualités techniques de Quantic Dream. La capture du jeu des acteurs est juste ce qu'il s'est fait de mieux aujourd'hui. Que ce soit dans l'animation faciale se devant de reproduire fidèlement une subtile pincée de lèvre, ou dans la qualité graphique pur, du teint de peau, de l'éclat des yeux noisettes de l'actrice, tout ça est merveilleux. L'actrice se matérialise réellement au travers du jeu rendant l'expérience excellemment crédible. C'est d'ailleurs tellement crédible que l'on est obligé de comparer le jeu à un film... Et hélas, les standards cinématographiques étant bien plus haut que le jeu vidéo, la claque, la déception et le sentiment de gâchis en est plus fort.

Certes, ce sont des enchainements de cinématiques rigides, donc cette grande qualité graphique est conditionnée par l'absence totale de liberté mais l'illusion de réalisme est très forte. Certaines scènes sont ainsi bien amenées malgré un ensemble ne volant pas bien haut : des moments de calme, longuement intenses, certaines poursuites sont réussies sous l'impulsion la musique, certes sans plus de réelle surprise, de Hans Zimmer, mais toujours diablement entrainantes et pesantes. La prouesse technologique et de performance est bien là. Quand Cage parle « d'émotion », il ne pense jamais à celle du spectateur (sinon on ne se serait pas tapé un tel montage) mais voilà, l'homme est dans le trip de réaliser, donner matière à des émotions virtuelles : ça passe par l'acting et la prouesse technologique pour l'immortaliser en 3D. Son défi est bien réussi si l'on s'en tient à ce petit bout de la lorgnette. Jodie pleure, Jodie rit, Jodie trouve un moment de repos, Jodie entre en contemplation, etc etc. Technologiquement, visuellement, voir cette Ellen Page virtuelle fait un véritable quelque chose au spectateur. Le fait de lui avoir donné l'illusion de jouer auprès d'elle pendant dix heures, aide aussi énormément en créant une empathie gagnée d'avance avec la version enfant de ce personnage. Une technique déjà utilisée par Naughty Dog sur The Last of Us et son intro qui reste en mémoire le long du jeu. D'un point de vue technologique et formelle, l'expérience est formidable. Impossible de le nier, impossible de nier que l'actrice a ici plus d'impact sur son spectateur que si elle avait été filmé avec plus de recul sur 2H de long-métrage... Néanmoins, au Cinéma, elle aurait servi une histoire, un message. Ici, elle ne sert qu'à faire passer un éventail d'émotions sans aucune cohésion. Pour sûr, que l'expérience a dû être extraordinaire à vivre du point de vue des acteurs. Pour sûr que voir cette « performance virtuelle » est impressionnant pour le joueur. Mais le joueur est peut être pas si « immature » que le pense Cage, il a tout de même besoin d'autre chose pour être stimulé : bonne histoire bien narrée ? Interactivité qui joint l'utile à l'agréable ? Bref, autre chose qu'une (très) bonne expérience d'acting.

Beyond ressemble à une création fantasmée et non une création maitrisée. Son histoire part dans tous les sens, enfile les clichés (et encore on vous a pas tout dit, vu que « la » révélation du jeu est juste d'une banalité affligeante), et par dessus le marché est tellement mal montée qu'elle empêche de mettre en valeur le formidable jeu d'acteur qui nous est proposé, notamment par l'héroïne incarnée par Ellen Page. Un montage qui se permet de dé-contextualiser la plupart des séquences et par conséquent d'en atténuer leur dramaturgie supposée. Le joueur ou spectateur ne vit pas franchement l'intense course-poursuite de Jodie ou de sa quête de vérité, quand bien même il y en aurait une, à cause d'un problème de tension narrative très mal gérée. On oubliera de suite toute la réflexion autour d'un gameplay empathique installé par Heavy Rain, troqué pour quelque chose d'ultra simplifiée n'influant même pas sur le reste de l'aventure. En fait, les maigres choix n'influent que vers la toute fin, sans être réellement bouleversant pour autant. Beyond n'est ainsi qu'un Heavy Rain-like bâclé, ultra linéaire, passif avec un scénario et une mise en scène de moindre qualité... Reste un superbe travail de performance d'acteur qui nous fait un mal de chien en voyant dans quelle purge ils se sont fourrés. M'enfin, ça a été une bonne expérience pour eux et on est bien heureux pour eux. Ça doit être ça, l'émotion dans le jeu : ressentir de l'empathie pour ses acteurs et être enragé de voir un tel gaspillage de talent.

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