Article publié sur Birganj, il y a ... pfiouuu plus d'un mois. Cette semaine, vous pourrez lire un article sur la notion d'indépendance.

Arrivé comme un cheveu sur la soupe sans grand bruit, a contrario des jeux passés sur Kickstarter, le jeu This War of Mine des polonais 11 Bit Studios, fondé par des anciens de CDProjekt, fait un carton grâce au bouche à oreille très efficace. Et pour cause, le coût de développement a été rentabilisé en seulement deux jours, et ce malgré un leak en ligne avant sa sortie officielle. On ira pas jusqu'à affirmer que ce leak a peut être apporté ce bouche à oreille impressionnant mais quoiqu'il en soit, voici un titre qui mérite son succès.

La guerre n'est pas un jeu

L'univers du jeu a beau se situer dans une région fictive en pleine guerre civile, les noms à consonance de l'ex-Yougoslavie ne trompent personne. Pawel Miechowski, le scénariste du jeu l'ayant aussi avoué, le jeu s'inspire du Siège de Sarajevo où l'armée et les rebelles nationalistes s'affrontèrent et détruisirent tout sur leur passage. Suite à plusieurs témoignages de survivants lu par voie de presse ou par Amnesty International, comme l'explique le développeur, l'angle du titre se situe du point des vue des victimes de guerre, les fameux dommages collatéraux. Survivre dans une ruine quand on peut prendre une balle perdue à tout moment, sans nourriture, sans soins, tel est le but de This War of Mine.

Comme Don't Starve de Klei Entertainment, le but est de survivre dans un monde hostile en craftant à partir d'objets en tout genre trouvés dans les décombres pour ainsi se nourrir, se soigner, parer aux agressions, etc. Mais là où Don't Starve n'avait aucun but car dans un monde fictif avec des personnages interchangeables, un monde procédural poussé à l'extrême où la chance entrait un peu trop en jeu et où le démarrage y était long, This War of Mine lui s'offre un background et une cohérence de jeu qui font une immense différence. Le jeu démarre avec trois personnages grossièrement modélisés mais humanisés par une photo de la personne en noir et blanc (qui sont en fait des développeurs) et un léger background qui explique comment ces gens se sont retrouvés piégés par les bombardements. Plus tard, les événements aléatoires vous feront rencontrer d'autres survivants, plus ou moins dans le besoin, comme Roman qui est arrivé blessé suite à sa désertion. Chaque personnage a une compétence particulière qui vous facilitera certaines tâches. Bruno, le cuisiner vous fera économiser du bois et de l'eau pour préparer à manger, Katia journaliste est meilleure marchande pour le troc, Roman est spécialisé en combat, etc. Le trio de départ va donc devoir se répartir les tâches à la survie, c’est à dire collecter et crafter. En effet, le jeu a beau avoir un propos dur et réaliste, il n'oublie pas d'être un jeu. Par conséquent, avec du bois, des « composants » et des éléments de « mécanique », on peut créer un collecteur d'eau de pluie, une gazinière, un pieu, un jardin ou une distillerie, etc. Chaque objet créé n'étant pas une fin en soit, il permettra de créer à son tour un élément nécessaire à la survie : récupérer l'eau pour cuire ses aliments, créer de l'alcool pour le troquer, cultiver des plantes pour faire des cigarettes et les troquer ou détendre certains personnages, etc. Les personnages auront régulièrement faim ou très faim. Le calcul est simple, un repas fait descendre d'un cran le niveau de malnutrition. Idem pour la stabilité mentale où avoir un fauteuil et des livres va aider à détendre, même si les événements dramatiques vont faire tomber les personnages dans la déprime jusqu'à la mélancolie où le personnage refusera d'obéir à vos ordres, se blottissant contre lui même. Il faudra leur parler pour les encourager et leur éviter de mettre fin à leurs jours. Le jeu amène une entraide permanente dans une ambiance de déprime morbide.

Même acculé, il faut savoir se gérer

Histoire de bien accentuer l'aspect survie, c'est à dire être livré à soit même, les développeurs ne s’embarrassent pas de tutoriel, le joueur tâtonnant à découvrir les mécaniques de jeu à cliquer sur des icônes parfaitement claires pour chaque action. D'un seul et unique clic, on collecte, on choisit les crafts pour amener toutes les chances de survie de notre côté, en ordonnant plusieurs choses à la fois switchant entre chaque personnage, sélectionnables par leur modèle ou leur photo dans le coin inférieur droit de l'écran. Le but du jeu ne sera pas de cliquer tout partout comme un imbécile mais savoir hiérarchiser ses besoins : nourriture, barricades, médicaments, chauffage, etc. Les divers matériaux étant rares et subiront sans cesse des pénuries un moment ou un autre. Pour récupérer du matériel et des vivres, il faudra alors s'aventurer la nuit dans divers endroits de la ville en choisissant quel personnage va collecter ses items selon le nombre d'éléments qu'il peut porter. Les deux autres pouvant soit dormir, soit monter la garde puisque les pilleurs viendront vous rendre visite régulièrement. Le collecteur va donc, toujours d'un clic, fouiller les endroits et récupérer du matériel privilégiant tel ou tel item, dans des maps en 2D à scrolling horizontal de plusieurs étages. Avant de choisir quel endroit visiter, il faudra passer sur une carte où les endroits à fouiller sont disponibles aléatoirement avec un rapide descriptif des lieux et de quel genre d'objets à récupérer. Seulement, tous les lieux ne sont pas sécurisés, l'armée peut rôder, ainsi que les miliciens, déserteurs ou rebelles. Parfois, ils toléreront votre présence si vous restez loin de leur piaule, souvent ils tireront à vue. Le but est donc de jouer de l'infiltration en cliquant sur l'icône « voir » à travers les portes avant de les ouvrir ou d'aller à certaines cachettes (des renfoncements de mur), mais c'est souvent très tendu. Vous aurez la possibilité de vous battre contre eux, si vous êtes armés : couteau, pied de biche, pelle pour du backstab pas toujours létal ou arme à feu planqué derrière un obstacle. Dans neuf cas sur dix, vous n'en sortirez pas indemne, et vous serez blessé, vous obligeant de vous soigner avec des bandages, très rares, donc très chers. Le joueur va instinctivement choisir la facilité puisqu'un personnage mourant est non seulement peu utile mais amoindrit les chances de survie. De plus, s'il périt sur le champs de bataille, vous perdrez ses objets (donc s'il avait pris un pied de biche pour forcer des verrous ou une pelle pour se débarrasser des décombres entravant les accès, vous la perdrez).

Mais c'est tout le dilemme du jeu, vous serez obligé, petit à petit, acculé par l'absence de provisions à prendre des risques. Pour couronner le tout, des zones peuvent devenir inaccessibles à cause des combats ou de la neige. Le joueur sera amené à aller dévaliser de pauvres retraités sans défense… S'il cède à la tentation, il y a de fortes chances qu'il le regrettera ensuite, la culpabilité du personnage l'étouffera ou un autre personnage en sera marqué au point de provoquer une violente dispute, entraînant ainsi des blessures, donc un affaiblissement du groupe. Ce genre de dilemme moral, comme celle de donner votre ultime médicament à des enfants toquant à votre porte ou non, est au cœur du jeu mais aussi au cœur du message sur les conséquences de la guerre, le mal et le bien n'ont plus de grandes différences. Refuser de braquer des gens sans défense et 5 jours plus tard, leur maison sera squattée par des miliciens armés, la question du « vaut mieux eux que moi ? » se pose alors. Il existe d'autres choix moraux, comme défendre une jeune femme agressée par un soldat… Est-ce que l'on profite que le garde regarde ailleurs pour dévaliser le coin ou est-ce que armé de son pied de biche (si on l'a pris… car on ne le prend pas toujours pour ainsi porter plus d'objets de cueillette) on défend la jeune femme ? (et récupérer l'arme à feu du soldat, un bien inestimable) Il existe donc des conséquences heureuses face à l'adversité mais qu'il faut la dompter avec parcimonie. Le joueur a aussi le loisir de gérer ses collectes comme bon lui semble. Exemple : après avoir récupérer une arme à feu (et des munitions), envoyer votre tireur faire le ménage à couvert, pour y retourner ensuite sans aucun obstacle. Évidement, c'est prendre de gros risques, car sans être « intelligents », les rondes des gardes sont totalement imprévisibles et être pris en tenaille n'est pas à exclure… This War of Mine est ainsi un monde de compromis, qui mis bout à bout vous mettront au dos du mur à faire des choix importants : privilégier le troc, la jouer sécuritaire, en être réduit à braquer des innocents, etc etc.

Le choix, c'est vous

Bien que modestement écrits, les quelques dialogues du jeu font sans cesse mouche, notamment par leur simplicité, sans effet dramatique écœurant. En deux lignes, voir un personnage culpabiliser, être meurtri par le décès d'un des siens, déprimer, accompagné par un système de photographie pour illustrer différents événements (blessures, agressions, morts) frappe le joueur car ce dernier est souvent responsable des choix des personnages. Croire que l'on va gagner le jeu en pillant une Église ou en dénonçant son voisin pour deux boites de thon pour s'apercevoir plus tard que la dépression du personnage a engagé une dynamique négative pour le groupe va frapper le joueur en pleine face. Il y aussi quelques injustices dans le jeu, comme ne plus pouvoir venir à l'hôpital pour avoir essayer d'ouvrir un placard, les gardes nous prenant pour des voleurs. Ce qui est dommage, c'est que tout le groupe en est interdit, pas le personnage concerné. La maladresse de l'un, commandé par le joueur, ayant nuit aux autres, puisque l’hôpital peut guérir gratuitement vos graves blessures. Le joueur est mis face à ses responsabilités. Le plus terrible étant, dos au mur, de devoir essayer des choses inespérées : piquer dans une milice dangereuse, voler aux plus démunis… Et ça finira bien souvent très mal. Ce qui est important ici, c'est que les développeurs ne poussent pas à faire le salaud, mais indiquent bien que c'est un choix possible que seul le joueur prendra, pour ainsi en découvrir les conséquences négatives. C'est puissant et tellement juste… On n'a pas envie de faire le fumier pour survivre, on n'en pas forcément besoin, mais poussé au désespoir, famine aidant, la boussole morale vacille. Par son gameplay, sans artifices, This War of Mine montre l'horreur de la guerre.

A la fois jeu vidéo de gestion et de survival très simple d'accès mais difficile par la rareté, les obstacles et l'aléatoire de l'environnement mais aussi et surtout gros message réaliste sur les difficultés du quotidien d'un pays en guerre (ça a beau s'inspirer de l'ex-Yougoslavie, ça fonctionne pour toutes les guerres d'aujourd'hui, comme la Syrie), This War of Mine combine les deux facettes d'un grand jeu : la forme et le fond. Il n'oublie pas qu'il est un jeu, qu'il pousse au « replay » car vide de sauvegarde (ce qui prévoit plusieurs heures de jeu d'une traite, on aurait donc aimé un concept de sauvegarde temporaire ou limitée pour éviter les cheats sans obliger le joueur à coller son nez des heures devant l'écran) et parcequ'il vous faudra plusieurs essais pour survivre jusqu'à la trêve entre les deux camps (évitons de révéler le jour exact de la fin, afin de conserver un peu d'appréhension in-game). Néanmoins, parce que le but du jeu est si grisant, parce que l'incertitude est présent à chaque partie, vous relancerez régulièrement le jeu. Pas plusieurs fois par jour ou même par mois, non. Mais plusieurs fois par an. Sans problèmes. Car le message passe avec une telle force et qu'il est si contemporain que ça doit d'être joué et rejoué. Surtout parce que le message passe par le gameplay. C'est en jouant que l'on comprend la teneur de nos actes et des difficultés que le joueur peut assimiler à la difficulté de survie. Certes, les choses comme le craft sont simplifiées par souci de game design, mais le réglage du jeu, en jouant sur le cours du troc aléatoire, les matériaux plus ou moins trouvables, la nourriture en accès difficile, le gel hivernal, va rendre quelque de simple terriblement compliqué. Voir ses personnages à l'agonie plusieurs jours durant en espérant tenir encore quelques jours est aussi émotionnellement intense pour le joueur qui peut très bien décidé de mettre fin à ses souffrances ou lui faire passer un maximum de nuits blanches pour éviter qu'il fasse une « bêtise ». C'est très fort. En deux lignes et une photo, le joueur accroche au personnage comme s'il avait corps et âme alors qu'en réalité, c'est juste le gameplay (et un peu de background réaliste) qui donne vie à cet abri délabré. Le patte graphique avec un filtre crayonné et des nuances de gris et ocres aide aussi à se plonger dans cette mélancolie, bien que le studio ait compris qu'il fallait bien plus qu'un effet de style graphique pour faire un bon jeu. Même s'il est court en soi, qu'il faut se réserver quelques heures d'une traite, qu'il n'y a pas énormément d’événements aléatoires différents, le jeu mérite un grand coup de chapeau pour sa parfaite correspondance entre le fond et la forme, son game design et son écriture. On ne l'oubliera pas.

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