Deuxième article de la sous-rubrique "Etude de Cas" initié avec The Stanley Parable, qui est juste un prétexte pour causer d'un jeu sortant des sentiers battus tout en extrapolant son apport créatif.

Avec sa tête de hippie défoncé au crack, Lucas Pope a le profil du défenseur « peace and love » qui sied bien à son jeu critique Papers, Please. Très probablement nourri au biberon à l'idéologie américaine de la Guerre Froide, l'homme qui a travaillé sur Uncharted et Uncharted 2 décide de tripper à fond dans ses expérimentations ludiques autour du totalitarisme, tel que The Republica Times, 6 Degrees of Sabotage ou le dernier accouché : Papers, Please. Après moult éloges de la presse, on va prendre notre temps pour voir si jouer à Papers, Please va bouleverser votre vision du monde de l'immigration. Après The Stanley Parable, voici notre seconde Etude de Cas.

Lectrices, lecteurs, joueuses, joueurs, il est temps d'allumer votre cerveau.

T0 : Papers, Please

Le thème de cette session sera « le sens des responsabilités », illustré par le jeu Papers, Please.

Le créateur définit son jeu, sur son site officiel, comme étant un « thriller documentaire dystopique ». Rien que ça. Outre le fait que ça ne veuille pas dire grand chose en l'état, ça explique surtout une ambition assez grande pour un jeu bien épuré. Le jeu fait incarner un contrôleur de l'immigration dans l'état fictif d'Arstotzka, qui par son iconographie à base de drapeaux rouges vifs, de costumes militaires bien taillés, sa typo carré imposante, ses décors gris, la consonance des noms et la grande proportion de moustachus rappellent évidement l'ex-URSS. Le jeu se déroule d'ailleurs en 1982, une période de la fin de la Guerre froide. Le joueur devient donc agent au poste-frontalier d'un pays qui ouvre tout juste ses portes après une guerre contre le voisin et devra vérifier les papiers des immigrants, qu'ils soient étrangers ou de nationalité arstotzkienne revenant de voyage. Avant d'être une leçon de morale, Papers, Please est avant tout un jeu. Un jeu très bien huilé avec des règles strictes et compréhensibles. Le joueur est dans la peau d'un fonctionnaire payé au prorata d'immigrés contrôlés, dont le salaire dépend du bien-être de sa famille. Une famille composée d'une femme, d'un enfant... et des sacrifiables belle-mère et oncle. Chaque membre a besoin de se chauffer et de manger (pourquoi l'oncle bosse pas, ce pique-assiette, on se le demande), ce qui équivaut à un coût. Ajoutons le coût du loyer, il faudra ainsi réussir à contrôler au moins 8 passeports dans une journée de 12H qui équivaut à environ 5-6 minutes pour vivre correctement. Pope maitrise indéniablement les ficelles du game design puisqu'il va instaurer les règles progressivement, jour après jour, histoire de ne pas paumer le joueur. Et quand bien même ce joueur ne tiendrait que 5-6 jours avant que sa famille meurt de faim, il n'aura qu'à recommencer en étant rôdé, tant le jeu se veut court et rejouable à l'infini. Le concept tout bête en apparence est ainsi de tamponner les passeport d'une « validation » ou d'un « refus ». Il faut ainsi comparer le nom entre le passeport et la pièce d'identité, leur numéro, si le visage colle à la photo, si la ville correspond à l'état cité...

Puis, petit à petit, les choses se corsent, en douceur, il faut vérifier leur poids pour éviter la contre-bande, en les faisant passer au scanner, leur taille en vérifiant leur identité par empreintes digitales (où tout le monde est fiché, soit dit en passant), le sceau sur les papiers officiels peuvent aussi être faux, etc etc. Si une anomalie est découverte, il faut entrer dans un mode « inspection » en cliquant sur deux éléments contradictoires puis interroger l'immigrant, vous donnant l'élément réponse finale pour décider de votre tampon. Là où l'idée est plutôt bonne, c'est que vous n'avez droit qu'à deux erreurs, la troisième étant synonyme de pénalité pécuniaire, mettant ainsi en péril la santé de votre famille. Pas d'argent, pas de chauffage, pas de bouffe... Plus de famille, game over. Game over étant quelque peu exagéré puisqu'il y a 20 fins (dont beaucoup de doublons) qui bouclent de façon prématurée ou non votre carrière de fonctionnaire interchangeable dont la courte durée de vie et les checkpoints journaliers vous permettent de recharger la partie là où vous le souhaitez. Mais tout de même, le but étant d'arriver le plus loin possible, soit la dernière journée du jeu, le 24 décembre (il débute le 24 novembre), donc les pénalités se doivent d'être évitées par le joueur pour qu'il arrive au bout. A la frontière entre la nécessité scénaristique de ne pas rater de contrôle et la nécessité ludique d'aller au bout, le joueur est donc dans l'obligation de faire son « travail » correctement. Ce travail de « roliste » un peu abrupte est renforcé avec le plan de travail du joueur où il n'a pas la place suffisante pour aligner les papiers à analyser. Le joueur se surprend ainsi à trouver sa petite combine, son petit train-train à classer ses papiers pour être le plus efficace et le plus rapide possible...

Papers, Please étant avant tout un jeu, un mode « endless » qui consiste à jouer le plus longtemps possible avant de recevoir une pénalité ou en time attack, est déblocable par un code unique. Mais c'est aussi une « histoire » comme le mode « story » l'indique parfaitement. Nous sommes dans une fiction assez primaire et naïve où l'Etat totalitaire qui vous engage est victime de la rébellion d'un groupe appelé Ezic. Si vous les aidez dans les 4 missions qu'il vous engage (échanger des passeports, tirer sur un immigrant, etc) ils participeront au renversement du pouvoir. Mais c'est assez flou car il suffit que vous les aidiez une fois pour que vous soyez le collimateur de vos supérieurs, mettant en péril votre vie. Au final, le joueur est pris entre deux feux et l'incertitude vous conduira très probablement aux fers. Le jeu vous incite insidieusement à être à 100% fidèle à votre nation puisque seule la fin où vous ne travaillez pas pour les rebelles vous donnera accès au code du mode « endless ». Néanmoins, ce n'est pas comme s'il y avait une « vraie » fin. L'idée est d'offrir une expérience humaine où la vie de votre famille devient votre but premier (puisque sans thune (sans points tel un score), vous perdez votre famille (votre partie)), puis vous laisser ou non guider par la justice rebelle en collaborant avec « l'ennemi » ou profiter de vos deux avertissements sans amende pour aider les deux-trois immigrants scriptés vous suppliant de les aider ou jouer le gros bâtard à cliquer sur le bouton « détention » pour chaque papier falsifié en échange de bonus financier... Bref, une sorte de remise en question de notre boussole morale sur fond de critique sociale. Du moins, c'est la théorie.

T1 : le sens des responsabilités

Évidement, même si cette fiction se déroule dans un pays et une époque passés, la thématique de l'immigration est toujours bien ancrée dans l'actualité occidentale. Un sujet assez délicat par ailleurs et qui résonne dans nos oreilles comme un balancier jouant entre la morale et la loi. Papers, Please tente de jouer sur cette boussole morale par moments. Entre tout un tas de passants générés aléatoirement avec des phrases bateaux, une paire d'immigrants spécifiquement scriptés essaiera de vous faire les yeux doux, comme laisser passer un couple dont seul le mari est en règle, ou un père qui cherche à se venger d'un serial-killer immigrant... Des exemples chocs, des exemples larmoyants... Les plus cyniques diront des scènes démagogiques. Si l'analogie entre le travail aliénant dans un pays totalitaire et la mécanique répétitive du gameplay où le joueur essayant de ne pas perdre ou de surpasser son score est sacrément bien vu, c'est bien tout le parti-pris moral et critique, sans une once de subtilité, qui gêne. Si les sujets d'actualité vendeurs sont très souvent liés à l'immigration, ce n'est pas rien : elles sont propices à un lot de bons sentiments, d'injustice, de mise à l'épreuve du gouvernement en place, de dérapages en tout genre... Un show que les medias ne perdent pas une miette avec des jolies mises en scène textuelles ou picturales où l'on oublie la moitié des faits et antécédents des différents parties, oubliant le contexte social et légal en cours... Soit un bon gros bordel juridique et moral qui fait dérailler la populace. Papers, Please joue exactement sur la même corde émotionnelle que ces Une de journaux. Les scripts d'immigrants en difficulté sont souvent extrêmes, parfois caricaturaux que seules les plus sensibles se sentiront touchés par ces personnes déroutées face à une administration stricte dont vous avez le pouvoir de déroger aux règles. Là où c'est intéressant, c'est que l'aventure est parfois ponctuée de journées interrompues par des attaques terroristes en provenance de votre propre camps. Et plus ces évènements se répètent, plus la joueur va voir cette idée malsaine effleurer son esprit : et si j'avais laissé passer ce terroriste malgré les règles ? Le scénario du jeu va dans ce sens, puisque plus on avance, plus les contrôles sont strictes, avec confiscation de passeport pour les locaux, finissant sans aucune distinction. Néanmoins, ce questionnement sur son sens des responsabilités est vite oubliée puisque le joueur n'influe pas sur ces scripts, le scénario est écrit de telle sorte à égratigner l'image d'un contrôle totalitaire.

Le problème étant, quel est l'intérêt de concevoir une critique sur une politique d'immigration de l'ex-URSS des années 80, aujourd'hui ? Ne serait-il pas plus pertinent, si l'on veut pointer du doigt les pratiques des postes frontaliers, de s'attaquer à l'immigration d'aujourd'hui ? S'intéresser aux pratiques de la frontière americano-mexicaine, par exemple ? Concevoir une image clichée de l'ex-URSS en orientant un pamphlet sur le totalitarisme soviétique (ce qui n'était pas vraiment le cas avec Gorbatchev au pouvoir des années 80 - date du jeu -, par ailleurs) est une technique bien facile et surtout sans once d'audace. Accumuler les témoignages larmoyants d'immigrants fictifs à une image totalement dépassée du bloc soviétique en guise de décors n'impacte certainement pas autant le joueur qui a deux pas de recul. Un peu comme le lecteur qui s'emballe devant les jolies histoires truffées de blancs des journaux, le joueur de Paper, Please va se laisser guidé dans une critique sociale enfantine prenant source de ses cours d'histoire collégiales... Transposer la question d'immigration sur un pays occidental, aujourd'hui, aurait été clairement plus pertinent vis à vis du public qu'une caricature soviétique d'un autre âge. Cette vision manichéenne et légèrement matinée de propagande d'époque de la Guerre Froide est du même goût douteux que le patriotisme dégoulinant et pointé du doigt des derniers Call of Duty. En remettant le contexte chronologique de Papers, Please, le malaise d'une vision orientée issue d'une éducation basée sur les « cocos moustachus d'après-guerre » enrobé de bons sentiments dignes d'une Une décomplexée de Libé, atteint le joueur.

Pourquoi un tel cynisme, pourquoi un tel mépris pour la veuve et l'orphelin immigrant ? Sommes nous des stalinistes en puissance (point Godwin check) ? Pourquoi contredire cette idée commune que Papers, Please est une critique pertinente sur les contrôles migratoires totalitaires ? C'est là que le papier « Eude de Cas » se justifie. Sommes nous vraiment en train de parler jeu vidéo quand on commence à interpréter Papers, Please ? Nope ! On dérive sur un sujet glissant qui peut très vite partir en couilles à la moindre contrariété. Le fait que l'on remette en question Papers, Please, par l'absence de pertinence du choix soviétique qui n'existe plus, amenuise totalement l'impact d'un questionnement sur la responsabilité du contrôle des frontières. Pourquoi questionner une problématique contemporaine avec un état fictif totalitaire qui n'est plus ? Ça n'a aucun sens à part nous plonger dans un point Godwin non pas de nazillon mais de coco, ce qui revient au même. C'est le degré zéro de la critique. L'idée commune que « les états totalitaires, ça craint » n'apporte rien de bien neuf, d'autant qu'elle fait partie de notre éducation occidentale. Le fait que « l'immigration, c'est compliqué », non plus tant on en bouffe tous les jours. Outre l'incompatibilité de ces deux thématiques, c'est paradoxalement sa mise en forme ludique qui nous fait prendre du recul sur ce flot de bons sentiments. Le paradoxe étant que l'aliénation par le travail est parfaitement représenté en jeu par sa répétitivité et l'obligation pour le joueur d'être pointilleux, ainsi que son décors pixelisé froid et minimaliste (et lui aussi répétitive dans ses animations et la génération aléatoire des visages), et ses voix robotiques dénué de toute humanité. Ludiquement parlant, le jeu est si bon qu'il devient un challenge pour le joueur, renforcé par l'ajout du mode endless. Parce que le game design du jeu est si limpide, si justifié mais aussi parce que sa mise en forme ne fait que rappeler sa nature de « jeu », le joueur ne va pas ressentir de l'empathie pour un tas de pixels qui tournent en boucle... A moins de surinterpréter la chose, le gameplay si huilé vous plonge dans un jeu vidéo. Rien de plus. Et tel votre communiste aliéné par le boulot, vous serez plongé dans votre jeu ne lisant même pas les paroles de votre interlocuteur. La facilité du jeu est aussi bien aidée, puisqu'avec deux fautes tolérées, il est largement possible de passer outre une ou deux vérifications longues à rechercher (comme l'exactitude de la ville ou justement faire correspondre les propos avec les papiers). Le game design prend le dessus sur cette esquisse de critique aux ficelles bien grosses et caricaturales.

Conclusion

Il ne s'agit pas ici d'enfoncer un jeu gratuitement. L'idée était ambitieuse mais son propos bien scolaire. Si on louera un game design cohérent et justifié et paradoxalement prenant dans l'ennui (censé en théorie provoquer le malaise), le message qu'il envoie est d'une simplicité moralisatrice aberrante, n'effleurant que vaguement toute la délicatesse d'un tel sujet bien évitée par la mise en contexte d'un totalitarisme dépassé et cliché. Le même en inversant les rôles, et le jeu vidéo serait devenu un outil de propagande de la Guerre froide... On ne peut pas cautionner ça. Le fait d'être en 2013 n'excuse pas cette simplification du propos à faire adhérer un public déjà acquis à sa cause. Jouer sur la morale du joueur et de son sens des responsabilités est quelque chose qui n'a pas encore été très exploité en jeux vidéo pour la simple et bonne raison que l'on pense encore en terme de « jeu », donc de victoire ou de défaite, de bien ou de mal. Un jeu comme The Witcher joue clairement cette carte avec son personnage d'une neutralité impartiale jusqu'à devoir faire des choix servant sa cause, le joueur décidant s'il privilégie le pragmatisme à la morale dans un univers très politisé. La difficulté étant ensuite technique : faire des jeux où l'on réussit à calculer une multitude de conséquences non-binaires, brisant le principe de bon ou mauvais (comme un Mass Effect terminant sur une note manichéenne insupportable). C'est toute la difficulté de jouer sur la corde « humaine » qui est par nature incertaine et aléatoire. Or, réussir à incorporer des scripts pertinents en ce sens est aujourd'hui pratiquement impossible au vu de la multitude de calculs et de probabilités à fournir. En effet, que ce soit The Witcher ou sa suite, leur construction reste rigide, le premier ayant des missions et une fin identiques, le second étant construit sur deux routes principales (système binaire) avec les mêmes quêtes. Jouer sur la responsabilité du joueur implique forcément une connotation humaine importante pour l'impacter et il est très difficile de se débarrasser des codes de son game design ou de la nature même d'un script (de papier ou de code).

Dans un autre genre, Telltale avait tout misé sur le scénario et la mise en scène pour pousser le joueur à choisir entre son sens moral (Clementine) et son sens pragmatique (quitte à sacrifier des personnages) dans les situations critiques. Les sentiments étaient forts et étaient la clé de la réussite du jeu. Un contre-exemple de jeu qui est très rigide (puisque le fil rouge scénaristique est identique et le jeu dirigiste) mais par des astuces de mise en scène subtiles plongeait le joueur à voir ou revoir son sens des responsabilités face à votre enfant qui crève la dalle ou voler la nourriture d'une famille condamnée, par exemple. Une thématique proche du libre-arbitre mais ici dans l'optique de la contrainte, dos au mur, la voie de la moralité ou du pragmatisme dépendant de votre avancée dans le jeu, soit de votre survie. Mais pour ça, il faut que le joueur soit réellement impacté et ne pas se contenter d'un vulgaire choix noir ou blanc sans réelle conséquence comme ce Papers, Please ou dans un autre genre, un Bioshock et son concept de Little Sisters à sacrifier ou à sauver qui dans les deux cas ne changera rien à l'avancée scénaristique de votre jeu, si ce n'est une vidéo de fin ratée des plus succinctes. Bref, traiter de la morale efficacement dans un jeu vidéo, ce n'est pas encore pour aujourd'hui. Mais peut être demain avec une next-gen où sa puissance de calcul pourrait servir à afficher des évènements moins binaires.

(Re)lire l'article, mis en page, sur PG Birganj, en rubrique "Points de vue".