Interview initialement publié le 30/03/2010 sur Numericity.fr

 

Laurent Jardin, alias Camite sur la toile, est connu pour son activité rédactionnelle sur le site Gamatomic ou pour sa contribution à deux numéros des Cahiers du Jeu Vidéo aux éditions Pix'N Love (et de prochaines contributions à venir pour les prochains numéros !), ainsi que quelques papiers sur son ancien blogue. L'autre activité de Camite, c'est celle de traducteur de jeux vidéo Anglais/Français, une occasion pour nous de lui poser quelques questions au sujet de son métier. Nous le remercions chaleureusement de nous accorder cette interview. Place à l'avalanche de questions !

 

1/ Comment es-tu devenu traducteur Anglais/Français ? Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur ton parcours ? Est-il classique ou atypique ?
C'est une succession d'opportunités. J'ai fait des études de lettres puis une école de journalisme, et au bout de six mois sans trouver de travail dans la presse je suis tombé sur une offre d'Electronic Arts pour faire du test. L'annonce était rédigée sur un ton un peu humoristique et j'ai écrit une lettre de motivation dans le même style, je ne sais pas si c'est ce qui a marché mais j'ai été pris. C'était pour tester le jeu Batman Begins que je n'ai finalement jamais touché... J'ai bossé deux ans comme ça puis EA a décidé de délocaliser ses activités de test à Madrid. Ça ne me disait rien pour diverses raisons, j'ai donc postulé pour un poste de coordinateur en France. Je n'ai pas été pris mais la personne qui m'a fait passer l'entretien a pensé que je ferais un bon traducteur.

 

2/ Devenir traducteur de jeux vidéo nécessite-t-il une formation, pour acquérir un vocabulaire spécifique ? Des contraintes sont-elles liées comme l'espace disponible pour traduire une phrase ?
Il y a des traducteurs de formation qui n'ont jamais touché un jeu de leur vie mais qui font quand même de la traduction de jeux vidéo. Ça donne parfois des trucs rigolos d'ailleurs. Et à l'inverse, je n'ai pas de formation de traducteur mais je travaille là-dedans. C'est comme dans le journalisme, ce n'est pas le diplôme qui fait le journaliste. Pour ce qui est de traduire des jeux, c'est évidemment mieux de connaître un minimum le domaine. Personnellement je n'aime pas jouer aux FPS mais quand je me retrouve à travailler sur Battlefield, je dois quand même arriver à repérer les notions, les expressions propres au genre. Un autre aspect important se trouve au niveau des terminologies officielles des différents constructeurs. Le « stick » doit s'appeler « joystick » sur la manette PlayStation3 et « stick analogique » sur celle de la 360. De même, tu appuies sur des « boutons » sur Nintendo DS et sur des « touches » sur PSP. Ça peut paraître de l'ordre de la nuance mais c'est le genre d'erreur qui peut bloquer la sortie d'un jeu sur un territoire. Enfin, pour ce qui est des contraintes, il y a celles qu'on trouve au cinéma ou à la télé pour les dialogues, où c'est à la syllabe près, enfin pas pour tous les éditeurs apparemment, et celles des textes écran. Là, on a généralement une marge par rapport à l'anglais qui est une langue très directe mais après tout dépend de l'interface, surtout concernant les jeux sur téléphones portables.

 

3/ Tu insistes souvent sur le fait que tu ne travailles pas chez EA, mais avec EA. Comment fonctionne le travail quand on est traducteur indépendant dans cette société et quel est ton statut ? Des différences existent-elles avec d'autres sociétés ?
Certains éditeurs ont des traducteurs employés en interne. EA travaille avec des indépendants, d'autres passent uniquement par des agences de traduction... J'ai une certaine liberté quant à la gestion de mon travail, je peux bosser avec dix boîtes différentes si ça me chante. La contrepartie, c'est que je n'ai pas un salaire qui tombe automatiquement à la fin de chaque mois. Cela dit, à l'heure actuelle, un CDI n'est pas forcément une garantie dans l'industrie du jeu.

 

4/ Au niveau de ton travail concret : Comment traduis-tu un jeu vidéo ? La traduction commence-t-elle pendant le développement ? Peux-tu jouer au jeu pour mieux en saisir le contexte ? Reçois-tu un dossier à traduire ?
Sans rentrer dans les détails techniques, on travaille sur des bases de textes. Les sorties se font de plus en plus au niveau mondial, avec très peu de décalage d'un continent à l'autre. Au niveau de la traduction, ça implique évidemment très peu de recul par rapport au jeu. Il m'est arrivé de jouer avant ou pendant la traduction mais à des versions loin d'être définitives, avec un ou deux niveaux opérationnels sur une dizaine, des bugs, des textures ou cinématiques présentées comme provisoires... ça n'aide pas vraiment. Heureusement, sur certains projets, les studios de développement fournissent de la documentation en amont, sur le scénario, les personnages, les commandes... Généralement il faut attendre que le jeu soit à peu près fini pour commencer le travail, histoire de ne pas traduire des tonnes de textes qui seraient finalement retirés après un changement de design. On est clairement plus dans la finition que dans le développement proprement dit. Bien sûr, certains jeux ont un processus différent : difficile d'invoquer un manque de contexte ou d'explication quand tu traduis Final Fantasy VI ou Chrono Trigger plus de dix ans après leur sortie en anglais.

 

5/ Nous imaginons qu'une traduction doit être réalisée dans un certain délai... As-tu toujours le temps nécessaire pour réaliser de bonnes traductions ? Est-ce un travail sujet au stress ?
Là encore, il n'y a pas de planning type et j'aurais tendance à te dire qu'il n'y a jamais assez de temps. À quel moment peut-on dire qu'une traduction est « bonne » ? On peut toujours améliorer, peaufiner, sauf qu'on n'est pas là pour faire de la littérature, c'est la logique industrielle ou marketing qui prime. Ce n'est pas une critique hein, je suis le premier à me méfier quand on parle du « jeu vidéo en tant qu'Art ». Mais la qualité demande du temps, certains studios en sont conscients, d'autres moins. D'une manière générale il y a quand même un certain « confort » pour les traductions de script audio. Enregistrer des voix localisées coûte cher, donc le droit à l'erreur est très mince.

 

6/ Peux-tu nous faire un petit tour d'horizon de jeux auxquels tu as participé en tant que traducteur?
Quand tu débutes, tu n'es pas vraiment en position de choisir donc j'ai pris ce qui se présentait, des trucs complètement oubliables comme Ninja Reflex... J'ai quand même dit que j'étais intéressé par Dead Space et Mirror's Edge, à une époque où on en savait encore très peu sur ces projets. Je dois être le seul traducteur à l'avoir fait puisqu'on me les a confiés sans discuter ! Ensuite, j'ai travaillé sur Henry Hatsworth, Dead Space Extraction, MySims Agents, Dante's Inferno... J'ai aussi donné un coup de main sur Far Cry 2 et des jeux casual sur DS. Je n'ai pas encore joué à Dante's Inferno mais la VF dont je suis le plus satisfait à ce jour est celle de Dead Space. La plupart de mes choix ont été respectés donc la VF a bien la couleur que je voulais lui donner. Et surtout le doublage des voix est très très bon, largement au niveau de la VO.

 

7/ Est-ce que traduire des jeux en développement change ton regard sur celui-ci quand tu es amené à écrire sur eux dans tes activités rédactionnelles ? Ou restes-tu impitoyable ?
Dans le cadre d'un site de tests comme Gamatomic, c'est très simple : je ne teste pas les jeux auxquels j'ai participé. Je peux en parler sur des forums ou des blogs mais ça reste un avis personnel, présenté comme tel sans autre prétention. Après, si tu fais référence à l'article sur Mirror's Edge dans Les Cahiers du Jeu Vidéo, c'est une autre démarche. J'ai travaillé sur le jeu mais je l'ai surtout pratiqué en détails après sa sortie, j'en ai donc une vision particulière qui, j'espère, peut être intéressante. Il faut dire aussi qu'avant de m'intéresser comme traducteur, des jeux comme Mirror's Edge ou Dead Space m'excitent en tant que joueur, donc je ne vais pas m'excuser de les aimer à l'arrivée, même si je reste conscient des défauts qu'ils peuvent avoir. L'extension de Mirror's Edge, par exemple, c'est juste imbuvable. Maintenant, si tu parles des traductions, je pense que je suis plus sévère que n'importe qui sur mon travail, vu qu'au moment de jouer au produit fini je fais attention à des tas de détails qui passent sans doute complètement au dessus de la tête du joueur lambda.

 

8/ Terminons cette interview par deux petites questions ouvertes moins en rapport avec ton activité : que penses-tu du jeu vidéo aujourd'hui ? As-tu envie de nous conseiller/défendre un jeu et pourquoi ?
Merci de me poser cette question. Depuis quelques mois, il y a des discussions ahurissantes sur les forums ou les blogs. On parle de crépuscule du gamer, du casual qui serait en train de tuer les « vrais » jeux vidéo... Ce que je vois, c'est qu'il n'y a jamais eu autant de variété, autant de jeux incroyables qui sortent, tout le temps. Alors le mec qui t'explique pendant des heures que tel studio est mort et qu'il n'y a plus de gameplay dans les jeux, c'est juste qu'il n'aime plus les jeux vidéo et qu'il est libre de faire autre chose de sa vie. Personnellement, je suis bien content de pouvoir terminer des grosses productions comme Batman Arkham Asylum ou Assassin's Creed II sans me taper des écrans de game over toutes les cinq minutes. Bien sûr, ça me désole aussi de voir des jeux de guerre s'écouler par millions pendant que des jeux hyper audacieux se plantent parce que « y a pas de multijoueur » ou « la durée de vie est trop courte ». Justement, pour répondre à ta question, il faut absolument jouer à Shattered Memories, le Silent Hill conçu pour la Wii. Ce jeu m'a profondément troublé, à un point que je n'avais sans doute jamais ressenti devant un jeu. C'est difficile d'en parler sans gâcher les surprises qui en font l'intérêt, et si on se la joue Gamekult en décortiquant le truc cliniquement, on peut lui trouver plein de défauts. Mais l'expérience globale est tellement forte... C'est ce qui importe à la fin : les souvenirs marquants, pas le nombre de bugs.

Merci beaucoup !

 

Numerimaniac (Alexis)