Quitte à écrire un peu de banalités, nous pouvons dire qu'aujourd'hui, les jeux progressent énormément sur les histoires et les émotions qu'ils veulent nous transmettre. Ils rentrent généralement en confrontation avec les institutions qu'ils ont créées il y a des dizaines d'années et qui étaient acceptées par le joueur. Aujourd'hui, le jeu se veut crédible. Ainsi, beaucoup d'efforts sont réalisés, avec plus ou moins de réussite, pour donner au joueur non pas juste un game design irréprochable, mais plus une « expérience », qui elle recouvre ou entrecroise différents domaines. Et pourtant, on critique souvent ces jeux pour la faiblesse de leur démarche. GTAIV par exemple constitue un bon cas de confrontation entre nature profonde du jeu et propos tenu... Bioshock essaie de créer un jeu total mais se bute lui aussi, malgré de jolies performances, à des incongruités qui nous sautent aux yeux... Heavy Rain veut à ce point nous faire vivre un thriller qu'il va jusqu'à changer le gameplay dans son héritage le plus lourd pour tenter de créer une expérience interactive qui irait précisément soutenir l'histoire. Et pourtant, si les scénarios se généralisent, c'est précisément que mes plus grandes histoires de joueur ont été vécues dans des jeux qui n'en possédaient pas.

 

Un jour, ma mère me sortit de ma rêverie au détour d'une phrase qui devait ressembler à celle-ci : « tu arrives à rester devant cet écran statique toute la journée? » m'avait-elle lancé, en regardant l'écran de Civilization II que je pratiquais à l'époque sur PlayStation. La version avait été portée bon gré mal gré, avec des graphismes grossiers, une interface peu pratique à la manette, des temps de chargements d'une longueur ahurissante et surtout, une musique qui au bout de quelques minutes ressemblait à une torture tout en fichiers MIDI.
Elle avait raison. Comment arrivais-je à rester devant cet écran, muet pour sauvegarder mes oreilles, toute la journée ? C'est que je vivais une formidable histoire, celle de ma civilisation. Je projetais mon imaginaire et je vivais avec ce jeu les plus folles aventures, je vous l'assure. Un pays voisin venait de découvrir l'arme atomique, ou un pays m'inquiétait par sa puissance maritime. Je devais partir en guerre mais j'étais inquiet contre les répercussions sur ma population. Mon passage à un état démocratique s'était soldé par une flambée des violences avec de nombreuses manifestations dans de grandes villes qui empêchaient la production de nouvelles infrastructures. Mes réserves d'or fondaient comme neige au soleil, je menais des négociations pour m'allier à un pays et en contrer un plus grand, je travaillais à rallier avec plus de facilité les extrémités de mon territoire en faisant progresser les voies ferrés.
Voilà tout ce qui s'agitait et prenait vie pour moi... tout ce que je voyais derrière les gros pixels qu'affichaient l'écran. Il m'arrivait même de partager mon expérience avec des amis et nous nous racontions tous les aventures incroyables que je vivais. Je me souviens encore très distinctement - et ce n'est pas le cas de tous les jeux à scénario - des histoires que j'ai vécues. Mon bras de fer avec les Indiens, ma guerre thermonucléaire avec la Russie constituent des souvenirs impérissables, tout comme ma surprise devant l'incroyable résistance des Romains ou ma conquête puis l'extermination des Espagnols.

Autre type de jeu sans histoires mais qui m'a fait vivre de grandes heures d'aventures palpitantes : Gran Turismo 2. Et plus précisément, les courses d'endurance. Il faut bien dire que passer des heures à tourner en rond avec quelques concurrents est une formidable matière pour se créer des histoires devant, il faut bien l'avouer, un certain ennui. Ainsi, dès qu'une voiture me faisait une touchette, je m'imaginais un pilote qui essayait de se venger de moi depuis une certaine course dont je n'avais pas souvenir. J'imaginais les commentateurs expliquer ma sortie de route ou une passe d'arme tout en finesse. J'entendais les directeurs d'écurie me contacter par radio me disant qu'il était préférable de faire un tour à l'écurie deux tours plus tôt pour éviter d'être par la suite rattrapé par mon concurrent avant la fin de la longue et épuisante épreuve.
D'ailleurs, aujourd'hui, les jeux de course essaient de plus en plus de créer des histoires. Après des épisodes à scénario linéaire (avec cinématiques, personnages etc.) de la série Toca Race Driver, le nouvel épisode, Race Driver GRID revenait à une forme un peu plus en retrait pour laisser au joueur vivre son histoire comme il le souhaite. On peut créer son écurie et choisir ses couleurs, embaucher des copilotes qui vous parlent en pleine action, écouter un chef d'écurie qui vous tient au courant de la situation de course. Tout y est pour s'imaginer son propre Jour de Tonnerre. Pourtant, et c'est la faiblesse que nous avons pointé dans notre Focus à son propos, le jeu s'arrange pour faire vivre au joueur l'histoire que les développeurs ont voulu pour lui, même en lui donnant l'impression qu'il est maître de son destin. Ainsi, en ayant l'impression de vivre la même histoire que tout le monde, nos gloires ont un goût amer, identiques à celles des autres joueurs. De ce point de vue, V-Rally 3 est sans doute plus réussi, puisqu'il sait donner suffisamment d'information pour donner au joueur de vivre son histoire sans en lui imposer. Ainsi, chaque nouvelle saison de Rallye peut-être une remise en question de son statut de leader ou de son appartenance à une écurie. Le A cœur ouvert qui lui est consacré relate une histoire vraie que j'ai eu l'impression de vivre au plus profond de mon être. De cette façon, le jeu maintient une pression sur le joueur et lui demande un mental hors pair, le chronomètre étant notre seule vérité. Et la saison que j'y raconte est véritablement l'un de mes plus grands souvenirs de jeu.

Enfin, plus récemment, c'est dans le jeu Pirates ! (auquel nous attribuons aussi un A cœur ouvert, décidément !) que j'ai téléchargé dans les jeux de la première Xbox disponibles sur le Live que j'ai pu à nouveau ressentir cette impression d'écrire au jour le jour une aventure palpitante d'un jeune capitaine jusqu'à un certain âge (l'âge de votre retraite et la condition de votre vie après la mer est définie par vos actes !). Aller papillonner avec l'une ou l'autre fille d'un gouverneur duquel j'avais choisi d'entretenir de bonnes relations diplomatiques, trahir une promesse envers un royaume, aider un monastère, semer la zizanie chez les Anglais, monter en grade, constituer une flotte, découvrir des trésors et éliminer tous mes rivaux portant le drapeau noir dans la mer des Caraïbes ou simplement aider une serveuse de taverne à repousser les avances insistantes d'un capitaine de gardes : un quotidien haletant digne d'un roman de cape et d'épée !

En voilà, de fabuleuses aventures ! Elles aident mon imaginaire à s'appuyer sur le jeu comme sur un tremplin. Parfois, il suffit d'en donner assez, généralement une toile de fond, puis de laisser le joueur faire le reste. Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie d'un type de jeu, mais d'insister avant tout sur le fait que le jeu vidéo reste encore aujourd'hui une relation individuelle à son écran et que vivre en conséquence une expérience individualisée, une histoire qui s'écrit à chaque instant, est aussi l'une des spécificités les plus intéressantes de ce média. Bien sûr qu'il existe de grandes histoires du jeu vidéo auxquelles nous restons attachés. Mais lorsque je tente de me souvenir des formidables épopées que j'ai pu vivre, je me suis étonné de voir qu'elles avaient eu lieu dans des jeux qui a priori, n'étaient pas là pour m'en raconter une.

 

Numerimaniac

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