Shenmue est un jeu développé par Sega avec pour maître d'œuvre Yu Suzuki. Désigné par le nom de F.R.E.E. (acronyme pour Full Reactive Eyes Entertainment), Shenmue a su créer un précédant dans le free-roaming[1] balbutiant. Premier volet d'une saga sans doute à jamais tronquée (la saga compte deux épisodes), le premier chapitre a cette particularité de se dérouler dans la ville du personnage principal Ryo Hazuki, à Yokosuka, au Japon. De cette liberté et de ce lieu familier, le jeu tisse un rapport à l'environnement plutôt rare dans le monde du jeu vidéo : créer un chez soi.

 

Vie en société, vie banale

Contrairement aux (très) nombreux jeux sandbox[2] tels que GTA, Le Parrain (voire la série Driver ou encore True Crime : Streets of LA), le personnage principal de Shenmue ne baigne pas dans la clandestinité, comme la mafia, les gangs, en flic infiltré ou en tant qu'immigré. En le comparant plus précisément au jeu Yakuza, se déroulant lui aussi au Japon (et aussi un jeu Sega), nous pouvons constater que l'esprit chevaleresque propre à l'imaginaire de la mafia japonaise est complètement absent. Pas de défiance vis-à-vis de la société et de ses règles, de trafics en tout genre, de port d'arme(s) ou de vol à la tire, de meurtres en masse. Ce qui caractérise Shenmue des autres jeux basés sur l'exploration de la ville, c'est que le joueur est placé dans la peau d'un citoyen respectant la loi, intégré à la société.
Si placer le joueur dans les milieux souterrains est un moyen pratique de lui permettre une très grande liberté de mouvement (le joueur n'obéit à aucune règle), Shenmue tente l'inverse. Le joueur doit se plier aux contraintes de la vie en société. Le respect des horaires est d'ailleurs au centre du rythme de jeu, avec une montre indiquant l'heure en permanence. Les commerces n'ouvrent qu'à une certaine heure, les bus n'arrivent que tous les quarts d'heure. Le jour, le lieu et l'heure des rendez-vous décrochés pour faire avancer l'intrigue sont à connaître et à respecter. Enfin, Ryo Hazuki doit impérativement (ou obstinément) rentrer chez lui à 23h30, tous les soirs.
Qui plus est, parce qu'il est un citoyen « lambda », Ryo Hazuki n'a sur une première partie de jeu que de l'argent de poche à dépenser qu'il reçoit tous les jours, avant de gagner sa vie sur les quais comme cariste. S'il est possible de participer à un mini jeu de courses[3], le travail en journée est plutôt répétitif et long. Le joueur est contraint de sacrifier sa liberté d'allers et venus, d'endurer une certaine pénibilité et aussi une banalité de la vie quotidienne (il faudra travailler plusieurs jours durant) pour avancer dans le jeu contre un modeste salaire et bien sûr, toujours un peu plus d'informations pour sa quête de vengeance.

Ces informations, le joueur les cherche auprès des différents personnages du jeu, à qui l'on peut tous parler, sans exception, même si c'est pour vous dire qu'ils n'ont rien à vous dire. Parce que Ryo Hazuki évolue dans un quartier qu'il connaît bien, beaucoup de personnages ont leur propre prénom, nom de famille. Les moins familiers sont au moins désignés par leur fonction. Cela a pour rôle de personnifier les passants, de leur donner un rôle. Soumis eux aussi aux horaires (ils respectent scrupuleusement un emploi du temps), le quartier est alors doté d'une vraie illusion de vie, où chacun vaque à ses occupations. Ici, les personnages du jeu ne sont pas que des figurants, faisant partie du décor, générés aléatoirement ou suivant un circuit absurde. Ils vivent avec vous, partagent le monde avec vous (avec des limites, admettons-le). Illusion encore, celle de nous faire croire que le personnage principal n'est pas le centre du monde, où tout a été conçu pour lui.

 

Substance d'un univers

Pour rendre cette illusion d'un monde crédible, Shenmue a fait le choix d'une focale que nous qualifierons de « proche ». Contrairement à un GTA, le monde proposé n'est pas pachydermique. Il se limite à quelques rues, des habitations, un quartier commerçant, un parc et un port industriel, ce qui assure au jeu une certaine maîtrise de son espace, avec un accent tout particulier sur le détail, sur l'importance du petit dans cet univers vaste. Par les textures d'abord : textures de murs usés, détails des visages, matière des vêtements. Par le nombre d'objets ensuite : poubelles, papiers désordonnés, vélos mal rangés, graffitis, plantes, flaques, posters, fils électriques... Le quartier de Fukuoka est vivant parce qu'il n'est pas policé, mais usé. Usé parce qu'il a vécu et qu'il vit encore. Les détails se font alors le témoin de cette vie.
En plus d'un monde fouillé dans lequel le joueur prend rapidement ses marques, l'univers semble exister en substance, grâce aux nombreuses interactivités. Il est possible d'actionner de nombreux objets, de déplacer des meubles, de saisir des morceaux de papier, d'insérer des pièces dans des machines, de prendre le téléphone etc. Là encore, le jeu joue la carte de la profusion, en choisissant de doter de nombreux objets d'interactions possibles avec le joueur, même s'ils n'ont pas de rapport direct avec la quête (acheter une canette, saisir un produit dans un rayon de magasin, décrocher un cadre chez soi). Le jeu s'efforce à estomper les ficelles qui guident implicitement le joueur sur un chemin balisé, par des interactions choisies, pour gommer un jeu à la progression linéaire.

Concentrons nous sur l'importance de la main comme interface privilégiée, pour appuyer ce que nous venons d'énoncer. La main est une interface non violente qui vient saisir les objets. La caméra effectue un zoom avant, plaçant le joueur en vue subjective sur un objet précis, avec la possibilité de toucher l'objet pour le regarder, insistant sur l'importance primordiale du détail dans la conception du jeu, mais aussi sur la volonté de proposer, via cette mise en scène, un contact quasi-tactile avec les objets qui donne cet aspect substantiel de l'univers.

 

 

Brève comparaison avec Shenmue II

Les spécificités de ce premier volet semblent également envelopper Shenmue II, sa suite. Il est d'ailleurs fréquent d'englober les deux épisodes parce qu'ils forment une saga, avec une unité scénaristique et technique. Cependant, si le deuxième épisode est à bien des égards similaire, le sentiment de familiarité n'est pas le même, parce que Ryo Hazuki continue son épopée hors de son pays, à Hong Kong, loin de sa ville natale.
Dès que le joueur arrive sur le continent, il est victime d'un traquenard qui se termine par le vol de son sac. Séjournant dans un hôtel bas de gamme, Ryo doit s'acquitter de sa note chaque matin, harcelé par le tenant de l'établissement, antipathique. Le cercle d'amis que parvient à se créer le personnage principal est une bande de voyous. Le personnage plonge ainsi, toutes proportions gardées, dans un milieu plus clandestin, illégal. Il peut se rendre dans des hangars pour jouer à des jeux d'argent, ce qui suggère, en plus du vice, les milieux mafieux. Le personnage est également obligé de se battre dans un réseau de combats clandestins, pour récolter des informations supplémentaires. Il affronte aussi frontalement une mafia en se faufilant au sommet d'une tour, leur quartier général... Des exemples qui tendent à prouver la nature plus hostile de Shenmue II.

 

Ainsi, la grande vertu de Shenmue premier du nom tient dans le fait de parvenir à créer une familiarité avec un lieu de vie, un semblant rapport avec ses habitants et une consistance globale de son univers. Si un nombre important de jeux situe leur lieu d'action dans les villes, réelles ou imaginaires, rares sont ceux qui saisissent cette composante essentielle de la ville : le vivre ensemble, le vivre en société. Ou comment rendre un jeu habité.


Note : Nous remarquerons que ce texte omet de mentionner les phases combats de Shenmue, qui moins nombreuses que dans le deuxième chapitre, reste importantes. Ici, nous avouerons alors que si l'insertion d'un tel système est une qualité indéniable à l'expérience de jeu (d'autant qu'il est très réussi, Yu Suzuki étant aussi le père de la série des Virtua Fighters), les combats perturbent néanmoins la cohérence du jeu. Parfois amenés artificiellement, ils révèlent le caractère paradoxal de Ryo (tantôt refusant une rixe, une autre fois s'y jetant à corps perdu). Dans le deuxième volet, les combats sont plus nombreux et mieux assumés par le personnage principal. Se déroulant par ailleurs dans une ville plus dangereuse, ils s'intègrent beaucoup mieux à la narration.

[1]Le free-roaming, c'est une forme de construction d'un jeu où le personnage principal peut vagabonder comme bon lui semble dans l'univers proposé, plus ou moins grand.
[2]Un jeu sandbox, que l'on pourrait traduire par jeu bac à sable, se caractérise par les différentes activités que l'on peut réaliser dans l'ordre que l'on souhaite dans un univers plus ou moins vaste. Il s'accompagne souvent de free-roaming.
[3]Ces courses sont sans doute un aveu d'une banalité quotidienne et d'une certaine pénibilité que le jeu n'assume pas. Il propose ces courses pour offrir au joueur une sorte de minimum ludique, détruisant d'ailleurs cette volonté de retranscrire la routine du quotidien.

 

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