[ ATTENTION, PETITS SPOILERS INSIDE ]

(Up d'une chronique de 2013, qui pour moi se confirme après un énième revisionnage de l'oeuvre. Bordel, quel film !)

Longtemps, je n'ai su quoi dire, quoi écrire. Voici plusieurs mois, déjà, que j'ai découvert Only god forgives, lové dans un fauteuil au fond d'une salle de cinéma vieillotte, minuscule et désertée. Et comme beaucoup, je suis resté interdit, perdu à la fin de la projection. Que diable voulait donc signifier cette expérience visuelle brisant sans retenue tous les codes narratifs du septième art, passant du fantasme à la réalité en les mélangeant parfois au risque de faire primer l'onirisme sur la lisibilité? Pourtant, l'incompréhension n'a fait que renforcer la fascination. Car, hypnotique, Only god forgives est de ces films qui vous poursuivent, qui se gravent dans un petit coin de votre mémoire et se nourrissent des références auxquelles vous le rattachez, progressivement, presque inconsciemment. Vous cherchez, vous interrogez chaque image, vous y revenez comme sur un métier à tisser. Pour comprendre le film de Nicolas Winding Refn, et plus encore pour l'apprécier, peut-être faut-il simplement du temps... et l'envie de s'interroger.

Etrange magma, de fait, que celui proposé par ce curieux long métrage. Sombre histoire de vengeance, drame familial, thriller contemplatif, regard faussement complaisant sur la cité souillée par le stupre et la violence qu'est la vénéneuse Bangkok... Ici, l'on avance sur un matériau en fusion, jamais lisible, parfois au risque de perdre le spectateur en cours de route. Sans doute ce qui m'a, longtemps, égaré. A tel point qu'il m'aura fallu trois visionnages pour commencer, à peine, à y trouver mon chemin. Tel un Petit poucet, vaquant de pierre blanche en image de référence, j'ai fini par y trouver un fil directeur, une justification, un art du cinéma consommé. J'ai forgé dans ces petites découvertes ma propre interprétation, car Only god forgives pourrait bien être une oeuvre qui prend son sens seulement dans le regard de celui qui vient de le visionner. Chacun y trouve ce qu'il est venu y chercher.

L'image qui me revient, sans cesse, est celle des deux bras de Ryan Gosling. Scène d'exposition, et les voici déjà sectionnés par la caméra. Ils sont un leitmotiv, une récurrence qui donne, forcément, un rythme, un sens. Ils marquent les principales étapes de l'oeuvre et sont aussi l'élément qui doit interroger le spectateur au regard du titre même du long métrage. Car tout est là, dans cet ultime châtiment infligé par celui que le script désigne, apparemment, comme l'instrument de la justice divine. Chang, ce policier incorruptible, impitoyable, ce "dieu terrible" qui a fait du Talion un acte de pacification.

Premier acte. Deux frères, dont un qui laisse soudain exploser son subconscient pervers. Viol, meurtre d'une gamine de 14 ans. "Il est temps d'aller rencontrer le diable", lâche-t-il peu auparavant. Et l'enfer se déchaîne lorsque se verse le sang. D'abord celui de l'innocent, puis celui du coupable, appelant à la vengeance une famille qui, justement, a ça dans le sang. Le mythe grec des Atrides ? Peut-être, mais pas vraiment. Ici, Refn construit sa propre mythologie, explore les limites du mal, en évoque la tendance à la propagation, presque virale. Le mal, c'est le frère pervers, mais c'est aussi la mère vengeresse (Kristin Scott-Thomas, fabuleuse), aveuglée par la colère et ses propres démons, castratrice et incestueuse. Elle a enfanté le mal, et elle lui donne l'occasion de prospérer en alimentant la vengeance de sa propre loi du Talion. Le mal, enfin, c'est peut-être encore celui par qui arrive la justice, celui qui outrepasse la loi des hommes pour infliger son propre châtiment. Autant de figures qui baignent dans une pourpre moiteur, instruments d'un drame antique qui se joue et se rejoue depuis la nuit des temps.

On parle de contagion du mal. Et de fait, Only god forgives s'enfonce peu à peu dans la violence la plus sordide. Bangkok, ville bien innocente en surface, s'y dévoile progressivement dans ses recoins les plus sombres, comme si Refn invitait le spectateur à traverser en sa compagnie les sept cercles de l'Enfer. Deuxième acte. Gosling - Julian dans le film - est spectateur de cet abysse. Lui existe sur fond bleu autant que rouge. A l'image du Eyes wide shut de Kubrick, les deux couleurs se côtoient incessamment dans le film, l'une pour évoquer le déferlement des passions autant que le mal et la tentation, l'autre pour figurer la peur, le désir d'élévation. C'est selon.

Magma en fusion. Et troisième acte. L'on découvre que les limites sont floues, ténues, que chacun porte en lui le potentiel du bien autant que la propension à succomber au mal. Une prostituée qui a tout d'un ange, un flic impitoyable (Chang) qui s'adonne au karaoké et offre sa voix superbe pour inspirer ses subordonnés juste après avoir torturé de la pire manière possible un suspect. Une mère capable du pire en revendiquant oeuvrer pour son fils sacrifié. Où est le mal, où est le bien ? Refn confronte les points de vue, mais le sien fait partie des présupposés. Only god forgives, a-t-il titré. Le personnage de Julian prend alors toute sa dimension, celle du divin tel que le conçoit le nouveau Testament. Julian a pardonné le père de l'adolescente violée et tuée, qui a revendiqué son droit à faire payer le coupable. Et Julian est encore capable de pardon lorsqu'il décide de ne pas venger sa mère, finalement châtiée. L'image des bras, encore, s'impose. Au lieu d'apparaître depuis le bas de l'écran, comme dans la scène d'ouverture (pour symboliser un désir d'élévation ?), ils surgissent, cette fois, du haut de l'image, et s'offrent en sacrifice à celui que le long métrage désignait jusqu'alors comme l'instrument de la justice divine. Chang - l'excellent Vithaya Pansringarm - est en réalité celui qui désigne le divin à travers l'acte castrateur. Le pardon, le sacrifice : ce sont les valeurs que Refn met en avant, la capacité supérieure au bien dont fait preuve son personnage le sauve in extremis de la fange dans laquelle il est plongé depuis trop longtemps.

Only god forgives joue avec le temps, ose la contemplation pour offrir au spectateur l'opportunité de la réflexion. Ici, tout prend sens, une fois que change le point de vue initialement posé sur l'image. Si Julian est "Dieu", alors se comprennent les travellings incessants - qui n'ont rien à envier à ceux du Shining de Kubrick, ici encore - donnant cette étrange impression d'une présence supérieure autour du frère égaré. S'expliquent également les prémonitions qui jalonnent l'oeuvre, ainsi que l'onirisme prégnant dans lequel baigne tout le long métrage. Julian, en ce sens, devient presque une abstraction, se fait l'instrument de la salvation. Les mains symbolisent le "faire", le "physique". Les couper revient à donner au personnage interprété par Gosling le statut d'idée, de précepte moral et théologique. En acceptant de verser son sang, Julian dispense ainsi le Pardon dans son acception judéo-chrétienne. Il devient l'agneau sacrifié, pour permettre à son bourreau de s'en aller chanter, lavé de ses péchés, dans la salle de karaoké. Vénéré tel un faux dieu, là où la puissance du Divin vient pourtant de s'exprimer...

 

 

 

Pour conclure

Only god forgives n'est certes pas un film à mettre entre toutes les mains. Souvent délibérément lent, résolument peu accessible, le dernier long métrage de Nicolas Winding Refn demande un effort auquel le cinéma moderne ne contraint plus guère le spectateur. Pourtant, je suis désormais convaincu que ce film constituera, d'ici quelques années, l'une des références cinématographiques incontournables de ce début de XXIe siècle. La capacité de Refn à conserver une narration claire tout en éclatant son scénario et en déstructurant totalement sa mise en scène ouvre des pistes pour le cinéma à l'image de ce qu'avaient réussi à faire, en leur temps, les oeuvres du regretté Stanley Kubrick. Au détour des images surgissent d'ailleurs moult références au réalisateur anglais (le jeu des perspectives est à ce titre saisissant), ainsi qu'au Wong Kar-Wai de Chungkin Express et des Anges déchus dans sa manière de filmer Bangkok, et inévitablement à Jodorowski dans son approche des séquences oniriques - sans surprise, puisque les deux réalisateurs se vouent une admiration mutuelle sans faille. Parvenir à intégrer le travail de ces trois maîtres et à en tirer une forme de cinéma syncrétique capable de poser des questions sur sa propre nature n'est pas la moindre des qualités de ce film que je ne saurai jamais assez vous conseiller de voir. Vous serez peut-être enchantés, peut-être déçus, voire même fâchés, mais vous ne sortirez pas indemnes de cette expérience de cinéma aussi puissante qu'impossible à oublier.

 

Et si vous avez envie de lire une autre interprétation du film, je ne peux que vous conseiller le papier de Nemesis-8-Sin sur le sujet : c'est splendide !

https://h2g3.wordpress.com/2013/08/12/only-god-forgives-nicolas-winding-refn-2013/comment-page-1/#comment-20