Un commencement est un moment d'une délicatesse extrême".

Celui de Dune, n'en déplaise à beaucoup, est une merveille du genre...

Après un focus sur le Shining de Stanley Kubrick, j'ai aujourd'hui envie de revenir sur la place de Dune dans la filmographie de David Lynch. Une oeuvre longtemps décriée des spectateurs, honnie des lecteurs de Frank Herbert et pourtant fermement installée dans l'histoire du septième art. Car Dune est le film de tous les paradoxes, de toutes les ambitions, de tous les échecs. Il a d'ailleurs failli coûter cher aux studios De Laurentiis qui l'avaient produit: 50 millions de dollars de budget, pour des recettes cumulées ne dépassant pas les 30 millions à l'arrivée. David Lynch lui-même en parle comme de son "plus grand échec" (voir la vidéo ci-dessous), et regrette aujourd'hui encore de n'avoir eu le final cut sur son long métrage. Dune est un mal-aimé, un film maudit. Mais interrogeons-nous: est-il pour autant mauvais ?

Le contexte

Dune, on l'a dit, est l'adaptation du roman éponyme de Frank Herbert. Il est, surtout, l'aboutissement d'une conséquente démarche de maturation. Car l'idée d'une transposition de l'oeuvre en images a déjà suscité pas mal de projets lorsque le réalisateur d'Elephant Man la reprend à son compte. Dès 1976, tout juste onze ans après la parution du livre, le producteur Arthur P. Jacobs envisageait ainsi déjà d'adapter l'ouvrage en confiant la réalisation du film à David Lean (Lawrence d'Arabie). Quant à Alejandro Jodorowski, lui aussi a caressé, une fois le projet Jacobs abandonné, le rêve de pouvoir mettre en image cette incroyable de la science-fiction. Le réalisateur chilien, qui comptait sur des fonds français hélas jamais rassemblés pour mener à bien son projet, voulait Mick Jagger pour interpréter Paul Atréides, Orson Welles pour camper le baron Harkonnen, comptait faire jouer David Carradine, Alain Delon, Salvador Dali... A la BO, Jodorowski voulait Pink Floyd, Magma, Mike Oldfield, à la mise en place de l'esthétique du film Moebius et H.R. Giger. 30 millions de dollars auraient été nécessaires pour que le rêve devienne réalité. Pour le film français, à l'époque, une somme bien trop élevée. Au terme de deux ans de travail, le projet Jodorowski était abandonné.

Dino De Laurentiis rachète les droits de l'oeuvre en 1978, pour finalement confier en 1981 les rênes de l'adaptation au jeune David Lynch, 36 ans à l'époque, qui sort tout juste du remarquable succès critique Elephant Man. David Lynch -qui refuse à cette occasion de tourner Le retour du Jedi- se précipite sur le livre, le décortique et en fait surgir un scénario qui suscite encore la controverse aujourd'hui: le réalisateur y opère des choix fondamentaux divergeant de l'oeuvre originelle, ceci parce que la densité de cette dernière est telle qu'un film ne peut s'en faire le reflet fidèle. Nous parlions de la notion d'adaptation avec quelques personnes dans le fil de commentaires de Shining: celle de Dune est  particulièrement libre, à tel point que le film à naître se retrouvera face à un terrible écueil: trop complexe pour les personnes n'ayant pas lu le roman, trop léger pour ceux qui en sont fans. La chronique d'un désastre (économique) annoncé.

 

 

Le tournage

Le tournage du film va d'ailleurs être à l'image des choix difficiles qui ont dû être opérés pour permettre l'adaptation du roman: ce sera un véritable chemin de croix. Toutes les scènes sont tournées au Mexique, les extérieurs étant ceux du désert de Samalyuca, au Chihuahua. Mais la production, qui dure trois ans, est un enfer. Il faut composer avec la corruption des autorités locales, partager les plateaux avec l'équipe de Conan le destructeur, qui tourne au même moment. Lynch n'a pas non plus tout le budget nécessaire pour donner vie à ses ambitions, ce qui le force à abandonner ou revoir à la baisse une bonne partie des scènes prévues dans l'espace. On peut imaginer que les séquences dans le désert sont au diapason, ce qui explique pourquoi les effets spéciaux ont considérablement vieilli, comparés notamment à ceux de Star Wars, pourtant antérieurs de quelques années.

Devant les caméras, il y a pourtant du beau monde : Kyle Mc Lachlan, dans le rôle principal (Paul Atréides), mais aussi Sting (Feyd, absolument vénéneux mais trop rare à l'écran), Jürgen Prochnow, Max Von Sydow, Brad Dourif, Dean Stockwell, Virginia Madsen... Lynch a également eu l'idée de convoquer Toto à la musique, et c'est une réussite: la BO est une merveille. Le tournage permet également de donner vie à une étonnante uchronie visuelle. Nous sommes dans un futur aux allures d'Ancien Régime, l'ordinateur est quasiment absent, les costumes renvoient à un fantasme baroque tel qu'on pouvait l'imaginer dans les années 80. L'imaginaire de Lynch, qui explosera par ailleurs dans Twin Peaks, est déjà présent, en germe, dans cette oeuvre de commande. Lynch filme également nombre de scènes comme si elles constituaient une sorte de rêve éveillé: une spécificité qui sera également constitutive de tout son cinéma.

 

 

La réception de l'oeuvre

En sortant dans les salles, Dune n'obtient pas le succès escompté. C'est un euphémisme. Lynch s'y livre, faut-il dire, à un jeu de dupes avec les spectateurs. Les fans de Dune sont furieux des trahisons faites au roman - nous en parlerons plus loin -, tandis que les spectateurs vierges de l'oeuvre de Herbert sont perdus. Film fantastique, de science-fiction ? Oeuvre mystique ? Dune joue sur beaucoup de tableaux, à l'image de son inspiration littéraire, mais n'a pas le temps, en un peu plus de deux heures, pour expliciter, préciser, donner du sens à chaque chose. Certains personnages font juste une apparition alors qu'ils sont moteurs de l'intrigue, d'autres sont insuffisamment caractérisés. La séquence d'introduction elle-même, celle où Virginia Madsen brosse le contexte du film en quelques mots, est mal perçue.

Remarque en apparté: C'est un paradoxe: aujourd'hui, je la considère comme un modèle de clarté et de concision, apportant finalement au film l'éclairage qui lui permet d'être compris même par un néophyte. Je n'avais jamais lu Herbert avant de voir Dune, et j'ai pourtant suivi le travail de Lynch. Deux visionnages certes à l'époque pour bien saisir les tenants et aboutissants de l'histoire, mais l'oeuvre me semble très cohérente. Son montage particulier, presque clippesque par certains aspects, en a sans doute décontenancé plus d'un. Mais je pense savoir ce que Lynch a voulu tenter: sacrifier les personnages sur l'autel d'une histoire qui les dépasse. Vu sous cet angle, Dune prend soudain beaucoup plus de sens. Tout comme son introduction et ses voix off, qui contextualisent chaque séquence. C'est à travers Virginia Madsen que s'exprime l'omniscience du réalisateur, un choix d'ailleurs finalement assez proche du roman lui-même... puisque la princesse Irulan y introduit chaque chapitre d'une citation.

Mais à l'époque, rien n'y fait. D'où l'inévitable scénario catastrophe: le film est mal perçu des critiques, mal-aimé des fans d'Herbert et pas assez grand spectacle et impliquant pour s'attirer l'attention des fans de Star Wars, voire de cinéma tout court. Le bouillon est servi, le film finit sur un déficit de 20 millions de dollars. A l'époque, une somme pareille, c'est une catastrophe majeure pour un studio. Ce qui signe la fin de toutes les ambitions lynchiennes :  lui qui formait le voeu de faire de Dune une trilogie, puis un diptyque, dans laquelle seraient également adaptés Le Messie de Dune et L'empereur Dieu de Dune doit abandonner sans autre forme de procès. La fin du film, en ce sens, est presque prophétique: Lynch choisit de faire pleuvoir la pluie sur Arrakis, ce qui est une hérésie aux yeux des lecteurs d'Herbert. Mais paradoxalement, cette trahison de l'oeuvre est aussi la plus grande réussite du film, puisqu'elle en clôt la narration de manière presque définitive. Dune, le film, est une oeuvre complète et indépendante. C'est une de ses principales qualités.

 

A tête reposée

Que reste-t-il de cette aventure 25 ans après la sortie du film sur les écrans ? Aujourd'hui, Dune n'est plus regardé avec tant d'incompréhension. Au fil des saisons, le film a été vu, revu, interprété, parfois absous d'une partie de ses "pêchés". Les trahisons de Lynch faites à l'oeuvre littéraire ont pris sens et ont été digérées. Les "modules étranges", absents du roman, sont compris désormais comme un élément accentuant cette vision presque organique de la technologie présentée à l'écran. Ils renvoient aussi à une idée forte, posant la voix comme une arme. C'est en prenant la parole que l'on combat, que l'on peut changer les choses. Que Paul puisse rapidement se passer du module étrange pour imposer sa voix -également outil de contrôle des masses de l'ordre du Bene Gesserit, celui-là même qui laisse vivre le héros en raison du potentiel de son existence- vient montrer qu'il est un leader naturel. C'est le moment qu'il choisit pour devenir orateur devant le peuple Fremen...

Lynch a, surtout, conservé le coeur du roman d'Herbert, à savoir la destinée messianique de son héros, Paul Atréides. Les références à la foi chrétienne sont multiples dans le film. Les Fremens sont un peuple "élu", les Maisons Atréides et Harkonnen renvoient aux sociétés soeurs grecque et romaines. La famille Atréides, dans les romans, revendique d'ailleurs une parenté avec Agamemnon, fils d'Atrée et figure de la mythologie grecque. Rien n'est jamais fortuit.

Le personnage de Paul, pour sa part, symbolise l'éveil à ce destin qui le dépasse. Lynch évacue l'idée d'évolution génétique véhiculée par la notion de Kwisatz Haderach en faisant du terme une coquille vide de sens. De même, la portée écologique des actes de Muad'Dib est évacuée, pour permettre au film de se resserrer sur une thématique plus fondamentale, de toute évidence, aux yeux de Lynch: un peuple qui brise ses liens, porté par une figure ambivalente du Messie. Il y a autant de Jésus que de Moïse dans la figure de Paul Atréides, selon David Lynch. A ceci près que Paul ouvre les sables grâce aux vers pour mener son peuple sur les chemins de la liberté. Il est baptisé, aussi, symboliquement dans une eau d'une totale pureté, destinée à lui ouvrir les yeux sur sa vraie nature. "Le dormeur doit se réveiller". Dès lors, ses yeux d'un bleu profond regarderont Arrakis avec les yeux de la rébellion, du djihad selon les termes employés par Herbert. Vous avez dit syncrétisme?

C'est ce qui rend Dune toujours aussi fascinant. Et qui fait de ce cut original -hélas pas celui de Lynch, qui n'a pas eu sur le tournage la même latitude que pour Elephant Man- une masterpiece de toute dvdthèque qui se respecte. Et ce quand bien même son auteur renie très largement son travail (voir la vidéo ci-dessous).

 

A la version originale sortie en salles s'est ajoutée quelques années plus tard, je tiens à le préciser, une version longue apportant quelques cadres complémentaires à l'intrigue. Je ne suis pas sûr que cela ait réellement rendu service au film - Lynch n'a d'ailleurs pas reconnu cette version- : à devenir trop explicite, l'oeuvre perd de sa force mystique, de sa volonté à mener le spectateur sur les rivages de la foi. Les ellipses narratives du cut initial, le refus quasi systématique d'expliciter les notions religieuses convoquées à l'écran sont à la fois la force et la faiblesse de l'oeuvre. La faiblesse, car ces choix rendent la compréhension difficile pour qui aime les chemins balisés. Sa force, car Lynch appelle le spectateur à ressentir les choses, à supposer, à s'interroger face à sa propre conception de l'histoire qui est racontée. Au risque de trahir le roman, une fois de plus. Mais nous y gagnons la même chose que les Fremens : un incomparable sentiment de liberté...