Bonsoir à tous,

En cette heure avancée de la nuit, alors que je reviens tout juste d'une douillette salle de ciné, voici que me prend l'envie de vous parler un peu de Shining, qui constitue, à mes yeux, l'une des masterpieces de feu Stanley Kubrick. Car Shining, adaptation du roman éponyme de Stephen King, n'est pas le film d'épouvante un peu lisse que l'on a parfois tendance à décrire. Il est au contraire à l'image de toute la filmographie de Kubrick : complexe, déroutant, empli de paradoxes, riche de sens cachés et furieusement intelligent. Shining est sorti en salle le 23 mai 1980, et l'on en pratique l'exégèse encore aujourd'hui. C'est dire s'il a beaucoup à révéler, ainsi que le rappelle l'excellent documentaire Room 237, dont je conseille la vision à tous les fans du maître. Projeté voici quelques heures au festival européen du film fantastique de Strasbourg (FEFFS), celui-ci a en tout cas fait l'unanimité dans la salle.

L'histoire officielle de Shining est globalement connue. On sait que l'adaptation faite par Kubrick de l'oeuvre de King n'a pas été sans heurts. Kubrick, atténuant considérablement la portée fantastique du propos du romancier, choisissant de gommer le passé de ses personnages pour accroître la dimension abstraite de son film, opérant des retouches narratives parfois importantes -il aura changé la fin du livre, tout de même-, a suscité l'ire du romancier. A tel point que Stephen King a fini par renier ce qui constitue pourtant la meilleure adaptation à l'écran de l'un de ses romans. Mais Kubrick a assumé cette responsabilité, faisant de l'adaptation une véritable oeuvre originale. Ceux qui l'ont vu le savent déjà : nous sommes ici devant l'un des plus grands moments de terreur à l'écran, par la grâce d'une miraculeuse rencontre: celle de l'acteur principal, Jack Nicholson, qui y a sans doute conquis le rôle le plus marquant de sa carrière, et du réalisateur qui, lui, a fait de son long métrage l'un des labyrinthes narratifs les plus intriguants de l'histoire du cinéma. Car Shining est, et reste, une plongée dans la folie, en même temps qu'une histoire de fantômes dont Kubrick se plaisait paradoxalement -et malicieusement?- à dire qu'elle était foncièrement "optimiste car montrant qu'il y a une vie après la mort" (sic).

Deux versions du film existent. L'américaine, plus longue, insiste davantage sur la dimension surnaturelle de l'histoire, évoquant plus en détails le don du petit Danny et se rapprochant davantage de la vision de Stephen King. L'européenne, amputée de quelques scènes, serait plus proche de la volonté de Kubrick, faisant tendre l'histoire vers davantage d'abstraction. La famille Torrance y est moins caractérisée, elle devient le jouet de forces qui la dépassent à un moment donné, mais la folie y est le noeud de l'intrigue, plus que jamais. Néanmoins, certaines clés de compréhension de l'oeuvre font les frais de cette concision.

 

Car la grande question tient à savoir de quoi parle exactement Shining. Kubrick, en première lecture, semble avoir livré une oeuvre efficace, mais assez lisse. On peut en douter, surtout lorsque l'on sait que c'est précisément lors de la réalisation de ce long-métrage que le perfectionnisme du réalisateur a confiné le plus à l'obsession et à la folie. Kubrick y a poussé ses acteurs à leurs limites, cherchant à imprimer une tension à chaque dialogue, même les plus anodins, mais aussi imposé de reprendre de multiples prises, la scène de la bagarre dans l'escalier demandant à elle seule pas moins de trois semaines de tournage et 87 prises pour être bouclée. Au final, chaque scène est l'exacte représentation que le maître a pu se faire de son film. Une question se pose alors : comment se fait-il que Shining présente plusieurs fautes grossières de raccord entre certains plans? Impossible que le réalisateur soit passé à côté. Il est plus plausible de penser qu'il s'agit de choix délibérés d'un Kubrick pensant au sous-texte d'une oeuvre à tiroirs bien dissimulée.

Il faut peut-être les voir comme un tout en les associant à une série de points de détails qui amènent à s'interroger sur la nature profonde du discours de Kubrick dans cette oeuvre. Room 237 part d'ailleurs de ces points de détails pour poser plusieurs théories. L'omniprésence du nombre 42 (la multiplication des chiffres 2X3X7, notamment, mais également le nombre précis de voitures présentes sur le parking lors du plan aérien, au début du film...) pourrait renvoyer à l'année de l'holocauste. Il se trouve en effet certains spécialistes pour défendre l'idée que Shining serait une manière détournée pour Kubrick de dénoncer la passivité de l'homme face à l'indicible, et la nécessité de se révolter. Ce qui corroborerait une seconde thèse : le film aborderait également la question de la condition indienne et du traitement réservé par l'homme blanc à ce peuple. D'où la présence d'un cimetière indien dans le scénario du film de Kubrick, et l'apparition en plusieurs scènes clés du film de portraits d'Indiens. En l'occurrence, ci-dessous, l'apparition du mot calumet viendrait souligner le traité symbolique unissant Halloran au petit Danny; un traité basé sur l'honnêteté et la franchise, comme si  Kubrick voulait rappeler le sens de ce mot au spectateur et au peuple américain.

Enfin, une troisième théorie serait que Kubrick aurait voulu utiliser Shining pour y révéler, par un astucieux jeu de symboles, son rôle dans la réalisation des images du premier alunissage lors de la mission Apollo 11 -qui serait donc un mensonge d'Etat selon les partisans de cette théorie du complot. La thèse tient en quelques mots: la représentation des deux facettes de Stanley Kubrick. Jack Torrance, le père, serait la voix de la responsabilité, assumant le secret -la gestion de l'hôtel- jusqu'à en devenir fou, tandis que Danny, le fils, serait au contraire la voix de la créativité, incapable de tenir sa langue -et donc disséminant les indices à travers le film. Un élément intriguant est relevé par le documentaire, qui vient étonnamment appuyer cette théorie : à l'étage de la chambre 237, lorsque Danny joue avec ses petites voitures, il se lève et on le voit porter un pull représentant la mission Apollo 11. Au sol, le tapis hexagonal, lui, représenterait l'aire de lancement d'une fusée. Une analogie qui en amènera plus d'un à s'interroger, d'autant qu'une faute de raccord vient en appuyer l'importance, si l'on part du principe que l'erreur n'en est pas une: en commençant à se lever, Danny regarde dans la direction exactement inverse de celle vers laquelle il se tourne une fois debout, si l'on se réfère à la structure du tapis -ouverte d'un côté, fermée de l'autre. Ce serait une manière de dire que le secret (côté fermé) ne peut plus être gardé (côté ouvert).

Faut-il aller si loin ? Le risque de la surinterprétation guette. Pour ma part, je préfère concevoir tous ces indices comme des éléments mis au service d'une volonté de dérouter et de faire perdre ses marques au spectateur. Dénoncer la condition indienne, l'holocauste et l'inaction face à la barbarie ? Pourquoi pas, au passage. Mais l'essentiel est ailleurs.

Kubrick bouge les lignes, construit la projection physique de la folie. C'est une théorie déjà bien plus étayée. Lorsque Danny circule -par trois fois- à tricycle à travers l'hôtel, son trajet renvoie vers une structure du bâtiment tout simplement impossible. De même la présence d'une fenêtre dans le bureau du directeur est-elle inconcevable, la pièce aveugle donnant sur le hall d'entrée. De la même manière, des meubles disparaissent d'un plan à l'autre (Room 237 évoque le cas d'une chaise en arrière-plan, sans raison apparente), ce qui amène à concevoir l'hôtel comme la projection de l'esprit de Jack Torrance. A mesure qu'il sombre, le bâtiment devient de plus en plus menaçant, de moins en moins rationnel. Et le basculement dans la folie finit par s'opérer dans une pièce (celle du bal, dans les toilettes) qu'on ne parviendra pas même à localiser.

Cette thèse a pour elle d'expliquer le choix de Kubrick de changer la fin du livre : après avoir symboliquement fait de l'hôtel un labyrinthe mental, il impose à ses personnages la fuite à travers un second labyrinthe, bien réel cette fois, dans lequel le père devient la figure du Minotaure. Une affiche en arrière-plan d'une séquence, évoquant les possibilités de skier dans les environs -alors que le directeur de l'hôtel attirait justement l'attention sur ce point, lors de l'embauche de Torrance en signalant que le ski était un loisir impossible à pratiquer dans la région- vient soutenir cette idée, l'ombre du skieur ressemblant furieusement à celle de la créature mythologique. Comme une mise en garde face à cette obscurité que chacun porte au fond de soi, et comme une manière de faire correspondre la monstruosité de Torrance à celle du labyrinthe et des forces qui meuvent l'hôtel Overlook...

Room 237 reprend plus en détails les différentes  analyses que j'ai évoquées ci-dessus. Je vous conseille d'aller faire un tour sur le blog du documentaire (https://room237movie.com/), afin d'y guetter une éventuelle date de sortie en DVD: le film de Rodney Asher est tout simplement incontournable pour ceux qui sont fans de Kubrick et qui ont envie d'avoir des bases de réflexion pour se faire leur propre idée sur ce qui reste encore l'une des oeuvres les plus hermétiques du maître...

 

Les petits bonus

En faisant mes recherches pour étayer ce billet, je suis également tombé sur une petite info qui devrait combler tous les fans du film. Depuis très longtemps, je me demandais où avaient été filmés les extérieurs de l'hôtel. Désormais, je sais qu'il s'agit du Timberline Lodge, dans l'Oregon (https://www.timberlinelodge.com/). En revanche, ne vous attendez pas à retrouver les intérieurs du long métrage: ils ont été intégralement créés en studio.

Pour la bonne bouche, sachez également qu'un autre hôtel a servi d'inspiration à Stephen King pour son roman: il s'agit du Stanley Hotel, dans le Colorado (https://www.stanleyhotel.com/).

Enfin, si vous êtes fans de Shining, je vous ai gardé le meilleur pour la fin : Stephen King est actuellement en train de boucler la suite de son roman culte. La sortie de Dr Sleep, qui mettra en vedette le personnage de Danny, devenu adulte, est prévue pour septembre 2013...