Bonsoir à tous,

Entre deux lectures de romans, j'aime bien m'offrir une petite pause manga. Enfin, quand je dis manga, j'entends toute la mouvance graphique que l'occident place derrière ce terme, sachant que la réalité est infiniment différente -et plus complexe- vue depuis l'Asie, chaque pays pratiquant son propre style de bande dessinée. Prenez la Chine, par exemple: on y pratique le manhua. Et en Corée, le terme consacré est le manhwa. C'est sur ce dernier que nos allons un peu nous attarder.

Certains aiment raconter que le manhwa n'est qu'une copie du manga nippon. En réalité, ce sont deux genres apparentés qui ont évolué séparément depuis le milieu du XXe siècle. Leur trait peut sembler assez proche (la délocalisation des studios d'animation nippons en Corée n'est pas courante pour rien), mais les thèmes abordés, la manière de les aborder, peut parfois fondamentalement diverger. D'où quelques sacrées surprises, à l'occasion. Car si beaucoup regardent le manhwa avec un rien de condescendance, sachez que le genre recèle quelques pépites que les amateurs feraient bien de ne pas trop négliger.

 

Une hasardeuse aventure

Reste que la France peine à l'heure actuelle à donner une vraie visibilité à ce parent proche du manga -une fois sorti des one-shots qui connaissent un sort un peu plus favorable. Il n'en a pas toujours été ainsi. Au tournant des années 2000, quelques productions coréennes de série sont en effet parvenues à s'installer sur le marché hexagonal. Elles ne partaient pas gagnantes, certes : le rythme des parutions était erratique, beaucoup de séries étaient stoppées avant la fin... Il fallait vraiment être motivé pour s'embarquer dans cette galère.

Pourtant, je m'y suis risqué. Pas de ma propre volonté, d'ailleurs. Je me souviens de ce jour où je suis rentré dans la petite librairie spécialisée que tenait un de mes amis à Strasbourg. J'étais en quête d'un petit moment de lecture un peu original, différent de ce à quoi j'étais habitué. La vendeuse en poste ce jour-là a fait rapidement le tour des rayons, pour revenir avec quelques bouquins que je connaissais pour la plupart. Et puis là, au milieu, il y avait cette drôle de couverture, un chevalier aux yeux en amande, détail assez remarquable puisque différent du design manga habituel, armé d'un bâton et chevauchant un fougueux destrier. Publié aux éditions Tokebi, Yongbi était l'oeuvre d'un Coréen, Moon Jung Ho. "J'ai lu le premier volume, c'est assez... inhabituel", a osé la demoiselle. De quoi titiller ma curiosité, évidemment.

 

 

 

 

J'ai donc rapidement feuilleté l'ouvrage, pour tomber sur des planches effectivement assez inattendues. Ici, un cheval alcoolique, pétomane et carnivore,  là son maître, du même acabit. Et alors ? me demanderez-vous. Et alors, il y avait ce trait, nerveux, vif, qui contrastait sur certaines pages avec la pauvreté graphique des autres planches. Des combats, des grands guerriers. Un sens de l'image et un talent indéniable pour dessiner les costumes traditionnels de la Corée, mais aussi de la Chine. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose de curieux, d'attirant dans ces pages foutraques et dépareillées. J'ai donc acheté les deux premiers volumes dans la foulée. Yongbi intégrait ma bibliothèque. Il ne l'a plus jamais quittée.

 

De l'ombre à la lumière, et vice-versa

 


Yongbi est a mi-chemin entre deux genres. Il possède certaines caractéristiques du Myeongrang manhwa, notamment dans ses traits d'humour dédiés aux adultes et jeunes adultes. Mais au fil des volumes, l'oeuvre mute pour devenir, sans pour autant perdre de vue le rire, un véritable Tchungnyun (l'équivalent du seinen nippon) aux thématiques sombres, sans concession. C'est ici que je vous livre le pitch : Yongbi, en fait, est un chevalier errant, qui voyage en compagnie de son fidèle destrier Biryong. Sa seule et unique préoccupation: l'or. Car Yongbi est cupide, escroc, filou, roublard. Il picole sec, aime les femmes. Mais il est aussi un mystère pour beaucoup de grands maîtres en arts martiaux qui vont croiser sa route: d'où lui vient cette incroyable force ? Et que fait -il à vivre comme un vagabond, sans le sou, alors qu'il amasse d'incroyables fortunes au fil de périple ?

Malgré quelques soucis de rythme dans sa deuxième partie, le manhwa accroche à partir de ce simple postulat qui va servir de fil d'Ariane aux 23 volumes que compte l'oeuvre. Evidemment, c'est aussi le point de départ d'une intrigue aux implications bien plus conséquentes, où un médaillon aux propriétés uniques devient l'objet de la convoitise des plus grands clans de combattants des vastes territoires qui servent de cadre à l'histoire. Affrontements épiques, riches de leur variété, à la clé:  Yongbi a le bon goût de multiplier les personnages principaux et de parvenir à les faire aimer du lecteur, ce qui permet à l'auteur de démultiplier les points de vue, de varier les affrontements qui -soyez rassurés- vont crescendo avec une maestria assumée. Personne n'y est invincible, ou d'ailleurs invaincu, et ces combats sont souvent, simultanément, l'occasion de faire progresser l'intrigue par des flash-backs dévoilant un pan du passé du héros. Le tout, avec un refus du manichéisme qui force le respect et entrecoupé de scènes montrant la face cachée, diplomatique, du conflit. Une densité narrative qu'il faut souligner...

 

 

Bref, Yongbi est à mon sens une oeuvre graphique à connaître. Pas une production majeure à l'image de Vagabond, mais suffisamment remarquable pour mériter de figurer dans les collections des afficionados, qui risquent même d'y revenir régulièrement pour revivre quelques passages incroyablement prenants, ou d'autres qui auront suscité des fous-rires mémorables. C'est, pour ma part, la série que je relis le plus souvent, avec de plus la satisfaction d'en avoir rassemblé l'intégralité des volumes. Car même à l'époque,ce fut loin d'être aisé. Le 23e et dernier volume, notamment, avait mis quasiment un an et demi à être publié après le vol. 22, et ceci par les éditions Samji, qui avaient repris le catalogue de Tokebi après la faillite des éditions SEEBD en 2008. Quelques centaines de volumes à peine ont circulé en France, à l'époque. Je suis parvenu à mettre la main sur l'un d'eux, mais au final, j'aurai mis quasiment cinq ans, de 2004 à 2009, pour boucler cette épopée.

 

Triste bilan

Aujourd'hui, n'escomptez plus mettre la main sur Yongbi en magasin : le manhwa n'est plus édité. Il reste cependant possible de trouver l'intégrale de temps à autre en occasion sur le web, mais les prix en sont souvent très élevés. C'est là le symptôme d'une oeuvre à qui l'on n'a jamais vraiment laissé la chance d'aller à la rencontre de son public, et le symbole du peu de cas que l'on fait de la production graphique coréenne dans notre contrée. Je le dis haut et fort : c'est tout-à-fait regrettable, car il y a là de la qualité.

De mon côté, je nourris également une véritable frustration dans cette affaire. Car les aventures de Yongbi, en réalité, ne se sont pas arrêtées à ce 23e volume. Une deuxième série a vu le jour en Corée du Sud, qui prend la suite directe de l'épopée. Lancé en 2006 et toujours en cours de publication (une dizaine de volumes à ma connaissance), Yongbi Bulpae Oejeon (dont vous trouverez une planche ci-dessous) n'a toujours pas trouvé d'éditeur en France. Quand je vous disais que ce post était l'histoire d'un rendez-vous manqué...

 

 

[Note: Si je ne m'abuse, Yongbi et sa suite ont initialement été publiés en couleurs. Mais indéniablement, les planches gagnent énormément à être converties en noir et blanc, ce qui a été le cas pour l'édition hexagonale de l'épopée. J'ai donc converti moi-même en noir et blanc la planche de Yongbi Bulpae Oejeo ci-dessus, histoire de montrer ce que cela pourrait donner...]