Depuis le début du confinement, vous passez votre temps à jouer à des jeux de zombies ou à mater, mode pandémie, tout ce que la télé et le cinéma ont pu en tirer comme films et séries ? S'il y a bien un espace où les virus n'ont pas attendu pour prospérer au coeur de notre société, ce sont les écrans. Cela fait longtemps que la peur de la maladie et de la contagion se fait puissant matériau de création, et le succès de ces oeuvres ne s'est jamais démenti... Jusqu'à prospérer aujourd'hui. Oui, mais pourquoi ?

Se confronter à une chose pour mieux l'exorciser ? C'est en lisant un entretien publié sur www.francetvinfo.fr, ce matin, que m'est venue l'idée de ce post plein de miasmes et de post-apo. On y lit les propos de Patrick Rateau, professeur de psychologie sociale à l'Université de Nîmes, sur tous ces produits culturels qui utilisent le modèle des pandémies virales comme support de leur imaginaire. S'y pose une question centrale: pourquoi ces oeuvres connaissent-elles un tel succès depuis le début du confinement? La réponse est sans ambiguité aucune: il s'agit ni plus ni moins d'une forme de catharsis.

"On cherche à la fois à se rassurer et à voir comment ça se passe, explique le professeur Rateau. Car même si c'est sous la forme d'une fiction, on se dit que ça peut se passer de cette façon-là. On cherche à voir comment la maladie se propage, à comprendre les aspects d'une épidémie et ce qui pourrait potentiellement arriver ou pas. Et même si la situation est bien pire que celle qu'on l'on vit actuellement, cet effet de comparaison peut nous aider à mieux supporter la réalité." A une nuance près: "Le problème, c'est que ce ne sont que des fictions ou des jeux. Ce ne sont pas des modèles scientifiques, ce qui peut entraîner paradoxalement une augmentation de la peur." En clair: gare à ceux qui confondent la fiction et la réalité.

L'amour de la peur

L'analyse ne va guère plus loin, sans doute limitée par le format contraint qu'impose une ITW. Elle renvoie cependant immédiatement aux mécanismes qui sont ceux de la fascination que certains d'entre nous nourrissent pour les genres dits d'horreur ou d'épouvante. Dans la littérature, au cinéma, dans les jeux vidéo, ces récits d'imagination connaissent depuis toujours un vif succès, au motif rebattu que les gens "aiment se faire peur". On se demande rarement, partant, ce que peut cacher cette expression en forle de lieu commun. En 2014, David H. Zald, professeur de psychiatrie à l'Université Vanderbilt, aux USA, répondait pourtant précisément à cette question, posée par le Huffington Post.

Lui aussi partait de l'idée, fondamentale, que la peur induite par la fiction est avant tout, et paradoxalement, un puissant remède contre l'anxiété. Mais son explication avance d'autres éléments, à commencer par celle de la capacité de la peur à faire oublier toute forme de projection et à permettre de ressentir l'instant présent. "Nous ne sommes pas préoccupés à penser à ce qu'il s'est passé hier ou à ce que nous avons à faire demain", explique ainsi dans l'article David Zald, qui ajoute au phénomène un autre, lié à notre chimie interne: la diffusion d'hormones telles la dopamine, l'adrénaline ou l'endorphine: la peur, paradoxalement, peut devenir un élément de bien-être physique. Enfin, il mentionne deux autres bénéfices inattendus: ressentir de la peur permet de travailler sur la confiance en soi et l'estime de soi ; et lorsqu'elle est partagée, elle peut induire un rapprochement entre deux les deux individus qui l'ont ressentie à l'unisson. Les envies de câlins nées dans l'obscurité des salles de ciné sont ici expliquées !

La peur et la fiction

Ce sont des bénéfices connus depuis toujours, et qui ont nourri la création depuis l'aube des temps. L'Histoire de l'homme est ainsi évidemment indisssociable de celle de la peur. Depuis les premières peintures rupestres, c'est elle qui inspire, en miroir, les artistes lorsqu'ils exaltent le courage des membres de leur tribu dans des scènes de chasse contre des animaux redoutables, en un temps où l'homme n'est pas maître de la nature. C'est elle qui souligne l'héroïsme, le courage de ceux qui lui font face. Mécanisme de protection très efficace, la peur enseigne intuitivement les limites à ne pas franchir pour préserver son intégrité physique et sa sécurité.

L'avènement de systèmes de croyance plus complexes, dans les sociétés égyptienne et du Levant notamment, donne une nouvelle place à la peur. On y apprend à respecter, à travers elle, l'ordre établi, les croyances cimentant la civilisation. La puissance divine, les forces de la nature. La peur induite par la fiction, par l'image, par le texte, devient un élément de pédagogie. C'est une qualité qu'elle ne perdra plus. Pensez-y: le conte initiatique a aujourd'hui encore cette vertu didactique, enseignant par exemple aux petites filles à ne pas faire confiance aux mâles, à prendre garde à la forêt, aux faux-semblants. Le Petit Chaperon rouge de Charles Perrault a beau remonter au XVIIe siècle, on frissonne toujours de la rencontre avec le loup et du sort terrible auquel échappe l'enfant. Et on en ressort, quelque part, un peu plus grand. C'est d'ailleurs un peu le même mécanisme qui est à l'oeuvre dans les fictions modernes se préoccupant de réalisme - et à propos desquelles nous ne tarissons pas de critiques lorsqu'elles commettent une erreur rendant le propos, ou l'intrigue, caduque.

La contagion

Reste maintenant à entrer dans le vif du sujet. La peur de la contagion n'a pas immédiatement été un moteur narratif pour les oeuvres de fiction. D'abord, c'est la notion même de "roman" qu'il a fallu inventer. On passera rapidement sur les oeuvres à fonction narrative de l'Antiquité (comme le Satiricon de Petrone ou le Metamorphoseon Libri d'Apulée) pour en venir à l'étymologie du terme, qui s'est construit en deux phases: le mot renvoie d'abord à un écrit en langue vulgaire, puis, à partir du XIIe siècle, commence à être associé à l'idée d'une forme clairement narrative et fictive. Le roman, sous cette acception, va alors progressivement remplacer l'épopée. Et rapidement se préoccuper de formes renvoyant à l'idée de la peur. Les visions de l'enfer relatées dans La Divine Comédie de Dante remontent ainsi à 1307, point de départ d'un genre qui prospère aujourd'hui encore.

Le Moyen Age, partant, est aussi l'époque des grandes pestes, aussi n'est-il pas étonnant de voir la maladie s'inviter dans la littérature très rapidement. Boccace, en 1353, raconte la fuite de sept jeunes filles et trois jeunes hommes face à la contagion, à Florence, dans le Decameron. La description de la maladie y est cauchemardesque, et sert de support à une centaine de récits de fiction en forme de nouvelles. La contagion y devient un élément important de l'histoire là où Sophocle, dans Oedipe Roi, n'en faisait qu'un point annexe de sa narration, au Ve siècle avant JC, tandis que les autres auteurs se cantonnaient le plus souvent à la dimension historique de ces événements (par exemple Thucidyde et la peste d'Athènes de 430 av.JC, racontée dans L'Histoire de la guerre du Pélopponèse, ou la peste de Justinien à partir de 542 ap. JC, racontée par Procope et qui s'étendra sur plus d'un siècle, au point d'être considérée comme la première pandémie).

On mentionnera tout de même, du point de vue littéraire, l'épisode de la peste des Philistins relaté dans la Bible, renvoyant à l'épidémie survenue à Ashdod en 1141 av. JC., et celui de Jérusalem en 701 av JC, lorsque les Assyriens sont frappés par un mal attribué à l'ange de Yahvé, frappant brutalement quelque 185000 hommes faisant le siège de Jérusalem. On trouve trace de l'événement narré dans le Deuxième livre des Rois dans les tablettes de Sennacherib, il semble donc confirmé.

Pour autant, cette idée de contagion devra attendre les progrès de la science et la découverte des virus pour devenir le centre des intrigues. Si le terme est d'origine latine (le terme signifie "poison"), "il reste sans contenu précis jusqu'à Pasteur", souligne l'Encyclopedia Universalis. Dès le XIXe siècle, l'on commence à comprendre les principes de la vaccination mais l'observation des virus, et donc de leur nature microbienne, date de 1938, avec le développement de la microscopie électronique. En 1953, André Lwoff le précise en lui conférant quatre caractéristiques qui n'ont jamais été remises en question depuis lors:

1. Il ne renferme qu'un type d'acide nucléique, ADN ou ARN ;

2. Il ne renferme ni cytoplasme ni noyau, associant simplement un acide nucléique et des protéines ;

3. Il est incapable de croître et de se diviser, il ne peut se reproduire qu'à partir de son matériel génétique ;

4. Il est un parasite absolu de la cellule.

Un thème qui contamine la création

Il n'est pas inintéressant de noter, à ce stade, que c'est en 1948 qu'est fondée l'OMS, organisation mondiale de la Santé, en réponse à une autre pandémie restée dans l'Histoire, celle de la grippe espagnole de 1918-1919, responsable de 20 à 30 millions de morts. Cette connaissance scientifique va contribuer à créer un nouvel adversaire, insaisissable et pourtant parfaitement identifié. C'est au milieu du XXe siècle que les concepts de virus et de pandémie commencent, ainsi, à infuser dans la société. Et ils ne vont pas tarder à trouver une place de choix dans l'imaginaire des auteurs de livres, à la suite de quelques précurseurs comme Jack London (La peste écarlate, en... 1912, déjà !) ou Albert Camus (La Peste, 1947). Giono (Le Hussard sur le toit, 1951), Pagnol (Les Pestiférés, 1977), Stephen King (Le Fléau, 1978), Chuck Palahniuk (Peste, 2008) et bien d'autres prendront le relais.

L'idée de la pandémie est contagieuse, et s'étend donc logiquement au cinéma et aux séries TV. En voici quelques oeuvres emblématiques, partageant une approche réaliste et une autre plus fantastique du genre, avec notamment l'apparition du genre post-apocalyptique et de la figure du zombie :

- Panic in the streets, d'Elia Kazan, 1950 (réaliste)

- Le Septième Sceau, d'Ingmar Berman, 1957 (métaphysique)

- L'Invasion des profanateurs, de Philip Kaufman, 1978 (contagion alien)

- Alerte !, de Wolfgang Petersen, 1995

- Twelve Monkeys, de Terry Gilliam, 1996 (post-pandémie)

- Cabin Fever, d'Eli Roth, 2002 (huis-clos réaliste)

- 28 jours plus tard, de Danny Boyle, 2002 (zombies)

- Les fils de l'homme, d'Alfonso Cuaron, 2006 (post-pandémie)

- REC, de Jaume Balaguero et Paco Plaza, 2007 (zombies)

- Black Death, de Christopher Smith, 2010 (épidémie médiévale)

- Contagion, de Steven Soderbergh, 2011 (réaliste)

- The Bay, de Barry Levinson, 2012 (réaliste)

- World War Z, de Marc Forster, 2013 (zombies)

- The Rain, de Jannik Mosholt, Christian Potalivo et Esben Jacobsen, 2018 (série TV réaliste)

- L'Effondrement, de Guillaume Desjardins et Jérémy Bernard, 2019 (la série TV qui avait tout prédit)

Quant aux jeux vidéo, ils marcheront bientôt dans les pas du septième art, répondant à une demande qui ne s'est jamais tarie. Depuis les années 1980, eux aussi abordent la question de la contagion par le biais de l'épouvante, via notamment le genre dit du "survival-horror". Quelques oeuvres emblématiques:

- La saga Resident Evil, évidemment, qui a lancé le genre en 1996 sur Playstation avec un virus qui échappe à ses créaeurs dans la ville de Racoon City. On notera que le remake du troisième opus doit sortir ces prochains jours sur consoles et PC.

- The Last of Us, post-apo cauchemardesque sorti en 2013 sur PS3. Le titre reste unique en son genre de par son approche très poussée de la psychologie de ses personnages en temps de contamination

- Le très controversé Plague Inc., simulateur d'épidémie sorti en 2012 et régulièrement ressorti des cartons. Le jeu vient d'être interdit sur l'AppStore en Chine.

- Le frenchie A Plague Tale: Innocence, des Bordelais d'Asobo, auquel j'avais consacré un article pro. S'y retrouvent la thématique d'une peste médiévale, les ingrédients d'une vraie narration d'épouvante et un sens de l'humain qui montre la grandeur qui peut naître de ces moments difficile. Le hit hexagonal de l'année 2019.

- Le classique de la BD adapté en jeu vidéo, The Walking Dead, reste une expérience narrative puissante sur fond d'épidémie zombie.

A consommer pendant le confinement ?

Que l'on se sente de taille ou non pour affronter ces expériences à l'heure d'un confinement massif à travers la planète, ces oeuvres semblent en tout cas connaître un engouement considérable depuis quelques semaines. Le long-métrage Contagion de Soderbergh figure parmi les meilleures ventes sur iTunes tandis que le jeu Plague Inc. a connu un regain d'intérêt considérable, phénomène témoignant sans doute de notre envie de conjurer la situation en la cantonnant, au moins temporairement, aux limites étriquées d'un écran de télévision. Maintenant, on ne vous le rappellera jamais assez: la fiction, aussi réaliste ou impliquante soit-elle, n'est pas la réalité...