Hello tous,

J'ai eu la chance de m'entretenir avec Roger Mendoza, qui est l'un des trois piliers du studio barcelonais Nomada, à l'origine de GRIS. Je vous mets la retranscription de l'entretien, entièrement traduit, ci-dessous. Il devrait y avoir quelques infos sympa pour ceux qui ont aimé le jeu.

Bonjour Roger ! Pouvez-vous vous présenter et brosser l'historique de Nomada Studio ? J'ai cru comprendre que vous et Adrian Cuevas êtes des habitués des productions triple A. Comment en êtes-vous arrivé à créer votre studio ?
Alors je suis Roger Mendoza, l'un des fondateurs de Nomada, où je m'occupe de la production et de la programmation. Adrian et moi nous avons travaillé pour de grands studios, comme Ubisoft Montreal, Square-Enix. Nous n'avons rien de négatif à en dire, mais nous étions fatigués de travailler sur de grands projets faisant intervenir plus de 600 personnes. Nous sommes plutôt adeptes de petits jeux, de jeux indé et on a eu envie d'essayer. Un jour, on était à une fête et on a rencontré Conrad Roset complètement par hasard, et c'est comme ça qu'a émergé l'idée d'un jeu en noir et blanc faisant intervenir la couleur progressivement. C'est comme ça que tout a commencé et qu'on a créé Nomada ensemble. On a monté une équipe et en sept mois, on a réalisé une petite démo. On est allé la montrer à la Gamescom, en Allemagne, en 2016. Et visiblement, ça a plu...

Cette émancipation, c'est une démarche que font beaucoup de développeurs de nos jours. Est-ce à dire que les grandes structures  ne laissent pas assez de liberté pour exprimer sa créativité?
Ca dépend de ce que vous cherchez. On était très content de bosser chez Ubisoft, on a pu participer à de très beaux projets, et j'y ai beaucoup appris. Quand je rencontre des jeunes, des étudiants, qui veulent créer leur studio, en général je les encourage à avoir d'abord une expérience dans un gros studio, ça apprend comment sont faits les jeux vidéo. Mais c'est vrai que si vous voulez réaliser un projet comme Gris, ce n'est pas possible là-bas. Et c'est normal parce que ces compagnies ont des financeurs et besoin de retours sur investissement. Elles ne peuvent pas prendre ce genre de risques. Cela dit, Ubisoft Montreal a quand même permis la naissance de Child of Light, c'était différent de ce qu'ils font d'habitude, et c'était risqué.

C'est combien de personnes, aujourd'hui, Nomada ?
Actuellement, on est à nouveau juste les trois fondateurs (Roger Mendoza, Adrian Cuevas et Conrad Roset), parce les personnes qu'on a embauchées pour Gris l'ont été sur l'emprise du projet seulement, on ne pouvait pas prendre de risque. Au plus fort du développement, on était 18, je crois. On a eu beaucoup de monde pour la partie animation, évidemment, et on a eu des étudiants qui nous ont donné un coup de main.

Votre jeu se nourrit du travail de l'artiste barcelonais Conrad Roset. Vous pouvez me raconter ce qui vous a donné l'idée de créer ensemble cette expérience ?
Je crois que l'idée du jeu, vraiment, est venue quand Conrad a vu un dessin sur une tablette et a suggéré que ce serait intéressant de concevoir un jeu à partir de ce style, très fait main, très artistique. Ca a été le concept de base, avec le passage du noir et blanc à la couleur, qu'on s'est chargé d'enrichir puisqu'évidemment ce n'était pas suffisant pour faire un jeu. Or, nous, ce qu'on aime, nos références, ce sont des jeux comme Journey, Inside, Ori and the black forest et je crois qu'on a eu envie de mettre un peu de chacun de ces jeux ensemble. Après, faire référence à ces jeux, surtout auprès des éditeurs, ce n'est pas simple, parce que c'est un gros challenge de se mesurer à eux (rires). Mais ça a été notre approche.

Vous citez souvent Journey comme référence. Pour le côté expérience, ressenti, sensations ?
Oui ! Pour nous, Journey a été le premier vrai jeu à l'approche artistique dont nous nous sommes sentis proches ; ça a été une révélation. Tu peux juste y ressentir, sans histoire, en te laissant emporter par la musique. Pour nous, les trois fondateurs du studio, je crois que c'est l'un des jeux que l'on préfère de tous les temps. Il a changé notre façon de voir le jeu vidéo.

Esthétiquement, la direction artistique renvoie fortement à l'univers de Conrad Roset, mais aussi à la bande dessinée. J'y ai vu du Rosinski de Thorgal, du Roger Leloup de Yoko Tsuno... En tant que développeur, comment donne-t-on vie à ce type de planches ? Parce que c'est de bien de cela qu'il s'agit, non ? Gris a quelque chose de la bande dessinée animée...
Oui, cette approche du dessin animé, ça a été notre première préoccupation, dès qu'on a lancé la production de la démo. On s'est demandé s'il était possible d'amener l'art de Conrad à la vie et au jeu, ça a été le gros risque du projet, en fait. On a fait un rapide prototype pour s'assurer que notre idée était possible, et puis on a dû apprendre comment fonctionne Photoshop dans les détails. Mais effectivement, c'était possible, alors on s'est lancé.

Quel moteur avec-vous utilisé ?
Unity! Quand on est une petite équipe, c'est le passage obligé: si tu veux créer ton propre moteur, il faut du temps et beaucoup d'argent. De nos jours, presque tout le monde bosse avec Unity, c'est tellement pratique.

Ce qui est frappant, c'est la fluidité, elle renvoie à une autre production qui m'avait marqué pour les mêmes raisons, Cuphead. C'est étonnant de voir des dessins prendre vie et devenir totalement interactifs.
Oui. Pour ça, on a eu beaucoup de chance de mettre la main sur un animateur bourré de talent, Adrian Miguel, qui a été engagé dans le projet dès la démo et qui, surtout, en a parfaitement compris le sens. Je m'explique: tu peux réaliser une super animation avec un millier d'étapes sans que ce soit réactif, pad en main. Or, nous, on voulait que ce soit fluide et réactif parce que c'est fondamental pour le gameplay. C'était complexe, il a fallu trouver des solutions pour ajouter des étapes d'animation dans les mouvements du personnage sans perdre cette réactivité, elle est vitale notamment pour les sauts. Du coup, on a effectivement pas mal regardé ce qui avait été fait pour Cuphead. Alors, bien sûr, ils avaient une approche plus traditionnelle, en scannant les dessins. On a préféré pour notre part travailler directement sur tablette, parce qu'on voulait pouvoir modifier facilement les couleurs et les textures sur les dessins.

De gauche à droite: Adrian Cuevas, Conrad Roset et Roger Mendoza.

L'univers de Gris repose sur les couleurs et la façon de les rendre au monde. Vous pouvez expliquer ce postulat, sa symbolique ? Beaucoup de joueurs essayent d'y trouver du sens !
Alors, on n'a pas vraiment envie de parler du sens de Gris, on préfère clairement que les gens se fassent leur propre idée. On a notre histoire, qui sous-tend l'ensemble, mais on ne veut pas l'imposer. Ce qu'on peut dire, c'est que le monde est plein de couleurs, puis passe en noir et blanc avant de retrouver progressivement des couleurs. Et pendant ce temps, le joueur commence à voir le monde différemment. J'aime bien voir ce jeu comme une expérience personnelle. C'est un peu difficile à admettre au départ, mais à force, on finit par l'admettre.

Des fans ont déjà trouvé la vraie histoire ?
Oh oui ! Mais on ne leur a jamais dit !

En parlant de ça, vous avez fait le pari d'une narration minimaliste. Quel est l'enjeu d'un tel choix ? Dans Gris, on se laisse presque submerger par l'image, les zooms incessants qui changent votre point de vue sur les choses,  la musique, aussi, qui vous invite à ressentir plus qu'à comprendre...
On aime l'idée de ne pas être spécifique, parce que cela encourage le joueur à être plus sensible au jeu. Si tu dis aux gens que le jeu se rapporte à l'histoire d'un sofa cassé, personne ne s'intéresse au sofa. Alors que si tu ne dis rien, ils peuvent supposer, se connecter au jeu et le ressentir. En plus, dès le départ, il était clair pour nous que nous ne voulions pas de textes, on préférait que le joueur puisse profiter de chaque frame du jeu, des dessins.

C'est un choix risqué, qui suppose une approche plus maturité de la part des joueurs. C'est cela que vous visiez, un public de joueurs qui a grandi ?
Oui, toute une frange des joueurs est aujourd'hui plus âgée, mais il y a aussi une nouvelle audience, des gens qui veulent profiter du jeu sans se prendre la tête avec la difficulté. Et je crois que c'est bien, parce que nous devons amener de plus en plus de gens au jeu vidéo. De notre point de vue, nous considérons le jeu vidéo comme un art. C'est comme le cinéma, la littérature, c'est un mode d'expression qui vous permet de faire pleurer quelqu'un. A partir du moment où vous pouvez faire ressentir des choses aux gens, c'est de l'art. Et ça parle à de plus en plus de gens, joueurs et créateurs. Regardez par exemple l'expérience proposée par What remains of Edith Finch. C'est très différent du reste de la production vidéoludique. Ce jeu est la preuve que des créateurs, aujourd'hui, osent prendre le risque de faire autrement, de mettre en avant la narration, d'aborder des sujets plus sérieux. Je crois que c'est important, et ça va de pair avec l'idée de proposer des expériences qui ne sont pas taillées pour le super hardcore gamer. Maintenant, attention, je n'ai contre les jeux difficiles, mais encore une fois c'est comme le cinéma. Tout le monde n'aime pas les films d'épouvante ou les films d'action.

Vous êtes édités par Devolver, qui a plutôt l'habitude de productions plus "musclées". Comment c'est arrivé ?
Alors, ça aussi c'est un peu arrivé par hasard. En 2016, nous avons décidé d'aller à la Gamescom, vu qu'on avait une belle démo et qu'on voulait la montrer aux éditeurs. J'ai envoyé un message à l'équipe en leur demandant s'ils seraient présents. Ils ont répondu par l'affirmative et nous ont dit de venir leur présenter le jeu. Honnêtement, je ne pensais pas que ça arriverait, ce n'est pas vraiment le type de jeu qu'ils éditent, mais quand on les a rencontrés ils se sont montrés intéressés. Ils nous ont donné immédiatement beaucoup de feedback, de conseils sur le pitch, sur la production du jeu. Par la suite, il faut croire que ça leur avait parlé parce qu'ils nous ont envoyé des mails pour en savoir plus, sur la production, sur le budget, et finalement ils nous ont proposé de signer. Travailler avec eux a été un plaisir, ils nous ont donné la liberté totale dans notre approche artistique, c'était assez incroyable. Une très bonne expérience.

C'est un sacré coup de chance!
Oui! Conrad, par exemple, a aussi bossé dans la publicité, et il n'a pas eu droit à la même liberté. Là, on se voyait de réunion en réunion, et puis si on avait des questions, besoin d'eux, il suffisait de demander. Je crois qu'ils ont la bonne approche: ils ne parient pas sur des projets, mais sur des personnes. C'est génial, mais quand on y pense, c'est fou, vous donnez beaucoup d'argent à des gens en espérant que tout se passe bien... Mais c'est comme ça que ça doit être, si tu crois dans un projet, c'est que tu crois dans les gens qui le portent. Il faut donc leur faire confiance.

Les retours critiques et publics sont excellents, ce qui valide votre démarche. Le studio entend-il continuer sur sa lancée ? Il y a déjà des projets ?
Alors, on a des idées ! Mais on a eu malgré tout un budget contraint, ce qui ne nous a pas permis de les développer pour l'instant. On va d'abord attendre de voir comment marche le jeu, et si ça se passe bien je crois qu'on va continuer parce qu'on a vraiment aimé cette expérience. Mais il va se passer un bon moment avant qu'on puisse annoncer quoi que ce soit. Ce qui est sûr, c'est que si on doit embaucher du monde, ce sera les gens qui ont travaillé avec nous sur Gris, on a beaucoup aimé bosser avec eux.

Après Tequila Works pour Rime, vous êtes le deuxième studio espagnol dont je parle en un peu plus d'un an. Et vous partagez avec Tequila la même touche de poésie dans des univers épurés. Y aurait-il une filière de poètes du pad en Espagne ?
C'est amusant que vous fassiez ce lien parce que quand on est allé à la Gamescom en 2016, on a rencontré les membres de Tequila Works. Ils venaient présenter Rime. On leur a montré notre jeu, ils nous ont montré le leur. On n'avait jamais parlé, avant, et on ne connaissait rien de nos projets respectifs et en discutant, on est arrivé à la conclusion que nos jeux, en fait, étaient assez similaires dans leur approche. C'est étrange. Ceci dit, je crois en effet que l'industrie du jeu vidéo se développe en Espagne, il y a beaucoup de bons jeux venant d'ici, et le fait est que les créateurs veulent assez vite aller vers les productions indé. Beaucoup sont allés travailler hors d'Espagne, et maintenant ils essayent de revenir. Et puis on a du potentiel. On a par exemple beaucoup de gros studios dédiés au jeu mobile, comme King (Candy Crush), à Barcelone. Je ne sais pas ce qu'il en sera de l'industrie du mobile dans cinq ans, mais il n'est pas interdit de penser que des gens sortis de cet environnement se mettent à créer des studios dédiés au jeu console ou PC. Le futur s'annonce intéressant.

Un grand merci Roger !