Hello tous,

Après une petite pause et en attendant le retour officiel des "Tout ce que vous avez toujours savoir" qui, faute de temps, peinent à se finaliser, j'ai profité du farniente dominical pour vous rédiger quelques lignes à propos d'un film pas comme les autres, méconnu, mal-aimé et surtout terriblement mal compris - ou peut-être trop bien eu égard à sa tragique destinée. Ce film, c'est un long métrage de l'estimable Joe Dante, le papa des Gremlins, que j'ai eu le plaisir de rencontrer courant septembre lors de son passage à Strasbourg. Une petite d'heure d'interview m'avait permis de passer en revue les grands thèmes de sa filmographie, et je dois dire que j'étais resté assez interdit lorsque, évoquant The Second Civil War sur le conseil de mon collègue et ami JFT (si tu lis ça, un coucou !), le réalisateur hollywoodien m'avait gratifié d'un grand sourire en me disant qu'il s'agissait là d'un des films dont il était le plus fier... Et que c'était paradoxalement l'un de ceux dont on ne lui parlait quasiment jamais.

Evidemment, la chose a excité ma curiosité et je suis depuis allé un peu au-delà du simple visionnage en urgence -il fallait bien préparer les questions un minimum- pour m'intéresser à ce drôle d'objet filmique qui, en son temps, a fait l'effet d'un pétard mouillé. The Second Civil War est en effet un flamboyant paradoxe: il s'agit sans doute de l'une des charges les plus drôles et les plus subversives contre la société américaine qu'Hollywood ait jamais produite... et de l'une des oeuvres qui est passée le plus inaperçue dans la trajectoire d'un réalisateur infiniment plus remarquable que ce que l'on en dit parfois. Pire, voici un long métrage plein de mérite qui a sans doute contribué à éloigner encore Joe Dante de la spirale du succès.

Venons-en au contexte, comme toujours. Et à Joe Dante, d'abord. Il faut remettre en perspective, avant tout, le travail de ce réalisateur qui s'est fait une spécialité de dynamiter de l'intérieur à peu près tout ce qu'il a touché au cinéma. C'est sa grande spécificité. Je ne vous referai pas sa biographie, vous avez Wikipedia et quelques excellents bouquins, comme Joe Dante et les Gremlins d'Hollywood, paru en 1999 aux éditions Cahiers du cinéma, pour vous faire les dents. Je me bornerai ici à rappeler que Dante a démarré sa carrière en bossant pour un autre géant du film de genre, Roger Corman, au sein de la mythique New World Pictures, ce et en y  exerçant le job de monteur avant d'avoir l'opportunité de passer à la réalisation avec Hollywood Boulevard puis les archi-connus Piranhas et Hurlements. Très important, car cela explique en partie qui est le gaillard: un authentique boulimique d'images, fanatique de bandes annonces, de films de monstres et de dessins animés, dont la culture encyclopédique du septième art est constamment digérée et réintégrée dans son cinéma. Les exemples les plus emblématiques - et que tout le monde connaît - sont les deux Gremlins. Le premier citait de manière très corrosive La vie est belle de Franck Capra (Billy est un Bailey en devenir, et Kingston Falls évoque furieusement Bedford Falls), et multipliait les références à des classiques de l'époque comme Flashdance - incroyable scène du bar - ou Le magicien d'Oz, entre autres. Le second allait encore plus loin en invoquant, dans un tourbillon incessant, des dizaines d'oeuvres allant de Rambo à Casablanca, en passant par Le Fantôme de l'opéra. C'est dire le grand écart...

Dante, ainsi, est conscient de l'héritage de ses glorieux prédécesseurs. Il est aussi très au fait du monde qui l'entoure, à tendance gauchisante et foncièrement critique quant à la place de l'image dans nos sociétés. Ses oeuvres les plus anciennes, dès le magma primordial de The Movie Orgy (1966) et le premier "vrai" film Hollywood Boulevard (1976), démontrent ce regard extrêmement critique qui se cache derrière l'envie de faire plaisir et d'amuser la galerie. Si Hollywood Boulevard est terriblement drôle, il raconte aussi, en creux, la vie des studios à l'époque et pose un regard sans concession sur l'absurdité du système dans lequel Dante évolue. Ce sont des thèmes qui reviendront par la suite, plus forts, plus virulents, après quelques oeuvres de commande - dont le méritant et dangereusement déviant Hurlements, qui fit de Steven Spielberg un fan convaincu de Dante jusqu'à lui ouvrir les portes d'Hollywood- en décrivant les sociétés de consommation, la politique spectacle et la vacuité des mass médias. Autant de thèmes traités avec légèreté dans Gremlins 2 (1990), film loin d'être aussi foutraque qu'un premier visionnage pourrait le laisser croire, et que l'on retrouvera par la suite, par certains aspects, dans des oeuvres comme Panique sur Florida Beach (ou Matinee, 1993)- une petite merveille qui traite de la fascination de l'image et de la folie des politiques, sur fond de crise cubaine - ou Small Soldiers (1998), authentique pamphlet contre l'humeur va-t-en guerre de son pays et la façon dont elle vend son idéologie aux enfants. Le plus grand du film était qu'il était  présenté comme une oeuvre s'adressant à ces derniers, alors que l'oeuvre portait une dimension assez terrifiante dans son regard sur le monde et la les dangers de la technologie. Autant dire que Small Soldiers ne rencontra pas son public. Mais c'est une constante dans la trajectoire de Dante, qui malgré sa belle cote critique n'a jamais vraiment réusi à se fondre dans le moule d'un réalisateur mainstream.

Nous voici arrivés en 1997, année de la sortie de The Second Civil War... à la télévision. Ici encore, c'est une surprise. Le film, lancé et produit par Barry Levinson - dont Dante soupçonne qu'il a écrit une bonne partie du scénario original -a été produit par HBO et accueille dans son casting quelques gloires comme James Coburn, Beau Bridges ou James Earl Jones et Ron Perlman. Charlton Heston a même failli y tenir un rôle avant, raconte Dante, de refuser: il devait interpréter le président des Etats-Unis et aurait refusé au motif, dit Dante, que "c'est encore un de ces films où les gens de couleur sont intelligents et tous les blancs idiots". C'est dire si, dès le départ, le propos de l'oeuvre tenait du poil à gratter dans une société terriblement Wasp encore à l'époque.

The Second Civil War n'aurait sans doute pas pu voir le jour pour le cinéma. Parce que le film s'attaque à à peu près tout ce qui gravite dans son orbite à l'époque: le milieu du show business, des médias, la politique, les relations hommes/femmes, la question humanitaire... Difficile de faire plus exhaustif, et encore plus dur de croire que l'on peut traiter intelligemment de tant de sujets en 97 petites minutes. Mais c'est précisément le pari de cette oeuvre qui, pour ce faire, navigue quelque part entre le pamphlet et la farce, avant de virer à la tragédie la plus cynique qu'on puisse imaginer. Un multiplicité de tons qui fait également partie des raisons qui ont empêché Joe Dante de livrer le cinéma popcorn qu'Hollywood attendait de lui.

Revoir aujourd'hui The Second Civil War, c'est accepter une esthétique très années 90, mais c'est aussi se confronter à une autre spécificité du cinéma de Dante: sa dimension visionnaire. Dante avait créé son personnage de multimilliardaire rêvant de politique sur le modèle de Donald Trump, dans Gremlins 2, et nous voyons aujourd'hui où en est ce même Trump. Il avait aussi senti très tôt la place de l'image dans la société de communication du XXIe siècle, et cela se ressent jusque dans des oeuvres pourtant ancrées dans l'Histoire, comme Matinee. Surtout, cette puissance visionnaire est celle qui sert de colonne vertébrale à The Second Civil War: non seulement l'on s'y retrouve confronté très tôt à la question de la vitesse de circulation de l'information et ses conséquences, mais le réalisateur  traite d'un sujet brûlant en anticipant avec quasiment vingt ans d'avance les réactions des populations: la question de l'immigration, et plus spécifiquement de la migration humanitaire.

The Second Civil War part d'un postulat très dans l'air du temps à l'époque: un conflit majeur entre l'Inde et le Pakistan. Une bombe atomique explose, et voici que des tas de gamins doivent trouver refuge à travers le mone. Parmi ces flux de petits réfugiés, le film s'attache à suivre la trajectoire d'un petit groupe qui doit reconstruire sa vie quelque part en Idaho. A ceci près que le gouverneur de l'Idaho, nationaliste d'opportunité, entend bien défendre ses terres contre l'"envahisseur". Et le gaillard ferme ses frontières, menaçant de faire sécession avec le reste des Etats-Unis si sa volonté de ne pas accueillir de réfugiés n'est pas respectée.

Ce point de départ a priori absurde est un support pour permettre au film de déployer un portrait au vitriol de la société américaine. Car ici, tout y passe, Dante prenant le rôle du franc tireur. Le président idiot et va-t-en guerre ne gouverne qu'en fonction des sondages d'opinion et de ses perspectives de réélection, le gouverneur joue des muscles mais a la tête ailleurs, accaparé par son amourette pour la jolie journaliste hispanique de la télé. Les chaînes de TV mettent en scène le conflit, diffusent non stop et prennent le risque, à chaque instant, d'être mal compris - c'est une incompréhension qui sera d'ailleurs à l'origine du développement final. Les associations humanitaires ne raisonnent qu'en fonction de leur image et de leur cause, apte à justifier les pires excès. Les milices qui prennent les armes sont présentées comme une vraie pub pour le puissant lobby des armes. Les militaires ont le doigt appuyé sur la gachette. Et toute cette petite musique des intérêts individuels, des petites haines quotidiennes, du racisme ordinaire se met au service d'une narration qui prend vite la forme d'une pantalonnade désespérée, dont les dissonances se font de plus en plus perturbantes à mesure que l'on avance. L'absurde règne, d'aucuns s'y enfoncent tandis que quelques-uns pleurent. Et puis vient le drame, lorsqu'est commis l'irréparable. Un autre film démarre sur les vestiges du précédent. L'incrédulité, l'horreur et la peine le disputent à la bouffonnerie ambiante dans laquelle les politiques sont encore engoncés. Prise de conscience tragique de la réalité de cette situation dont tout le monde ou presque s'amusait: "Mais qu'avons-nous fait"?

Evidemment, il n'est pas facile d'assumer une telle oeuvre lorsque l'on est réalisateur, a fortiori hollywoodien. Oser le drame dans une comédie virant au burlesque est un exercice qu'affectionne celui qui tient la caméra, mais pas les studios - et, souvent, encore moins les spectateurs qui sont invités à sortir de leur zone de confort. Dante recycle en une heure et demie toutes les craintes qui ont traversé ses oeuvres précédentes. Le mensonge de l'image - incroyable scène de la bénévole humanitaire qui reproche aux médias de filmer au grand angle pour donner l'impression qu'il y a moins d'enfants à l'image -, les conséquences, évidentes ou induites, du progrès technologique sur le flux de l'information ou la transformation des relations humaines à la lumière des caméras résonnent en creux dans cette oeuvre qui, derrière le rire, se fait aussi angoissante qu'angoissée. Et puis, The Second Civil War n'est pas ancré dans le politiquement correct: il va jusqu'à poser la question du devenir du melting pot dans un monde où les communautés - le communautarisme? - ont pris le dessus. Les Chinois sont maître de Rhodes Island, le maire de Los Angeles parle espagnol devant la foule et les caméras. Et le paradoxe, dit le président, c'est que ceux qui ont trouvé asile dans cette patrie sont les premiers à vouloir fermer leurs portes aux nouveaux réfugiés. Manière de replacer la question de l'exclusion à un autre niveau, économique: l'opposition entre les nantis et les autres.

‘’Donne-moi tes pauvres, tes exténués,
Tes masses innombrables aspirant à vivre libres,

Le rebus de tes rivages surpeuplés,
Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête me les rapporte
Je dresse ma lumière au-dessus de la porte d’or !’’

La maxime, très connue, est de la poétesse juive Emma Lazarus. Datant de 1883, elle est écrite sur la Liberté guidant le peuple, la "statue de la Liberté". C'est cette statue que le film jette à terre, dans les toutes dernières minutes, comme pour montrer l'échec du vivre ensemble. Nous sommes en 1997, et jamais ces images n'ont autant fait sens dans l'actualité. En 1999, Joe Dante disait ceci: "Le problème, ce n'est pas l'immigration. Il y a tant de terres dans le monde, et il y a trop de ces foutus humains, et ce que nous faisons à ces terres pour faire de la place aux gens n'est pas terrible. Ce qui me séduit dans le scénario apocalyptique de ce film, c'est que c'est inévitable: tôt ou tard, il y aura une apocalypse d'un genre quelconque, soit d'innombrables morts, soit des guerres ou des conflits internes... Tôt ou tard, il y aura trop de gens, ils voudront camper à Beverly Hills et les habitants n'apprécieront pas. Je vois le jour où ce film ressemblera à un documentaire". Ca vous rappelle quelque chose ?

The Second Civil War se borne à faire un constat, et rejoint en ce sens la position du sage, incarnée par James Earl Jones dans le film - il en est aussi la voix off. Lui incarne Jim Kall, un journaliste à l'ancienne, qui n'est pas intégré les règles de l'emballement médiatique. Et il pense, et il observe le monde, désabusé, avant d'en revenir aux choses essentielles. Autres temps, autres moeurs, lui n'a pas participé à l'engrenage, et n'a jamais perdu de vue ce qui comptait: sa femme l'attend pour qu'il prépare le petit-déjeuner. La conscience de l'autre, des relations qui lient à l'autre et qui font que l'on est humain, contre les guerres d'egos et d'individualités. Dans le film, cela sonne comme l'ultime refuge contre l'absurdité du monde à laquelle chacun contribue, à sa manière. Et comme le point de départ pour la reconstruction: c'est la voix off de James Earl Jones qui ouvre le film et qui parle, à son propos, d'un "passé troublé". Le futur a peut-être mieux à proposer...

The Second Civil a connu une trajectoire difficile. Mal aimé de HBO, qui a imposé des coupes drastiques dans l'oeuvre, le film a pu être récupéré in extremis dans une version d'une heure et demie -celle aujourd'hui disponible - qui a fait consensus a minima entre le réalisateur et la chaîne. C'est elle qui a été présentée, sans grand succès, sur la chaîne américaine. Je ne crois pas qu'il ait été diffusé en France, par ailleurs, sur nos chaînes nationales; il existe en revanche un DVD, édité en 1999, que l'on peut se procurer en cherchant un peu sur le web. Je vous le recommande chaudement.