Hello tous,

L'annonce vient d'être officialisée: Tobe Hooper, le réalisateur de Massacre à la tronçonneuse, est décédé ce 27 août à l'âge de 74 ans. J'avais eu l'occasion, en 2015, de disséquer son long métrage culte à la faveur d'une rubrique "Tout ce que vous avez toujours voulu savoir". Si vous ne l'avez pas déjà lue, je vous la remets à disposition, en espérant qu'elle vous permettra de comprendre pourquoi ce film fut si important dans l'histoire du film de genre et, plus largement, du cinéma. C'est aussi un hommage à un type très sympa, que j'avais pu rencontrer dans le cadre de mon boulot et qui m'avait à l'époque fait forte impression.

Nous voici donc lancés sur les terres d'un classique du film d'horreur, le fondateur "Texas Chainsaw Massacre". J'ai eu l'occasion, dans le cadre de mon activité professionnelle, d'en parler directement avec son réalisateur, Tobe Hooper. Aussi cette prose s'inspire-t-elle de cette rencontre, de la master-class organisée avec le maître lors de son passage au festival européen du film fantastique (à regarder ci-dessous) ainsi que des écrits de l'excellent Jean-Baptiste Thoret, auquel vous devez le livret de 56 pages présent dans la version collector du film remastérisé pour ses 40 ans, mais aussi, et surtout, la référence des analyses sur l'oeuvre, à savoir son "Une expérience américaine du chaos, Massacre à la tronçonneuse", bouquin paru chez Dreamland en 1999, aujourd'hui difficile à trouver mais dans lequel est explorée toute la psyché d'un long métrage infiniment plus complexe et politique qu'on pourrait le penser. 

Maintenant, une image. Penser à Texas Chainsaw Massacre, c'est voir, immédiatement, surgir dans sa mémoire l'image de ce tueur qui porte en guise de masque la peau d'un visage humain, qui se balade dans la campagne une tronçonneuse à la main, dans une gestuelle qui renvoie presque à la danse contemporaine. Mais pour moi, c'est aussi ce monticule d'ossements et de crânes qui apparaît dès les premières secondes du film. La sauvagerie est totale, ahurissante. Nous sommes au fin fond de la campagne américaine, en plein Texas, véritable pays dans le pays. Ce monument funéraire dégénéré est un symbole : celui d'une Amérique qui s'apprête à exhumer ses cadavres, sa culpabilité. Qui s'apprête à regarder droit dans les yeux les monstres qu'elle a enfantés.

 

 

I. Tobe Hooper, JFK et le film de genre

 Amusant, le premier contact avec Tobe Hooper. Le bonhomme, très bonhomme, avait tout du papi idéal lorsqu'on lui sert la main pour la première fois. Gentil, le regard doux, presque un peu timide, Hooper vous parlait chaleureusement, comme si vous étiez un ami de longue date. Le contraste n'en était que plus saisissant dès lors que vous scommenciez à sonder sa pensée. Rarement homme aura été aussi terrifié par le monde qui l'entoure. Terrifié, et désespéré.

Tobe Hooper est né le 25 janvier 1943 à Austin, au Texas, "presque dans un cinéma", racontait le réalisateur. L'anecdote est digne d'intérêt : sa mère travaille là, dans cette salle de la Congress Avenue,  et Hooper brandit cette parenté symbolique comme pour dire que c'est sous les auspices du septième art qu'il a vu le jour. Le cinéma, c'est en tout cas ce qui va conditionner son existence dès les premières années. Tobe ne parle pas des écoles qu'il a fréquentées, mais des cinémas de la ville dans lesquels il va découvrir la vie, se forger une vaste culture du septième art, un goût immodéré pour les films de cape et d'épée, les films de guerre, les films de genre, pour Fellini, Antonioni, Michael Curtiz, The Thing from another world ou Chantons sous la pluie. Boulimique de films, Hooper regarde tout, n'importe quoi, apprend dans les salles obscures la "grammaire du cinéma".

Le père de Tobe, lui, travaille dans le milieu de l'hôtellerie, il est le patron de l'hôtel Capitole. Anodin? Pas du tout, car ici aussi, il y a beaucoup à apprendre: cette figure paternelle, passionnée de cinéma elle aussi, est proche des milieux politiques de la ville, grenouille dans des groupes dont fait notamment partie un certain Lyndon Johnson, qui sera président de 1963 à 1969. "J'ai grandi dans ce magma politique, fait de gens qui suivaient leurs propres intérêts", se rappelait Tobe Hooper. La politique, c'est une ligne force de la jeunesse du cinéaste. A tel qu'elle sera le sujet principal de ses premiers travaux professionnels, on y reviendra un peu plus loin.

Hooper acquiert rapidement la conviction qu'il veut devenir cinéaste, avec en ligne de mire Hollywood à l'époque -il l'avoue humblement. Ce n'est pas une surprise: dès l'âge de trois ans, il s'approprie la caméra 8mm Bell and Howell de son père et commence à tourner ses propres films. En 1962, il intègre donc logiquement l'université du Texas, qui possède une section cinéma (la toute nouvelle section RTF, Radio Television Films). C'est là qu'il fait ses premières armes dans le métier, tout en travaillant pour une petite structure privée, la chaîne KLRN, qui l'embauche de temps à autre afin de filmer de petits événements politiques à Austin ou dans les environs. Certaines de ces images se retrouvent le soir sur la chaîne de télévision CBS (Columbia Broadcasting System).

1962. La date doit faire tilt dans pas mal d'esprits éclairés. Cette année-là, c'est la fameuse crise des missiles de Cuba. John Fitzgerald Kennedy est président des Etats-Unis depuis janvier 1961 et, même si personne ne le sait encore, sa destinée s'apprête à plonger le pays dans ses heures les plus sombres.

Hooper vivra les événements de très près. Il n'est pas là tout de suite, le 22 novembre 1963, lorsque JFK est abattu à Dallas, lorsque, dit Jean-Baptiste Thoret, "est tourné le premier film d'horreur réaliste de l'histoire du cinéma". Mais il est rapidement envoyé là-bas par son employeur pour faire de l'image, recueillir des témoignages. Hooper est même à l'extérieur du bâtiment de la police lorsque Lee Harvey Oswald, le tueur présumé de JFK, est assassiné par Jack Ruby. Nous sommes le 24 novembre 1964, il est 11h21. Le cinéma de Hooper se fonde sur cette date qui a changé le visage de l'Amérique, faisant passer le pays de la confiance au doute, ouvrant les yeux à des millions d'Américains sur sa sauvagerie latente. Hooper avait gardé un souvenir en tête de ce jour-là : "Dans la rue, il y avait un vieux qui disait "Mon dieu, comme ça, ils verront qu'au Texas on est des durs à cuire et qu'il ne faut pas nous chercher". La prise de conscience a tout d'un coup de poing dans la figure. Cut.

Lee Harvey Oswald.

On retrouve Tobe en 1969. La guerre du Vietnam et le mouvement hippie en prime. Dans ce magma sociétal et politique, le futur réalisateur a réalisé deux documentaires notables, l'un étant consacré au groupe Peter, Paul and Mary et l'autre se posant en défenseur des paysages et du patrimoine bâti traditionnel texans. Mais Hooper a surtout envie de faire ses armes dans le cinéma. Alors, il rassemble des professeurs et des élèves de son école, et  mène à son terme un projet de film expérimental, consacré au retour du Vietnam, aux mouvements pacifistes et à la contre-culture dans laquelle il voit "beaucoup d'hypocrisie". Doté d'un budget de 100 000 dollars, Eggshells est un film halluciné passe inaperçu des grands studios et ne sort pas en salle, bien que sa réputation critique soit bonne et qu'il eut remporté un prix au festival du film d'Atlanta, mais le long métrage a ceci de positif qu'il confère à Hooper une vraie notoriété dans le tout petit microcosme du cinéma texan. Suffisant pour grapiller quelques investissements et lancer un second projet, que le jeune homme de pas encore trente ans imagine comme devant être son passeport pour Hollywood. "Et quand vous voulez vous faire remarquer sans avoir de stars et sans dépenser de sommes mirobolantes, il y a le film de genre", analysait-t-il. La boucle est bouclée. Le succès passera par un film d'horreur à l'image de ce que à quoi Hooper est habitué : réaliste, presque documentaire et totalement halluciné.

 

II. Texas Chainsaw Massacre, au coeur du chaos

Comment faire émerger une industrie du Texas ? Nous sommes au début des années 1970, et le gouverneur du Texas de l'époque, Preston Smith, également propriétaire d'une salle de cinéma, a des rêves d'Hollywood.. Il décide de créer en 1971 la Texas Films Commission., qui doit dynamiser la production de films, éventuellement la financer. Le cadre propice à la genèse d'un long métrage est posé.

Sur le tournage d'Eggshells, Hooper a sympathisé avec un acteur, Kim Henkel (qui joue sous le pseudonyme Borris Schnorr). A tel point que c'est avec lui qu'il commence à rédiger le script d'un film d'horreur. L'idée de départ ? La Nuit des morts-vivants, de George A. Romero, a convaincu Hooper de l'importance de tourner un film réaliste, alors c'est vers une version quasi documentaire du mythe d'Hansel et Gretel que se tournent les deux compères. Le concept est simple : il s'agit de raconter l'histoire d'une "sorcière" qui cuisine et mange des gens dans l'Amérique des années 1970.

 Ed Gein.

Cette "sorcière", elle existe dans la déjà vaste galerie de monstres qui ont vécu sur le sol américain. Ed Gein, un tueur en série nécrophile qui a sévi de 1944 à 1957, inspire fortement Hooper dans la rédaction de son scénario. Gein est l'archétype du monstre de cinéma - il est d'ailleurs la "muse" involontaire de Hitchcock pour son "Psychose" : si on lui impute officiellement deux victimes, il est fort probable que "Le boucher de Plainfield" ait commis bien plus de meurtres. Gein avait en effet pris l'habitude d'aller dans des cimetières et de déterrer des corps pour les cuisiner, mais il s'était mis à tuer par lui-même ses victimes afin de s'alimenter. Lors de son arrestation, la police trouva tant d'ossements dans son jardin que l'on suppose aujourd'hui encore qu'il faut imputer à Ed Gein bon nombre de disparitions survenues aux USA à cette époque.

La recette magique du film, Tobe Hooper la trouve dans la file d'attente d'un magasin de quincaillerie bondé, en pensant au temps qu'il pourrait gagner en faisant fuir les gens en brandissant une tronçonneuse. Et bientôt, une fois les bases du scénario posées, le jeune metteur en scène se met en quête de financements. Deux sociétés sont créées. La première, MAB Inc., permet à Bill Parsley, directeur de la Tech University du Texas et membre de la Texas Films commission, d'investir 60000 dollars contre 50% des bénéfices du film lors de sa sortie en salles. Hooper et Henkel, de leur côté, créent Vortex Inc. qui sera la véritable société de production du film, au sens strict du terme. Pour embaucher l'équipe de tournage et les acteurs, Hooper et Henkel négocient leur cachet en parts de la société.  Au total, quelque 300 000 dollars seront nécessaires afin de permettre au film d'aboutir.

Le tournage se déroule principalement à Round Rock, sur Quick Hill road (Hester's Crossing Rd. and County Rd. 172 Round Rock Tx. 78681), sur le site de la maison choisie pour accueillir l'essentiel de l'intrigue. Aujourd'hui, cette maison a été déplacée et se trouve à quelque 70 kilomètres au nord-ouest d'Austin, Texas, au 1010 King Ct/ Kingsland, Llano County, à quelques pas de la rivière Colorado. Si vous la cherchez, sachez que rien n'est plus simple que de la visiter: elle abrite un restaurant barbecue nommé le Kingsland Old Town Grill.

Les prises de vue débutent le 15 juillet 1973. Il y en aura pour 32 jours. 32 jours sous le soleil de l'été, en pleine canicule, à travailler "sept jours par semaine, douze à seize heures par jour". Acteurs et staff conservent aujourd'hui encore de cette épopée un souvenir effaré. Hooper, d'emblée, veut instaurer sciemment un climat de peur, de colère voire de haine entre les protagonistes de son film, convaincu que cet état d'esprit se verra à l'écran. Bruits de tronçonneuse omniprésents entre chaque prise, colères constantes du réalisateur, division encouragée entre les acteurs - Gunnar Hansen, qui se cache derrière le masque de Leatherface -il a plusieurs fois rendu visite à l'hôpital d'Etat d'Austin pour trouver son rôle aux côtés des déficients mentaux -, reste à l'écart du groupe sciemment, avant de se mettre à péter un plomb (à la fin du tournage, il en viendra même à vouloir faire la peau à Hooper). 

Mais c'est l'actrice dans le rôle titre qui décrit le mieux les choses. Décédée le 5 août 2014, Marilyn Burns, sans doute amenée dans le casting par Parsley pour incarner Sally, l'héroïne, eut ces mots pour évoquer le tournage : "Des coupures, des épines, des mauvaises herbes, de la poussière, des cailloux, des insectes et de la souffrance". Elle oubliait l'odeur. Celle des corps, lavés par la sueur dans des costumes qui ne pouvaient être nettoyés. Cet été-là, le casting pue, littéralement. Lorsque l'équipe tourne les prises de vue dans le van ouvrant le long métrage, il fait près de 50 degrés celsius dans le véhicule, chaque prise ne peut guère durer plus de quelques minutes.

 

L'odeur des hommes, donc, est insupportable. Mais il y a aussi celle de la putréfaction. Pour créer des décors réellement crédibles, Robert Burns amasse dans la demeure des kilos et des kilos d'ossements d'animaux morts, ramassés des kilomètres à la ronde, notamment chez des agriculteurs qui ont entassé dans un champ les cadavres de leurs boeufs morts, ou chez un vétérinaire pour avoir accès à des specimens "plus exotiques". Burns collectionne ces trophées. Il produit, en partant de cette matière première, un artisanat dégénéré qui vient décorer les pièces de la maison, et dont l'odeur devient insupportable à mesure que les jours passent et que la chaleur remplit son oeuvre. Sans compter les besoins plus circonstanciels. Pour la scène du repas, c'est une tête de poulet qui est installée au centre de la table, et celle-ci se met à pourrir sous l'action de la chaleur -il faut dire que le tournage de la scène, le dernier jour avant le bouclage, dure pas moins de 27 heures, non stop. Certains membres du staff sont obligés de sortir pour vomir. Enfin, il y a les animaux morts. Ils ont beau avoir été embaumés au formol, ils contribuent à faire de la demeure une antre nauséabonde.

Les conditions de travail sont difficiles, parfois dangereuses, de l'aveu même de Hooper.  Il faut prendre garde aux épines qui déchirent les chairs pendant les courses-poursuites, à la nature environnante, mais aussi à la tronçonneuse, à manipuler précautionneusement. Marilyn Burns, qui est la plus mise à contribution, est blessée à plusieurs reprises. Lors de la scène de son évasion finale, la jeune femme boite non parce que la chose est inscrite dans le script, mais parce qu'elle s'est foulé la cheville peu auparavant. Marilyn Burns qui finit le tournage épuisée, heureuse d'en avoir fini jusqu'à ce qu'elle soit rappelée pour reprendre la scène finale : lorsqu'elle perd les pédales à l'arrière du pick-up, se souvient-elle, elle ne joue pas. Elle est folle, de fureur, d'épuisement.

 

 

III. Ils filent avec la caisse

Une fois la dernière scène en boîte, Hooper s'attelle au montage. Ici encore, c'est le système D qui prédomine : le réalisateur monte son film chez lui, dans son salon, pendant près d'un an. C'est que l'argent a  fondu comme neige au soleil pendant le tournage, au point qu'il a fallu chercher de nouvelles sources de financement et revendre des parts de Vortex Inc à des investisseurs extérieurs. Mais finalement, Henkel et Hooper parviennent à boucler le film. Ils le présentent à différentes Majors, qui refusent de le distribuer. Finalement, une nouvelle société de distribution, Bryanston Films, accepte immédiatement d'acheter l'oeuvre pour 200 000 dollars et 35% des bénéfices engrangés en salle. Nous sommes le 28 août 1974, Hooper et Henkel viennent de signer un pacte avec le diable, sans le savoir.

The Texas Chainsaw Massacre, finalement dénommé ainsi alors que le titre "Leatherface" a longtemps tenu la corde, est rapidement diffusé à travers les Etats-Unis, bénéficiant d'une sortie colossale notamment via les drive-in et les cinémas de plein air (200 salles rien qu'au Texas le projettent, les premiers jours). Le résultat est à la hauteur des espérances : le film, bien que conspué par une partie de la critique qui y voit ici "un usage abusif de pellicule et de temps" (Los Angeles Times), là "un mélange hystérique, imbécile et bâclé de cannibalisme" (Harper), fait un carton. Il engrange plus de 600 000 dollars de recettes en à peine quatre jours de diffusion au seul Texas, plus de 20 millions de dollars en deux ans sur le sol américain. Sur le plan critique, il y a même une grosse surprise : le film est dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes en mai 1975.

Le problème tient à Bryanston Films. L'équipe de Massacre à la tronçonneuse pense toucher le jackpot, mais n'obtient quasiment rien de la part qui lui est dûe. Quelques centaines de dollars à peines sont reversées aux techniciens et aux acteurs, tandis que la société qui a engrangé les profits disparaît dans la nature avec les bénéfices du film qui devaient en partie être redistribués au sein de l'équipe du film. Pire, elle vend les droits du film à une société de distribution tierce. Bientôt, des liens sont mis au jour entre Bryanston Films et la mafia, via le personnage d'Anthony Peraino, qui a signé le contrat - la justice de quatre Etats le croit, en tout cas. Ce qui est sûr, c'est que ce sont des millions de dollars qui disparaissent dans cette affaire.

Un arrangement à l'amiable est signé en 1977, portant sur une indemnisation de 400 000 dollars et la cession des droits du film. Mais il faut attendre 1982 pour que le long métrage commence à rapporter de l'argent à ses créateurs: The Texas Chainsaw Massacre ressort en salles sous la bannière de la New Line et engrange six millions de dollars de recettes. aux Etats Unis. Finalement, pas moins de 25 pays diffusent l'oeuvre dans leurs cinémas, avec plus ou moins de réticences... Car la censure a du mal à laisser passer ce dérangeant petit brûlot, parfois sans savoir vraiment ce qu'elle a à lui reprocher. En France, il faut attendre le 5 mai 1982 pour voir le film de Tobe Hooper avoir les droits du grand écran (alors qu'il est passé par Cannes, donc, et qu'il a obtenu le prix de la critique du festival du film fantastique d'Avoriaz en 1976). En Angleterre, la censure restera interdite sur le sort à réserver à cette oeuvre pendant près de 20 ans... 

Drôle de trajectoire, quand on y pense, pour un film aujourd'hui considéré comme culte et qui, pour ses quarante ans, a eu droit en début d'année 2014 à un hommage appuyé du festival de Cannes, avec pour maître de cérémonie un des fans les plus fervents de l'oeuvre... le réalisateur de Drive et Only God Forgives Nicholas Winding Refn.

 

IV. Derrière le massacre, la première critique du rêve américain

Un simple film d'horreur ? Une oeuvre conçue pour choquer, décérébrée ? Du cannibalisme primaire affiché pour titiller la fibre voyeuriste des spectateurs ? On a à peu près tout reproché à Massacre à la tronçonneuse lors de sa sortie. C'est dire si le fossé est gigantesque entre cette image et celle du film primé à Avoriaz en 1976, plus encore avec la réputation actuelle de l'oeuvre, devenue culte avec les années et honorée comme telle à Cannes l'an dernier. Massacre à la tronçonneuse n'est pas juste un grand film d'horreur. C'est un grand film à part entière. Et désormais, il fait l'unanimité.

Difficile de savoir par quel aspect du film commencer une analyse. D'abord, peut-être, tout simplement par ce constat immuable: il crée un genre. En marchant dans les pas du Psychose d'Alfred Hitchcock, en en reprenant la source d'inspiration - Ed Gein - et en instaurant la terreur sur les mêmes ressorts - un paysan inoffensif cachant sa monstruosité au monde, toute l'histoire du tueur en série ayant défrayé la chronique dans les années 1950 - Hooper enfante un rejeton dégénéré du classique de Sir Alfred. Et arpente de nouveaux chemins jamais empruntés par le septième art jusqu'alors.

Le site libresavoir.org propose une analyse assez pertinente reprenant les multiples allusions possibles du long métrage de Tobe Hooper à celui de Hitchcock. Outre la thématique et l'histoire, peu ou prou la vision déformée de la folie de Norman Bates, les références bien concrètes seraient donc légion : la maison elle-même, construite en deux parties, l'escalier, et surtout la fameuse momie féminine surveillée par le grand-père à l'étage, qui renvoie directement à la mère du tueur du motel. Mais là où Hitchcock maintient à son tueur un vernis de normalité, Hooper sent que la folie peut s'accommoder d'un masque, comme pour cacher l'humanité sous une humanité déformée : c'est le personnage de Leatherface, terrifiant parce que que monstrueux... autant que capable de susciter la pitié. Après tout, n'est-il pas la victime d'une famille  qui s'emploie à la maltraiter et à l'infantiliser ? C'est ce que prétend également Jean-Baptiste Thoret :" Leatherface serait donc le descendant lointain et dégénéré de Norman Bates, une victime, plus qu'un monstre. [...] Comme lui, il vit dans un temps qui bégaye autour d'un même acte fondateur". En l'occurrence , la disparition de l'équilibre, la mère pour l'un, les abattoirs pour l'autre.

Massacre à la tronçonneuse, en ce sens, invente le boogeyman et préfigure le slasher dont la forme définitive sera fixée par John Carpenter dans La Nuit des masques. Il ancre aussi son oeuvre dans la réalité, ce qui n'est pas la coutume de ce genre de films jusqu'alors. Il poursuit ici sur la voie ouverte par le premier film du jeune Wes Craven : La dernière maison sur la gauche, coréalisé avec Sean Cunningham et sorti dès 1972 sur les écrans US, éliminait le surnaturel du film d'horreur. La suite était logique pour Hooper, qui a cherché un support des plus courants pour instaurer son frisson absolu : "On a tous peur de ces endroits reculés et sombres aux USA." A fortiori si ces endroits sont au Texas, en ces années-là.

Mais si Texas Chainsaw Massacre est entré dans l'histoire, c'est parce que l'oeuvre se fait emblématique d'une situation politique et sociale particulièrement sombre, et ceci de manière totalement intentionnelle - Tobe Hooper l'ayant confirmé en entretien. Nous sommes donc au beau milieu des années 1970, l'Amérique est traumatisée par le Viet-Nam autant que par l'assassinat de JFK ou le scandale du  Watergate. Et Hooper s'empare de ce matériau pour le balancer à la figure des spectateurs. "Le film est si politiquement incorrect qu’il en est outrageux, raconte-t-il. Il y avait tellement de choses qui se passaient aux États-Unis. Je crois que mon film a l’esprit de violence qui animait mon pays, un pays jeune, à ce moment-là. Je ne sais pas pourquoi j’ai intégré tout ça mais ce sont les choses auxquelles je pensais à cette époque."

C'est ici que le film bascule, dévoilant la nature sacrificielle des jeunes envoyés à l'abattoir.
Ou au Vietnam, c'est selon.

 

"C'est un documentaire sur l'Amérique", a dit Tobe Hooper. Du documentaire, le film emprunte la forme, la caméra très mobile notamment. Il en emprunte aussi le fond, la description de la violence de manière totalement crue. Le sujet du "reportage", lui, se révèle dès les premières images, avec l'exhumation des corps - ces terribles flashs montrant des bouts de corps en putréfaction - et l'apparition du repoussant totem : par ce biais, Hooper signifie qu'il s'apprête à exhumer une terrible vérité, à savoir les peurs cachées, les cadavres de la Nation. Nous sommes en pleine crise pétrolière, et Massacre entend dépeindre une certaine image de l'Amérique profonde, héritière des glorieux temps du far west : voici ce qu'elle est devenue. Elle a sombré, corps et âme.

La mauvaise conscience du pays est là, vis-à-vis des Indiens - la localisation du film au Texas n'est pas anodine -, du Vietnam - ces jeunes dans le van ressemblent furieusement à la chair à canon envoyée à l'abattoir. Vis-à-vis des Américains, aussi, surtout : ils ne savent plus à quel sein se vouer dans un monde qui ne les a pas attendus, qui s'est transformé, qui les a trahis même. L'industrialisation a détruit des économies traditionnelles complètes. La famille de Leatherface en est une victime, elle qui a perdu ses sources de revenus avec la fermeture de l'abattoir du coin, au profit d'une grosse structure industrialisée. Massacre à la tronçonneuse, ainsi, est "une première attaque contre le rêve américain, la vision d'une Amérique dysfonctionnelle", qui n'apporte plus à son peuple la sécurité et la satiété. Le cannibalisme en est une conséquence - extrêmement symbolique - immédiate et dégénérée.

La famille de Leatherface, victime en puissance donc, devient emblématique d'un monde à deux vitesses. Cette nation-là est un symbole des films des seventies, générant  l'image des rednecks fous furieux qui alimenteront nombre de pelloches de l'époque - Craven s'en emparera notamment avec La colline a des yeux dès 1977. Elle décrit une forme de retour à la barbarie, comme un miroir déformant des temps sauvages de l'Ouest américain. Ce sont là les descendants des cowboys qui se sont perdus en cours de route, jusqu'à créer leurs propres valeurs morales, jusqu'à s'accommoder de la prédation comme mode d'existence. La scène du dîner, en ce sens, est un modèle de rituel à double tiroir. Portant les oripeaux de la cohésion familiale, renvoyant à ce que le pays glorifie dès que possible (Thanksgiving, les grâces, Noël...), elle suggère la nature profane et sacrilège du repas à chaque instant. Il faudrait même y voir une allégorie inversée de la trinité : cette Trinité n'offre plus son corps à l'autre, mais se repaît du corps de l'autre (cf libresavoir.org). Cette facette de l'Amérique est celle de l'obscurité. Elle prospère loin de la lumière des contrées civilisées, en revient à la plus parfaite animalité.

C'est cette sauvagerie primaire que Hooper met en scène, qu'il surligne des teintes ocres dominant le film. C'est elle encore qu'il accompagne d'un incroyable travail sur la bande son, crescendo de dissonances métalliques renvoyant au bruit disparu de l'abattoir voisin jusqu'à céder la place à la tronçonneuse, rien qu'à la tronçonneuse, en un final d'une demi-heure virant à la folie la plus totale. Face à ce métal omniprésent, ne subsiste plus guère que le cri, incessant, lancinant, de la pauvre Sally, comme la dernière manifestation d'humanité dan un monde qui a abandonné toute prétention à la normalité. Pas besoin de verser dans le gore - le film ne montre que très peu de sang, contrairement à l'image qu'en ont les gens -, toute l'horreur passe par les oreilles, jusqu'à paradoxalement faire détourner le regard lorsqu'image et son convergent vers l'insoutenable. Mais il faut la regarder droit dans les yeux, cette horreur, dit Hooper, d'autant que Massacre à la tronçonneuse résonne selon lui dans l'actualité. "Je trouve ça intéressant : on est revenu à une époque peut-être encore plus violente que celle où j’ai tourné le film, à moins qu’on n’y soit davantage exposé à cause des médias. Ceci pour dire que si c'était à refaire aujourd'hui, je ferais peut-être le même film, en fait. Les pantalons seraient sans doute un peu différents mais cette idée d’un cauchemar très maussade dans un monde très sombre, c’est la vérité, c’est une extension de l’histoire des États-Unis".

 

V. La master class de Tobe Hooper

Partie 1

Partie 2

Partie 3

 

VI. Sources

https://www.texasmonthly.com/content/they-came-they-sawed?fullpage=1

https://www.dna.fr/culture/2014/09/17/le-son-de-la-peur

https://www.lexpress.fr/culture/cinema/massacre-a-la-tronconneuse-a-film-culte-anecdotes-cultes_1615142.html

https://www.texaschainsawmassacre.net/horrorshow.htm

https://www.dvdclassik.com/critique/massacre-a-la-tronconneuse-hooper

https://www.critikat.com/actualite-cine/critique/massacre-a-la-tronconneuse.html

https://www.courte-focale.fr/cinema/analyses/massacre-la-tronconneuse-tobe-hooper-1974/

https://libresavoir.org/index.php?title=Massacre_%C3%A0_la_tron%C3%A7onneuse_de_Tobe_Hooper

Jean-Baptiste Thoret, Une expérience américaine du chaos, Massacre à la tronçonneuse, aux ed. Dreamland

Suppléments du blu-ray collector Massacre à la tronçonneuse, 40 ans