AVERTISSEMENT

[ Ce post contient quelques spoils, non cruciaux pour le visionnage de la série cependant. ]

 

Hello tous,

 

Ce soir, envie de prendre la plume pour  m'adresser autant aux adeptes de séries TV que de bons bouquins. Depuis peu, The Man in the high castle a en effet fait son apparition sur la plateforme VOD d'Amazon. Impossible de savoir pour l'heure si ce pilote aura une suite, mais il y a là matière à y regarder de plus près : c'est en s'inspirant de l'ouvrage éponyme de Philip K. Dick que Franck Spotnitz a écrit ce scénario de cauchemar. Une uchronie comme on les aime.

La question de départ est on ne peut plus classique: et si la Deuxième Guerre mondiale avait débouché sur la victoire des forces de l'Axe? Nous sommes en 1962, et les premières images qui apparaissent à l'écran sont celles d'un flash info à l'ancienne, comme on en voyait autrefois au cinéma. Mais quelque chose cloche, dans le ton des commentaires, dans le prosélytisme outrancier pour le régime en place. Les images s'enchaînent, un aigle apparaît à l'écran. Pendant ce temps, deux hommes, dans la salle, s'échangent un bout de papier. Joe Blake (Luke Kleintank), l'un d'eux, se lève, en possession d'une heure et d'un lieu de rendez-vous. Il quitte la salle tandis que flotte à l'écran le drapeau américain... Floqué de la croix gammée. "Sieg Heil", clame la voix off. Les USA sont occupés.

Peu de détails se font jour quand aux événements qui ont mené à la défaite des Alliés. Ce qui est sûr, c'est qu'à présent, le pays a été partagé entre les vainqueurs (Italiens mis à part, le pilote n'y faisant pas référence). La côte Est est désormais sous la coupe du Reich, tandis que les Japonais ont pris le contrôle de la zone Pacifique. Au milieu, une zone neutre, où tout n'est que désespoir, où refluent ceux qui n'ont nulle part leur place. Une terre décrite comme celle des temps de l'Ouest sauvage, avec un marshall chargé de faire régner la loi. Et la terreur, surtout la terreur : lui se charge de faire disparaître tous ceux qui oeuvrent contre le régime d'Adolf Hitler.

Ces 52 minutes inaugurales suivent la trajectoire de Joe Blake, qui gagne cette zone neutre pour intégrer ce qu'il reste de la "Résistance". Elles s'arrêtent aussi sur la destinée de Juliana Crain (Alexia Davalos), une jeune femme qui poursuit la mission de sa soeur tuée peu auparavant pour avoir voulu s'élever face à l'occupant. Ce qui lie Joe et Juliana, sans même qu'ils le sachent, c'est ce qu'ils transportent avec eux : une bobine vidéo qui montre de troublantes images d'un monde dans lequel les forces Alliées auraient gagné la guerre, dans lequel la statuaire du IIIe Reich aurait été jetée à terre. Notre réalité à nous, cachée sous un manteau, dans le fond de caisse d'un camion, inlassablement pourchassée par des forces occupantes qui semblent savoir de quoi il retourne sans pour autant le formuler. La série semble se faire des non dits une vraie spécialité.

C'est là tout le sel du livre autant que de son adaptation : ces non dits reposent sur un fascinant jeu de miroirs entre réalité et fiction. Difficile de rester de marbre, ainsi, devant la projection d'images d'archives  en appelant à nos souvenirs tout en prenant conscience qu'il s'agit d'une uchronie dans l'uchronie. Elément fantastique ? Peut-être. Le livre de Philip K. Dick comme le pilote s'offrent une description étrange, presque surnaturelle, des choix politiques effectués par le camp japonais, reposant sur un ouvrage chinois, le Yi King, censé posséder des propriétés divinatoires. Cette incertitude est le moteur de l'intrigue telle que l'a redessinée Franck Spotnitz, et force est de constater que la formule fonctionne à merveille : plus le mystère s'épaissit, plus l'envie est grande d'en savoir plus sur la vérité cachée du monde ici décrit.

Mais The Man in the high castle, à travers l'image, s'offre aussi la possibilité de donner corps à un monde qui aurait pu être le nôtre si le cours des choses avait été favorable aux "autres". C'est donc l'occasion de décrire un fonctionnement politique alternatif, une sorte d'évolution des régimes fascisants qui ont poussé la planète au bord du gouffre dans les années 1940. Hitler, ici, est atteint d'Alzheimer, et les conséquences de cette maladie sont celles que notre réalité nous rendrait compréhensibles : ses lieutenant Goebbels et Himmler se préparent déjà à prendre la suite des opérations. Sont-ils pires encore que leur Führer ? C'est l'avis d'une faction allemande, mais aussi de l'allié japonais, inquiet d'imaginer les conséquences de la mort du maître du Reich. Une nouvelle guerre - bombe? - semble plus que plausible, à mesure que l'alliance des vainqueurs se fissure, entre colère, mépris et incompréhension.

Cette description va jusqu'à mettre en scène, sans tomber dans le piège de la caricature, la vie quotidienne. S'y dessinent les différences de culture entre l'Occident et l'Asie. L'occupation japonaise semble ainsi plus "pacifique" que celle des forces allemandes, et ce sont deux descriptions radicalement différentes du sort des quidams qui sont proposées d'un bout à l'autre des USA. Différentes, jusqu'à la limite infranchissable que constitue la remise en cause du (des) système(s) : l'ennemi intérieur doit être pourchassé et abattu, ce qui suppose un mode de fonctionnement basé sur la méfiance, la suspiçion et la délation. La justice n'est pas celle des tribunaux, elle s'administre dans une ruelle sombre, le soir, d'une balle dans la tête. Ou à travers des rafles arbitraires contre tous ceux qui ont choisi de ne pas soutenir le système - ou en sont simplement soupçonnés. Les deux régimes se rejoignent dans leur idéologie totalitaire, in fine.

C'est cette idéologie qui a poussé l'Allemagne à vouloir exterminer tout un peuple durant la guerre. Déportations, camps de concentration, chambres à gaz. The Man in the high castle ne fait d'ailleurs pas l'économie d'imaginer comment de tels systèmes de mise à mort à l'échelle industrielle peuvent mener en temps de paix. Fine, élégante, incroyablement dure, la série vous cueille d'un coup dans l'estomac lorsqu'elle évoque le sujet d'une simple phrase. Un policier vient aider Joe alors que ce dernier a crevé un pneu de son camion. En le quittant, le rondouillard représentant des forces de l'ordre partage un sandwich avec le jeune homme, qui se demande ce que sont les drôles de flocons qui tombent autour du camion. "C'est le jour où ils brûlent les mourants et les handicapés à l'hôpital", répond le policier. Le pire n'est même pas de découvrir ce dont l'on se doutait, c'est d'entendre un homme qui a tous les attributs du chic type, de la potentielle âme éclairée, proférer cette phrase effroyable sur un ton badin, presque enjoué. L'eugénisme s'est imposé dans le quotidien de cette société.

Si vous êtes arrivés jusqu'ici, je n'ai pas besoin de vous faire un dessin : The Man in the high castle fait partie de ces moments de télévision qu'il s'agit de ne pas rater. Pour l'heure, impossible de savoir si Amazon compte donner une suite à la série, mais vu les retours critiques dont le pilote commence à bénéficier, on peut croiser les doigts pour que la suite fasse son apparition prochainement sur les écrans. D'ici là, vous pouvez toujours vous offrir le livre de Philip K. Dick et le potasser ; c'est un classique SF comme on n'en fait plus guère, et une belle invitation à l'exercice de son sens critique. Par les temps qui courent, c'est d'utilité publique.