Il s'agit de la 5ème Masterclass dont je rends compte sur les 9 auxquelles j'ai pu assisté sur un total de 15 (raté les 6 premières). Et parmi tout ce beau monde (je vous épargne la liste remplie comme mon compte en banque), Harvey Smith tranche. Principalement parce qu'il constitue sans doute à l'instar de David Hego ou Greg Zezchuck un élément dont on a peu l'habitude de voir le faciès et dont on ne retient pas spécialement le nom. Et bien qu'il soit effectivement moins communiquant qu'un De Grotula, un Schafer ou un Lake, le Directeur Créatif du studio lyonnais Arkane en charge de la licence Dishonored n'a pour autant pas moins de choses pertinentes à énoncer. La passion, dans sa plus pure expression, sans artéfact superflu.

17h50.

La Masterclass du Directeur Créatif d'Arkane Studio dénote de quasi toute celle que j'ai vu de par la sensibilité du personnage, je ne dirais pas de la timidité mais plus de la réserve. Il n'en fait jamais trop. Alors forcément, l'esprit et les blagues fusent moins qu'avec un Belletête, un Schafer ou même un Weerasuriya (à prononcer 5 fois de plus en plus vite :) ) mais le perspicace est au rendez-vous. Et j'aime ça. Peu avare en détails, la Masterclass m'aura perdue un certain nombre de fois mais c'est aussi cela qu'on recherche quelque part. D'autant plus que le parcourt et la personnalité du bougre sont peu communs (à l'échelle de ce que les Masterclass m'ont bien laissé voir). Surtout quand l'un et l'autre se défie, une telle personnalité - douce, réservée, gentillet - aurait fait partie de l'US Air Force pendant 6 ans, vraiment !? 22 ans de carrière dans le JV plus tard, voici Harvey devant nous, 3 ans après avoir été parachuté sur le sol français.

C'est fou ce flou de fifou.

Harvey apparait sur Terre dans les années 60 au port libre (Freeport en VO) au Texas (Texas en VO - ok, j'arrête la blague pas drôle). Ca fait très Superman de le dire comme ça. Il se trouve que la ville est entourée de firme pharmaceutique comme Monsanto (rien n'est dit sur Umbrella Corp). Il semble que toutes les compagnies qui veulent détruire la planète aient élu domicile là-bas. Surement un lien de cause à effet, il concède n'avoir jamais souhaité faire sa vie là-bas. Son père revenant de son métier de soudeur dans une usine de produits chimiques avec des problèmes respiratoires n'aidant probablement pas. Il a donc commencé à bourlinguer, l'armée l'amenant principalement en Allemagne avant de se reconvertir dans le JV à Austin aux US puis débarquant à Lyon St-Exupéry. Sa reconversion de soldat à concepteur, il l'a pensait à durée déterminée d'ailleurs, une parenthèse dans sa vie. Il est toujours là.

Très tôt, les bouquins, les romans, les films, la musique, en un mot la culture l'accompagne pour s'émanciper d'un quotidien gris, sans couleur ni perspectives particulièrement réjouissantes. Naturellement, il commence à jouer aux jeux vidéo. Ce sera le genre RPG et il s'agira de Defender. Malheureusement, ses parents ne peuvent pas se permettre de lui offrir une console ou un PC. Ca ne l'empêche pas de jouer et faire la nique à ses copains dans les 7-11 (magasins de bouffe) équipés de borne arcade. Ses jeux préférés sont alors Robotron, Pacman, Defender. Il participe alors à des championnats de districts et même de l'Etat du Texas organisé dans cette chaine de fourniture alimentaire où il prenait un malin plaisir à ratatiner quiconque daignait le défier sur Defender.

Il n'a que 10 ans quand il entend parler de RPG. La découverte est magique, il trouve cela fou alors que maintenant, le genre est largement entré dans les moeurs. Tout ce qui relevait du défi titanesque est aujourd'hui accepté comme un standard et évolution constante du genre pendant 30 ans le fascine toujours autant. A l'époque, il s'émerveille devant la moindre acquisition avec un ami qui travaille d'ailleurs justement maintenant avec lui au sein d'Arkane. Le pouvoir d'imagination du jeu vidéo le subjugue déjà.

A 18 ans, il s'engage dans l'armée. Un moyen de s'échapper de son quotidien, d'étudier gratuitement dans un pays où pas mal de services publiques sont privatisés contrairement en Europe (les soins en premier lieu). Mais surtout, il voyage et rallie l'Europe. Il atterrit en Allemagne dans la localité de Kitersberg (complètement incertain de l'orthographe, pas faute d'avoir cherché), un village de 2000 habitants. Le dépaysement est total. Une fenêtre sur un monde qu'il ne risquait pas de connaitre en restant aux Zeta Zuni. Le soldat Smith n'est pas affecté à une unité combattante, il est au service communication. Une position d'autant plus cool qu'il était de concert de nuit, quand on peut faire la java car les généraux et colonnes ne parsèment pas les couloirs et salles de réunion.

Quand vient le temps de quitter l'armée, Harvey n'a pas d'adresse de retour à indiquer, ayant tout quitté 6 ans plus tôt. Il indique Austin sur le billet de retour, essentiellement parce que ses amis Billy et Steve y crèchent toujours. Austin est sur la côte sud du Texas et est bien plus agréable à vivre que Freeport. Là-bas, il se rappelle des campings improvisés qu'il faisait jeune avec les copains. Là-bas Steve qui a les 2 pieds dans l'industrie du JV l'enjoint à bosser avec lui sur le gamedesign de Paper. D'abord réticent même s'il joue toujours, Harvey accepte la proposition d'autant plus qu'Austin, ville étudiante et capitale de l'Etat est porteuse pour la jeunesse. Il emménage durablement à Austin.

Pour Harvey, le contraste est saisissant. Lui qui s'imaginait subir son travail - comme son père rentrant de l'usine avec des vêtements de travail partiellement carbo' - se retrouve à faire ce qui lui plait et en vivre de surcroit. Peu à peu, il prend conscience que des types comme vous et moi sont prêts à mettre de l'oseille pour acquérir le dur labeur de son fruit. Dingue. Le tout à 26 ans. Il commence à bosser dans le milieu aux côtés d'un Steve qui a déjà aiguisé ses talents sur Ultima 7 ou Super Isle. Encore aujourd'hui, il trouve cela fou que la perspective de gagner sa vie en faisant des jeux vidéo soit tant rentré dans les moeurs. Et si on lui disait que certains deviennent millionnaires non pas en les créants mais juste en y jouant, le tout avec un caméscope à 25 dollars canadiens.

Ses débuts à Origin sont difficiles. Rien qu'y rentrer déjà. Pendant 6 mois, il tente de s'y faire débaucher en tant que gamedesigner ou leveldesigner mais que nenni. Ses techniques pour y parvenir sont quelques peu extravagantes puisqu'il passe 5 bons mois à déjeuner sans arrêts avec ses connaissances établies dans la société sans compter les parties de Sofball ni même le Base jump. Processus si bien rôdé que lorsque son embauche finit par survenir, ses potes tombent des nus ; il le croyait déjà embauché ! L'opportunité se matérialise pour lui par la diffusion d'une annonce de poste vacant : gametester, 7 dollars de l'heure. Il y va banco. En extase il confesse s'être senti à l'époque comme HP intégrant Poudlard. Chaque recoin des locaux d'Origin est source d'émerveillement, chaque bureau prétexter à des discussions profondes sur les jeux vidéo, les séries ; la culture.

Wing Commander 3DO a la primeur de ses talents. Origin est l'occasion pour lui d'intégrer la boite qui a produit son jeu préféré de l'époque : Ultimate Underworld. Produit puisque sa genèse fut le fruit de Looking Glass Technology, une société de développement basée à Boston. Mais le Smith n'est pas du genre à s'embarrasser des éléments qui l'exaspère plus qu'autre chose dans le jeu vidéo, pas même quand il s'agit de son jeu préféré. C'est ainsi qu'il entretient une profonde aversion pour les phases d'"nigmes de son jeu préféré, optant plutôt pour la triche via les glitchs laissés par les dév'. Perpétuant la pratique jusqu'à l'appliquer au jeu maison en développement ; Wing Commander. Ce qui lui permet d'ailleurs de déceler des niveaux cachés dont l'aval n'avait absolument pas été consenti par la direction mais dont les concepteurs n'avaient vraisemblablement que peu faire !

Puis il passe Lead QA sur System Shock. Un jeu qui change sa vision du game. La révélation qu'il a devant les yeux fait comprendre à Harvey qu'il tient bien plus aux expériences favorisant l'expérimentation du joueur, une liberté d'action plutôt qu'une liberté de choix. System Shock l'accapare pendant 10 mois, essentiellement par retour de mails. Travailler sur ce jeu lui permet de tisser son réseau en rencontrant des concepteurs désormais célèbres comme Dogchurch (!?) ou Warren Spector, des types sur la même longueur d'onde que lui. Il le confesse d'ailleurs, cette expérience courte mais intense a eu l'effet d'un bootcamp sur le jeu vidéo pour lui. Et il l'a retient aisément parmi les 3 moments clés de sa carrière avec son expérimentation hors des sentiers du JV et la collaboration avec Spector sur Deus Ex.

C'est déjà l'heure de la première surprise se matérialisant en l'intervention du grand manitou de feu Irrationnal Games : Ken Levine ! Qu'est ce qu'il lui a fait sentir qu'il tenait quelque chose de spécial en travaillant sur le premier System Shock et quand l'a t'il réalisé ? Bizarrement, Harvey ne s'est jamais vraiment considéré comme partie intégrante de l'équipe puisque pour lui, quel que soit ses retours, le jeu allait sortir quelle que soit la version retenue au final. Il pense surtout avoir été un lanceur d'alerte, un catalyseur sur la prise de conscience que l'équipe tenait là un jeu juste magique et qu'il fallait donc tout donner.

As-tu transposé cela dans tes projets suivants ou c'était quelque chose sur le moment d'unique et inreproduisible ? Certaines mécaniques n'étaient pas forcément pertinente par rapport aux objectifs (le combat notamment) mais étaient tellement fun à jouer qu'elles prenaient sens (le rollerskate). Les possibilités étaient tellement folles que le jeu formait un ballet, une symphonie fluide et procurait donc un immense plaisir à jouer. Selon Smith, le point fondamental d'un jeu vidéo est la synergie qui anime ses composantes, comment le LD,GD, la fiction, l'art qui tous ensemble fusionnent pour former plus que leur ensemble. Un holisme. Parfois, les trips de certains niveaux face à des boss étaient tellement haut perchés que l'équipe de développement gardait l'info pour elle pour qu'il découvre par lui-même l'ensemble et pour connaitre son point de vue sans qu'il puisse être préparé au préalable au degré d'inventivité et de culot des équipes.

Harvey s'en va ensuite bosser sur le projet Ultima 8, la suite du 7. Mais il ne s'attarde pas trop dessus puisque rapidement, il prend assez de galon pour mener son propre projet appelé technosaure. Il n'a donc pas vraiment l'occasion de bosser sur Ultima 8. Un projet qui se retrouve au bout de quelques mois dans un sale état, n'épargnant d'ailleurs pas son boss pour lui dire le fond de sa pensée sur la suite d'un jeu qu'il a adoré. Le plus surprenant étant que celui-ci était en fait complètement d'accord avec lui. Ensemble, ils procèdent aux justes modifications dont le jeu a besoin : le produit fini se matérialisant par l'add-on améliorant sensiblement le jeu par rapport à la version originale.

Par la suite, 2 options : aller à Looking Glass et bosser sur TerraNova, un jeu qu'il adore ou rester à Origin et faire son propre jeu. Décision difficile. Il finit par passer un entretien chez Looking Glass pour jauger l'affaire. Ce dernier lui permettant de rencontrer un programmeur aussi brillant qu'intimidant qui avait fait le MIT, des têtes, des musiciens, que des gens qui avaient fait les jeux qu'il voulait enfin faire. Finalement, il reste à Origin sous la houlette de Warren (Spector pas Buffet - vous êtes fous) car les 2 lurons trament une idée : prendre le contrôle et diriger le monde. Leur projet prend la forme d'envahisseurs du futur en provenance de planète ravagés qui envahissent la Terre bien épaulés par des dinosaures domestiqués en provenance de la Préhistoire (ramenés via des voyages dans le temps). Les terriens se défendant, eux, par les moyens conventionnels contemporains. Le projet de jeu comporte 3 idées fortes : un mode infiltration avec vision binocular et radio vision, la nature simulation avec un cycle jour/nuit, la pluie qui éteint le feu et un blank chassis pour créer ses propres armes (tank, hélico, etc).

La caméra s'envole pour former un top/down strategie game in real time. Mais comme jamais rien ne fonctionne comme prévu, ça merde quelque part. Le développement prend trop de temps et à postériori, Smith pense qu'il n'aurait pas dû occuper le poste tant il était un développeur inexpérimenté. D'autant qu'ils ont utilisés pas mal de biff sur le projet, a fait un prototype et tout ce que ça implique. Alors qu' Origin n'était pas en bonne santé à l'époque. Le projet fut arrêté du jour au lendemain (comme d'autres dans la boite). Cette expérience a changé sa vie.

Finalement, Harvey quitte Origin pour rejoindre Warren Spector et le projet Deus Ex. Il devient lead designer sur ce projet. Il développe alors certaines parties de Deus Ex et se rend peu à peu compte des possibilités immenses du jeu, un potentiel à la hauteur de ce qu'il a entrevu lors du développement de System Shock. Très tôt, son souhait est de faire une série de missions sandbox, où l'approche serait aussi multiple que rétributive. Il persévèrent encore aujourd'hui dans sa vision, son approche et sa philosophie partagée avec Warren Spector même si certains disent que Deus Ex premier du nom n'est pas un grand jeu de tir, qu'il faudrait bosser sur la physique, les animations pour qu'il puisse prétendre à quoi que ce soit. Or, pour lui, il s'agissait surtout de faire un meilleur jeu plus que de faire un bon shooter.

Tenter d'implémenter un univers systémique avec ses discussions de vie entre les NPC qu'on est censé éliminer pour progresser dans l'aventure ou des choix, comme quand les ennemis perdent de la vie et qu'ils fuient plutôt que de mourir stupidement face au joueur ; avec à la clé une sorte de moralisation du choix : traquer ou laisser courrir. Pour arriver à ce genre de réflexion de la part du joueur, les méthodes de travail du studio sont novatrices. En effet, les développeurs discutaient des ressentis des uns des autres pour insuffler les bonnes idées, conserver certaines mécaniques, en virer d'autres. L'idée est de critiquer ce qu'on aime pour sans cesse viser l'amélioration continue.

Deus Ex sorti, il passe Project Lead sur Deus Ex : Invisible War. Un développement plus compliqué qu'il n'aurait cru alors qu'il s'agit d'une suite. Un sentiment peu anodin puisque généralement, ceux qui ont fait le premier Deus Ex trouve le second moins bon même si ceux qui commence par Invisible War le trouve tout de même très bon. Il concède qu'ils ont fait des erreurs comme le coup de la map moins grande qui a contraint sévèrement les levels designers, l'espace plus exigu, le nombre de salles en augmentation. Ils ont certainement eu trop en tête le souci de s'adapter à la disponibilité du soft sur consoles, la licence perdant son exclusivité PC. Personnellement, il manque lui-même d'expérience sur la production de jeux consoles et le fait de faire multiplateforme n'aide pas. D'autant plus dommageable qu'une grosse part du succès de Deus Ex se trouve dans le level design et le fait qu'il s'accorde avec les différents choix du joueur. Tous les développements concentrent un tas de problèmes mais c'était d'autant plus dur pour lui qu'il était en train de divorcer, 3 années d'emmerdes qui se reflètent un peu dans le résultat. Bon après, il était pas tout seul hein. Ils étaient juste 150.

Tiens, Warren Spector ramène sa fraise. Quand a t'il réalisé que les simulations immersives que créaient Looking Glass, Origins Systems et Ion Storm étaient la voie du futur pour le jeu vidéo ? Quand il regardait ces jeux qui l'inspiraient, quels sont ceux où il se disait qu'il pouvait faire encore mieux que ça !? Comment a t'il intégré ça à sa carrière ? Pour que l'on situe correctement, Dent a bossé avec Spector pendant 9 ans, ce dernier étant de son propre aveu "une figure paternelle pour lui". Forcément son mentor jouit d'une énorme expérience dans le milieu que selon lui il n'esquisse à peine. Notre Harvey reste tout de même frustré de ce qu'il crée car comme pour nombre de créateurs, il y a le résultat et l'idée qu'on s'en faisait à la base et bien souvent, ces 2 notions sont comme chiens et chattes. Il en a d'ailleurs beaucoup parlé à ses débuts à Arkane de cette figure fantasmé : le jeu idéalisé qui n'existe pas, qui ne peut être créé et qui tend à rendre maussade tout créateur. Un jeu qui serait aussi vrai que le réel dans ses mécaniques, ses réactions, etc. Ainsi, pour lui, on ne peut pas faire un jeu qui se gère tout seul dans les ambitions folles qu'on a, même le procédural ne peut pas.

A la suite de Deus Ex, Harvey Dent s'en va bosser sur le projet de jeu Blacsite Area 51 pour le compte du studio Midway essentiellement composé d'anciens d'Iron Storm. A l'époque, Midway avait 2 projets : un jeu à l'ambiance de HEAT et Blacksite. Il prend les rênes du second. Dès le début, la mécanique s'enraille, le projet est mal embarqué, et pour ne rien nous cacher du crime, Smith confesse qu'il est même sorti dans sa version ALPHA ! Manque de polish, de finition, de conscience professionnelle. Depuis Ubi a repris le filon. Créativement, c'est une expérience sans intérêt et Harvey finit par se faire virer pour avoir envoyé la mauvaise chose à la presse ! Parce que rien n'a pas plus d'importance que le savoir, Blacksite est l'idée d'une prison qui existe vraiment et qui est en dehors de la loi, où on peut être enfermé à vie sans jugement. Situé dans des banlieues modernes, un peu crasseuses, le jeu confronte le joueur aux années de la décadence, celles des années Bush IRL donc ça collait bien. Paradoxalement innovant, le jeu utilise un système méritant où il devient plus difficile quand on jouait mal et inversement.

Nous sommes en 2008. Harvey recroise Raphael Colantonio - français de son passeport - qui vient de fonder Arkane à Austin (2006) alors qu'Arkan Lyon existe depuis 1999. Les deux avaient déjà collaboré à l'époque d'Origin System. Raphael a lui commencé sa carrière sur System Shock en tant que QA en France pour le compte de l'éditeur EA. Se rappelant de leur fructueuse entente, Colantonio l'invite à le rejoindre chez Arkane pour bosser sur un nouveau projet, un certain Dishonored.

L'idée originale provient du cortex de Raph qui est en contact avec Zenimax (Bethesda Sorftworks maintenant) à l'époque. Et d'un certain Tod Vaun qui comprend très bien ce type de jeu, enfin l'idée qu'ils s'en font. Un pitch de ninja avec des supers pouvoirs au Japon accompagne les discussions avec Tod et les responsables de Zenimax. Cependant, le filon s'échappe et prend rapidement le chemin de Thief, vers l'Europe au XIXème siècle.

Vous êtes habitués, à l'instar de tous jeux, un nombre invraisemblable d'itérations sont nécessaires avant d'accoucher à ce à quoi les joueurs se frottent in fine. C'est d'autant plus compliqué pour ce projet-là qu'à la moitié du développement, l'équipe ne sait pas vraiment ce que Dishonored est réellement. Certes, il y a une ribambelle de concept artists de génie au sein de la boite qui emmagasinent chacun une connaissance pointue question architecture mais le lier aux level designer n'est pas mince affaire. Puisque le graphisme, le LD et le gameplay ne doivent à la fin faire qu'un tout cohérent.

Dishonored constitue pour lui un résumé de sa carrière, un aboutissement après pas mal d'erreurs et logiquement un apprentissage sans cesse renouvellement. Là se matérialise le jeu rêvé, en tout cas celui qu'il rêvait de faire. La crainte d'un certain retour des joueurs en raison du caractère très solo, très infiltration est là, sachant que certains l'adoreraient mais que d'autres le détesteraient. Contrairement à Deus Ex Invisible War, le projet s'est extrêmement bien déroulé en dépit des aléas de l'avis de tout un chacun au sein du studio. L'expérimentant lui-même, il ne peut que confirmer qu'un créateur n'a aucune prise sur la réception critique d'un jeu (les mauvaises longues remarqueront qu'un service com/marketting est justement dédié à ça), mis à part le fait de s'investir sans se trahir et ne pas s'écarter de sa vision, celle qu'on croit juste.

Dishonored étant un laboratoire d'expérimentation avoué, il a quand même été surpris par les subterfuges trouvés par les joueurs au moyen des outils mis à disposition par le gamedesign conféré aux jeux. Ainsi, des bizzarreries très étranges ont émergé. Par exemple, Diga Pakaba - lead designer et primor producer sur Dishonored 2 - et qui etait gamedesigner sur Dishonored a un moment donné fait, aux yeux de tous, un truc de batard très chiant à traduire en français (quand je vous disais que les anecdotes étaient très techniques en intro ...). Bref, le jeu stimule la créativité de par son système qui n'est finalement qu'une boite à outils, pour un peu qu'on soit fou, ça fonctionne (LOL). Ainsi, de l'aveu même d'Harvey, on peut se sortir de positions légèrement ultra inconfortable en faisant des choses assez inhabituelles pour ne pas dire zarb. En tout cas, pour le commun des mortels.

En fait, le jeu est tellement empli de possibilités complémentaires qu'il en devient une chorégraphie (je rajoute "si on se débrouille bien", il a juste omis de le préciser ...). Le type joue comme un balai tellement il est en contrôle, ça lui rappelle la science chorégraphique des combats de Matrix, un film qu'il n'aime pourtant pas plus que ça. Le youtuber arrive à exploiter certains bugs ou possibilités laissées pour ensuite faire ce qu'il veut, et ça, c'est proprement génial en tant que concepteurs. Le bougre arrive ainsi à gérer le flow de stamina pour faire une randonnée meurtrière sans accrocs en sauvant des coups pour plus tard, ce qui quand on a joué au jeu et donc du jonglé avec les contraintes issues des règles, est tout sauf mince affaire.

Pour en revenir à la collaboration retrouvée Raphael et lui. Raph a grandi à Lyon. Au début Arkane, c'est 4 personnes. Pour l'anecdote, la GDC, c'était aussi à 4 dans une seule chambre d'hôtel. Créativement parlant, Raph est très porté sur le process, la conception, le tunning et aussi le business, la stratégie et la constitution d'équipe. Euh ... Mais c'est pas tout, il est musicien aussi. En fait, il aurait presque pu faire son jeu tout seul, il avait pas besoin de ses services sachant qu'il a pris 15 kilos en acceptant de venir en France le Smith ! Ce qui fait 8 ans déjà, soit la moitié de la vie du studio. Mais on mange tellement bien ici qu'il se voit rester pour 8 ans de plus. Puis bon, comme il le dit, il passe plus de temps à s'amuser et rire que vraiment bosser donc c'est le job parfait. Alors pourquoi quitter ce monde rose qui sent si bon ?

Se connaissant depuis 20 ans, tous les 2 QA sur System Shock en 93, s'étant rencontrés en 96 car Raph cherchaient un job chez Origin alors qu'il travaillait pour EA, ayant eu la même passion pour les mêmes jeux, en 99, Harvey travaille à cette époque sur Deus Ex et lui sur Arx Fatalis. Ils se retrouvent quand il monte Arkane à Austin. Mais maintenant, la situation est inversée puisqu'il travaille aux US et Harvey en France. Aurait il pensé être en France à cause de lui, c'est fou non ? Sans surprise, les deux lurons se m&ms (sms ?) tous le temps l'un l'autre. Ils ont d'ailleurs joué pendant un moment un jeu de dupe au sujet de la masterclass d'Harvey puisque bien évidemment Raph savait depuis le début et Harvey faisait tout pour essayer de savoir s'il savait. En sachant que l'un s'avait bien que l'autre jouait la comédie. Bref, pas mal de sourires face à lecture des réponses de l'autre.

Harvey est évidemment très excité à l'idée de sortir Dishonored 2. Tellement c'est une évidence pour lui de réaliser une suite. Comment serait Corvo 15 ans après ses déboires dans le premier est une question motivante qui l'a captivé un bon moment. Il en parle fréquemment avec Christophe Carré, un brillant lead level design qui est lui aussi très heureux de revenir sur ce background. L'idée, classique, est de faire tout ce qu'ils ont fait à l'occasion du premier mais en mieux. Il souhaite qu'on puisse faire ce que le département bullshit montre dans les trailers. Concrètement, Harvey a souhaité tout mettre de leur côté pour que l'univers soit toujours plus travaillé, plus minutieux (les méchas, les costumes, les lieux). Ils ont voulu faire un casting très divers dans les personnalités, les couleurs de peau, le genre, le background. Ceci permet d'autant plus de mieux représenter le joueur X qui prend en main le jeu qui s'identifie d'autant plus à l'aventure. Pour finir, Dishonored lui a permis de découvrir la French Way et il trouve que l'esprit français est bon, ce côté humaniste. Il est assez impressionné de la présence de la culture et la place prépondérante qu'elle a en chacun de nous.

Comment tu fais pour rester aussi jeune, tu les fais pas tes 62 ans, comment tu fais pour rester aussi frais ? [Témoignage sur sa grandeur de Mitton & question de Raphael Colantonio] Une question qui permet à Harvey de pondre une réflexion murie sur l'autel de l'observation : pour lui, il est courant qu'il soit difficile de travailler avec une personne brillante car après tout, celle-ci se dit qu'elle peut tout se permettre, être exécrable, puisque tout le monde veut bosser avec elle. Mais Mitton est l'exception, il est super sympa et super talentueux. Pour répondre à la question, le secret est selon Harvey de resté à l'écart du soleil et de vivre au grand air.

Quand est ce que ce sera bon pour vous pour faire des jeux en réalité virtuelle ? System Shock 1&2 marchait avec la VR à l'époque, mais c'était de la mauvaise VR mais c'était cool à faire. Harvey aimerait en faire parce que ça envoie valser les accoutrements habituels des AAA, on pourrait jouer à GTA en tant que pigeon plutôt qu'humain par exemple. Certains ont moddé Dishonored pour la VR sur PC et c'était plutôt cool à expérimenter. Mais le problème, c'est la nausée inhérente quand on se ramasse la gueule d'un immeuble ou qu'il y a des gerbes de sang un peu trop prononcé. Vous vouliez du réalisme ? Donc il y a des trucs qu'on ne peut pas faire de but en blanc. Cependant, pour lui, il n'y a pas de doute quant au succès de la VR. Mr Smith va même plus loin en affirmant que ça va consumer le jeu vidéo, le cinéma tel qu'on le connait, c'est le NEXT BIG THING. La seule chose qu'il ne sait pas, c'est combien de temps ça prendra pour s'installer. Comme beaucoup, il pense qu'il ne faut pas que l'industrie se loupe sinon il faudra revenir dans 20 ans. Mais globalement, on est pas très loin de pouvoir faire des trucs sans être physiquement sur place grâce à la VR (assister à une classe ou visiter le Grand Canyon par exemple). Mais, c'est comme tout dans un monde qui n'est pas rouge, il faut qu'il y ait assez de moyens financiers mis en place pour que ça fonctionne.

Qu'est ce qu'être un Directeur de la Création dans une boite faisant des jeux vidéo ? "Ca dépend à qui vous posez la question ! ^^". Si c'est un ancien programmeur, il fera en sorte de mettre tout le monde sur le même chemin. Quand Looking Glass avait besoin d'un project lead pour Thieft 2, ils ont choisi un ancien musicien car il pensait que c'était le type qui pouvait rassembler toutes les pièces du puzzle. Effectivement, il faut être un bon visionnaire/gestionnaire plus que du métier de coeur, in fine, c'est la première compétence qui prime. Pour en revenir à l'objet de cette Masterclass, la journée typique d'Harvey est rythmée par l'objectif de faire en sorte de parler à tout le monde pour savoir comment se profile le développement afin de guider ses équipes pour tout le monde avance dans la bonne direction. Concrètement, il évalue le level design ainsi que le système du jeu qu'ont concocté ses équipes (boulot assuré aussi par Dinga). Du coup il n'est plus level-designer mais il est scénariste désormais. Enfin, il apporte sa part à la narration et au scénario du jeu.

Qu'est ce que tu penses des différences de façons de travailler entre les US et la France ? Dent ne pouvait pas voir la vision US clairement tant qu'il s'y trouvait physiquement et le fait d'avoir vécu en Europe l'a aidé à comprendre complètement comment les ricains fonctionnaient. Le fameux recul nécessaire. Une différence notable se situe dans la façon de virer les gens (#LOL). En France, on pense à virer un type mais pas formellement, on s'assoie, on discute de son avenir et on essaie de connaitre ses plans, s'il compte quitter la boite d'ici peu (3 mois par ex), et on manoeuvre. Aux US, pendant qu'on notifie à la personne qu'elle est virée, un gars de l'informatique enlève en direct les droits de l'employés (log-in, badge, ticket de parking) et on le raccompagne à la fin de l'entretien à l'extérieur du bâtiment par la sécurité. C'est bien plus inhumain aux US. Une autre anecdote. Aux US, si on demande à ses employés qui veut passer lead d'un département, 10 gars répondront à l'appel alors qu'en France, personne n'émettra un mot, genre "ah non, je suis content du poste que j'occupe" alors qu'aux US, des types pas taillés pour le job se porteront volontaire. Sinon, Raph a imposé l'anglais comme langue dans le studio Arkane à Lyon pour internationaliser le potentiel de la boite. Et les français ne sont pas du genre à célébrer la signature d'un deal avec un éditeur qui leur apportera du boulot pour quelques années quand les ricains s'enflamment pour pas grand chose finalement.

Que pensez vous des jeux open-world qui prennent le pas sur les jeux plus cloisonnés comme Dishonored ? Dishonored est conçu de manière spéciale car c'est un "open world avec des cloisons" afin de scinder l'ensemble en différents niveaux assez petites pour exploiter au mieux le Level Deisgn et pas trop grand pour se sentir obliger, contraint et forcé d'y foutre des collectibles à la con en mode Ubi. Bon, il a pas dit ça comme ça, mais je traduis de l'anglais. Et au prix où je suis payé ... C'est un jeu fait main, on ne pose pas les éléments un peu n'importe où pour faire du remplissage. Les NPC vivent vraiment leur vie même si elle se retrouve limitée dans l'espace. Pour Harvey, les open world tendent à converger vers le même point, ils ne se différencient pas vraiment, les mêmes activités, les mêmes patterns, les mêmes jeux. Pourtant, l'un de ses jeux préférés dernièrement était Red Dead Redemption, certes parce qu'il est du Texas mais aussi parce que les activités sont différentes, riches et disséminés intelligemment au cours de l'aventure, la patte Rockstar. Question all-time, l'un de ses open world préféré est Mercenaries 1er du nom car il prend place dans une zone démilitarisé et les activités sont concentrées, denses, permettant de combiner les approches à l'envie. Une leçon de gamedesign.

Quelle est ta vision du multijoueur ? Dishonored2 est un jeu solo, agressivement solo. A Arkane, ils ne veulent pas scinder les ressources et entacher ou limiter le solo. Puis bon, le multi, c'est toujours un peu pareil : des flingues et des véhicules même s'il concède kiffer Rocket League et L4D. Mais on peut faire tellement plus que juste fournir des armes et des véhicules au joueur. Par exemple, n'avoir qu'une balle de toute une partie et devoir jouer en teamplay pour battre les autres, ça, ça serait cool selon lui.

 

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