Cher journal,

 

Ça fait maintenant plus d'un mois que j'ai terminé SaGa Frontier 2, et, malgré le recul, j'ai toujours peine à y croire. M'aurait-on inséminé un faux souvenir pour me rendre heureux d'avoir terminé un jeu pour lequel j'avais perdu tout espoir ? Non, je n'y crois pas non plus, sinon, comment expliquer que je me souvienne encore de cette infâme série d'ados qui passe sur W9, et que tout individu sensé qui se serait aventuré dans mes pensées aurait pris soin d'effacer au passage ? Je ne comprends pas, et pourtant, le spectre qui hantait un coin de mon esprit s'est dissipé, et son appel régulier s'est tu. Aurais-je donc réellement de mes mains mis fin à tant d'années d'échecs et de frustrations ?...

 

Quand j'y repense, tout a commencé il y a si longtemps. Était-ce en 2001 ? Je ne sais plus. Je devais avoir onze ans, peut-être moins, peut-être plus. J'étais encore jeune, et con aussi. Mon expérience sur ce jeu a tourné court lorsque j'ai cherché à vaincre un boss que je devais en réalité fuir, à l'instar d'une certaine araignée métallique dans une certaine fantaisie finale n°8, me laissant ainsi accumuler les Game Over comme s'accumulent sur le pied du karatéka du dimanche autant d'ecchymoses que son obstination à vouloir fracasser un amoncellement de briques d'un mawashi-geri mal-assuré peut en faire apparaître (le pauvre se sera cru dans un autre SF2). La reddition fut ma seule alternative, et s'il me fut aussi humiliant de remettre le disque dans son socle d'origine que si Arthur avait dû remettre Excalibur sur le sien après s'être obstiné à vouloir trancher une montagne en deux au lieu de la contourner (c'est de la camelote, dira t-il), je n'en gardais pas moins une certaine amertume, la même que j'entretenais en parallèle pour un autre jeu : Chrono Cross.

 

 

Je t'ai déjà raconté mon histoire avec ce dernier, n'est-ce pas ? C'est drôle parce qu'en y repensant, ces deux jeux ont beaucoup en commun. Une patte artistique singulière, tant sur l'aspect visuel que sonore, dans des styles qui leur sont propres, certes, mais qui convergent malgré tout, en ce sens qu'elles contribuent à bâtir un univers unique, chatoyant et facilement reconnaissable, octroyant à chacun cette identité aussi originale qu'inimitable. Et c'est bien pour ça, cher journal, qu'il m'était impossible de ne pas ressentir pour ces deux jeux le même genre de coup de foudre, tout comme il me serait impossible de ne pas pousser le moindre soupir d'affliction en regardant un épisode entier de SODA. Est-ce donc par amour que je me suis entiché de SaGa Frontier 2, de la même façon que je me suis entiché de Chrono Cross ? Peut-être, ou peut-être pas. Peut-on réellement parler d'amour quand il ne s'agit en premier lieu que d'une simple attirance superficielle ?

 

Car, pour chacun d'eux toujours, c'est en cherchant à approfondir cette relation que les choses se compliquent. La faute notamment à des mécaniques complexes, déroutantes et inhabituelles – comme l'abandon pur et simple des points d'expérience –, qui tendent à rendre les combats pénibles et incompréhensibles; et l'incompréhension ne fait jamais bon ménage dans un ménage, ça va de soi. Ainsi se retrouve t-on à claquer la porte lorsqu'on nous aura demandé pour la cent-trente-neuvième fois de faire la vaisselle, quand on serait bien incapable de comprendre comment faire fonctionner le lave-vaisselle. Et ainsi furent abrégées tant de ces love stories naissantes...

 

Et pourtant, malgré les ruptures, je ne pouvais m'empêcher d'y penser. C'est devenu pire qu'un genre de... parfum pour hommes, tu comprends ? Ces jeux m'ont tellement parfumé pour hommes que je ne pouvais pas les oublier, et que je gardais en moi l'espoir d'en surmonter un jour tous les obstacles pour aller jusqu'au bout, et ne plus jamais sentir en moi le moindre parfum pour hommes. Bien sûr, il faut savoir oublier un tel parfum pour hommes quand on sent qu'ils se refusent à nous, car, comme le dirait Bram : "Stalker !"; or ce parfum pour hommes est ici d'autant plus fondé que c'est moi, en fin de compte, qui me refusait à eux. Et quiconque plonge son regard dans de tels beaux jeux ne peut que se laisser enivrer par le plus doux des parfums pour...

 

Obsession ! Voilà le mot que je cherchais. Obsession...

 

Hey, Bram ! Ton pote le pâlichon s'est encore tiré !

 

Et donc, on se redonne une chance, on repense à tout ce qu'il y avait de positif dans cette relation, on se dope de piqûres d'espoirs, et on relance l'assaut plus déterminé que jamais... avant qu'un "jamais plus !" déterminé ne nous rende là sot. Alors on oublie, on passe à autre chose, puis les regrets reviennent, l'envie aussi lorsqu'on réécoute quelques pistes musicales, inconscient du désastre que l'on perpétue, et, pour finir, on entend dire que l'histoire s'envole (Chrono Cross) ou que le boss de fin, un oeuf, a la coque tellement dure qu'il en est presque impossible à battre (SaGa Frontier 2), ce qu'on souhaite alors voir de nos propres yeux. Et donc, on se redonne une chance […] et donc, on se redonne une chance […] et donc on se redonne une chance […] et donc on

 

Bref, ça n'en finit jamais. À tel point que j'ai dû abandonner l'écriture de la phrase précédente en cours de route, sous peine de me retrouver coincé dans une boucle infinie. C'était moins une.

 

Mais assez de comparaisons, si tu me vois aujourd'hui en train de te barbouiller la page de mon encre virtuelle, c'est bien avant tout pour te parler de SaGa Frontier 2, deuxième opus d'une sous-saga de la saga SaGa, à défaut d'être celui d'une sous-série de la série SéRie, qui elle n'en est pas une, tu me suis ?...

 

Pour être franc, je n'ai jamais joué aux autres épisodes, mais je sais qu'il s'agit d'une licence portée sur l'expérimentation, en s'inspirant notamment de cet ouvrage satanique et avilissant qu'on appelle parfois le jeu de rôle papier. Mais puisque j'en suis aux aveux, cher confident, je t'avoue également ne jamais m'être livré à cette pratique, par crainte, probablement, d'invoquer dans mon salon les suppôts de Satan en récitant, par mégarde, quelques lignes du Nécronomicon. En plus, me connaissant, il pourrait m'arriver d'inverser deux mots. Et ce serait bien plus pénible encore ça, tant de suppos...

 

Toujours est-il que ce jeu prend le risque de casser les codes "incontournables" du genre, en les éliminant ou en les recyclant avec plus ou moins de succès. Plus de points d'expérience, comme je te le disais, et pas mal d'aspects déroutants qui rendent les premières heures de jeu assez délicates, d'autant plus qu'on ne nous fournit pas la moindre explication sur ces mécaniques loin d'être faciles à appréhender. Les inconvénients en sont donc évidents, mais d'un autre côté, je te le demande, est-ce qu'il ne vaut mieux pas faire l'effort d'en comprendre un minimum par soi-même plutôt que de se retrouver dans ce genre de situation ?...

 

 

Aucun tutoriel donc, et l'obligation d'avoir recours à une bonne dose de patience et d'observation (et/ou d'Internet) pour maîtriser le système et, pour reprendre une expression que j'ai toujours rêvé d'utiliser, en extraire la substantifique poêle. Non, attends, c'est pas ça...

 

Ou peut-être que ça l'est ?...

 

Quoi qu'il en soit, tout ça implique de comprendre comment fonctionne la progression des personnages, basée sur les armes, les éléments et autres points d'attaque et de magie mis à contribution durant un combat, et qui se rapproche en ce sens d'un certain Final Fantasy II. Pour faire court, ce qui n'est pas le moindre des challenges, en utilisant une technique faisant appel à une arme ou à un, voire plusieurs élément(s), on se donne une chance d'obtenir en fin de combat un gain de niveau pour chacun d'entre eux. C'est totalement aléatoire, et il ne sert à rien d'employer la même arme ou le même élément deux fois pour multiplier ses chances, ce qui est plutôt une bonne chose.

 

Oui, oui, je pense que c'est une bonne chose. Prends Grandia ou Secret of Mana, par exemple. Ce sont deux jeux qui octroient, eux aussi, la possibilité d'augmenter les niveaux d'armes et d'éléments à force d'utilisation. Seulement, ils permettent également ce qui me semble être une certaine aberration de gameplay, à savoir la possibilité de bloquer un ennemi en lui lançant un maximum de sortilèges sans jamais risquer de le tuer, ou à profiter de sa présence inoffensive pour se lancer en boucle des sorts défensifs, histoire d'accélérer voire d'enchainer les montées de niveau. En plus de s'inscrire dans une logique de farming abusive et contre-nature, c'est surtout une forme de torture envers la faune locale qui, au bout d'une heure à subir les pires atrocités tout en constatant son impuissance, ne demande plus qu'à ce qu'on cesse d'être aussi cruelle avec elle et qu'on l'achève sur le champ. Les gens se rendent-ils seulement compte de leur cruauté ? Ce sont des monstres. Je suis un monstre.

 

Ai-je besoin de te préciser que je jouais sur émulateur ?...

 

Quoi qu'il en soit, on ne peut pas faire ça dans SF2. Et c'est d'autant mieux que ça nous pousse à diversifier autant que possible nos assauts pour avoir une chance d'augmenter un maximum d'armes et d'éléments différents, ainsi que nos HP et autres jauges de magie, sans pour autant devoir sur-prolonger la durée des combats. En revanche, ça n'augmente pas la force, ni la dextérité, ni la défense, ni quelque autre statistique classique que ce soit et qui n'existe pas dans ce jeu. Tout dépend à peu près de l'équipement, ainsi que des niveaux d'armes et d'éléments. Autant dire qu'il est aussi ardu de surmonter la difficulté du jeu sans avoir assimilé ces quelques mécaniques que de visionner deux épisodes entiers de la série SODA sans sombrer dans une profonde dépression.

 

Tout ça pour dire que, à vouloir comprendre les choses qui nous échappent plutôt qu'à laisser notre agacement les rejeter, on se donne peut-être enfin l'opportunité de les apprécier à leur juste valeur. Parce que bien qu'il soit foutrement lent à se mettre en route, bien qu'il soit long au lavage, et bien qu'on y nettoie (trop) souvent les mêmes trucs, ce lave-vaisselle, au final, il est pas si mal quand on prend le temps d'apprendre à s'en servir, et pour peu qu'on ne soit pas pressé, il en vient même à se montrer... fun ?

 

Enfin, je veux dire, euh... t'as bien compris qu'en parlant de lave-vaisselle, je parlais en réalité des combats, n'est-ce pas ? Non parce que, je te rassure, je ne m'ennuie pas encore au point de trouver mon lave-vaisselle divertissant, bien qu'il ne manque assurément pas de sel.

 

Chaque monstroflan ci-dessus représente un combat. Le même combat.

 

Bref, terminés les bas, car enfin le jeu vit des hauts. Maintenant que les soucis de lave-vaisselle sont réglés et qu'on a su apprendre à vivre avec, plus rien ne semble en mesure d'entraver les sentiments qu'on éprouve envers notre conjeuint(e). On prend alors davantage le temps d'écouter son histoire, et il/elle nous raconte sa rencontre avec un certain Gustave XIII, héritier du trône renié par son père et contraint à l'exil, car dépourvu de toute Anima, sorte d'énergie vitale pourtant présente dans tout organisme aussi infime soit-il, de l'être humain au moindre petit brin d'herbe, ce qui inclue donc les animaux, les arbres, et peut-être même un mouchoir usé. Puis vient alors un second, différent récit, et une autre rencontre, celle de William "Will" Knights, chasseur de trésors de son état, dont les péripéties à travers le monde vont conduire à la découverte d'un artefact aussi dangereux que mystérieux qu'on appelle l'Oeuf. Oui, celui-là même qu'il devra affronter en guise de boss de fin, si tu m'as bien suivi.

 

Si on interrompt souvent le second récit pour nous demander d'aller faire fonctionner le lave-vaisselle, ce qui d'ailleurs pallie souvent à un certain vide scénaristique, le premier, lui, fait la part belle à la narration en nous épargnant la corvée qui, toutefois, quand elle n'en est plus une, peut en venir à être regrettée. En ce sens, il me parait crucial d'alterner régulièrement entre les deux récits, et d'obtenir de cette relation l'équilibre dont elle a tant besoin pour durer. Après tout, le vieux sage ne disait-il pas : "Qui saute sur un pied comme un kéké, finit par embrasser le parquet"?

 

Proverbe avisé s'il en est. Heum, sauf peut-être aux yeux d'un unijambiste...

 

Par ailleurs, il y a, dans cette manière de raconter, quelque chose d'assez simple, d'assez simpliste même, qui tient notamment à des dialogues au style basique, direct, concis, qui assure l'essentiel sans jamais tomber dans la surenchère d'émotion, mais qui sacrifie néanmoins pour cela le développement des personnages sur l'autel du minimalisme; bien qu'une poignée d'entre eux, dont Gustave, aient été (relativement) épargnés.

 

Il n'en reste pas moins certaines répliques, euh... comment dire ? Juge plutôt :

 

Ouais ! Montre-lui à cette omelette que t'es pas une femmelette !

 

Aussi, et pour finir là-dessus, certains chapitres qui constituent les deux histoires ont la fâcheuse tendance à s'avérer inutiles, puisque n'apportant rien ou trop peu sur le plan narratif, là où pourtant le potentiel était présent. Je pense par exemple à ce chapitre "flash-backesque" censé nous en apprendre plus sur le passé d'un personnage avant la mort de celui-ci, mais qui n'est en réalité qu'un prétexte pour faire un aller-retour vite-fait entre deux villes qu'entrecoupe un désert grouillant de monstres (qu'on a déjà traversé, d'ailleurs). Hormis ces combats sans grand intérêt, voire inutiles, puisque mettant en scène des personnages éphémères qu'on ne peut, de toute façon, pas faire progresser, on n'apprend quasiment rien sur celui d'entre eux qui s'apprête à mourir, ce qui rejoint en ce sens ce que je te disais à propos de ce développement minimaliste. À croire que, davantage que ses rencontres, le malheureux souhaitait avant tout nous transmettre ses exploits contre les canards et autres lapins qui peuplent ce désert. "Oh, j'ai rencontré des gens aussi, j'avais oubliiieeeeuaargh... *mort*"

 

Tout ça m'a fait me dire que, parfois, quand tout semble s'être stabilisé dans une relation, il peut surgir une crise soudaine qui menace de tout déséquilibrer à nouveau. Eh bien, c'est un peu l'effet que m'a fait ce chapitre, tu comprends ? J'ai tenu mais ce fut dur, très dur; moins toutefois que de visionner trois épisodes entiers de la série SODA sans s'avaler une pleine boite d'antidépresseurs. Avec la notice.

 

Des chapitres de ce genre, il y en a d'autres, dans lesquels apparaissent notamment des personnages qu'on ne revoit jamais par la suite (et qu'on fait donc progresser pour rien), ou qui sont complètement détachés de la trame principale. Des chapitres annexes, dira t-on, mais qui, une fois de plus, n'apportent pas grand-chose sur le plan narratif. M'enfin, hey, c'est cool de passer deux heures dans un donjon juste pour faire apparaître un arc-en-ciel, non ?...

 

"Oh, le joli n'arc-en-ciel qui m'a lié à un personnage que je ne reverrai plus jamais !..."

 

Bref, malgré tous ces obstacles qui ne font pas le poids face à une détermination retrouvée (!), le temps passe et la relation s'épanouit en toute quiétude. L'histoire se découvre, les corvées lave-vaisselles deviennent agréables, et bientôt, la routine s'installe. Ne se dit-on pas, alors, que c'est toujours un peu la même musique ?...

 

Ce qui m'amène donc à la musique du jeu !...

 

Oui, bon, je te l'avoue, cette transition était au moins autant tirée par les cheveux que si j'avais coincé les tresses de Raiponce dans une porte de TGV. Mais pourquoi ne pourrais-je pas me détourner du chemin des histoires de lave-vaisselles pour m'aventurer, seul, dans cette petite déviation sonore ? Jean-Jacques Goldman lui-même ne ditsait-il pas : "Je marche seul là-bas quand la musique est bonne, et l'on n'y peut rien."  ?

 

Pour en revenir momentanément à cette comparaison avec Chrono Cross, il me semble que ces deux jeux partagent une qualité musicale si marquante, si peu commune, qu'elle constitue à elle seule l'une des principales raisons de ne pas lâcher la manette. Alors certes, quitte à choisir entre les deux, le fanboy de Mitsuda que je suis m'interdit de le trahir pour ce qu'il a fait sur CC (et CT, et Xenogears, tant qu'à faire), mais le travail d'Hamauzu (FFX, FXIII) sur SF2 force tout de même le respect. Dans un style qui lui est propre, marqué par une forte utilisation du piano et de sonorités qu'on lui reconnaît aisément, il a su, non seulement insuffler une ambiance en parfaite adéquation avec l'univers du jeu, tantôt légère, tantôt plus grave, mais également faire preuve d'une diversité étonnante pour les nombreux thèmes de combats, en reprenant à l'envie le thème principal en en modifiant l'approche rythmique et le style. Avec succès (ici et , par exemple).

 

On y sent également une petite touche européenne, qui s'entend notamment par l'utilisation d'instruments tels que l'accordéon, mais que l'on constate surtout aux titres des pistes qui composent l'OST, tous écrits en allemand. Bon j'y comprends rien à l'allemand, moi, donc j'ai un peu de mal à savoir ce que chaque piste est censée illustrer. Comme "Schlachtenlenker" par exemple, ça veut dire quoi ? J'lâche ton lent coeur ? Ça illustre une scène de rupture ? Et "Freudenbezeigung" alors ? Fredonne et baise un gong ? Ouh là, j'espère que non...

 

 

Ainsi donc, disais-je, le temps fit son office, sans trop laisser d'opportunités à l'ennui de semer le trouble dans cette relation fortifiée... qui s'apprêtait alors à subir sa dernière épreuve. Ses dernières épreuves, à vrai dire; car qui dit scénario double dit épreuve finale double.

 

Il m'a été difficile, journal, de ne pas te révéler que l'une de ces épreuves consiste à affronter cet oeuf si fameux, et si étroitement lié à Will et à sa famille; ce qui n'est pas trop en dire par rapport à d'autres événements que je garderai sous silence. Seulement, vois-tu, je connaissais déjà l'identité de ce boss à la réputation pour le moins terrifiante, certains commentaires à son propos, sur ce vaste océan qu'on appelle l'Internet, n'hésitant pas à en parler comme d'un ennemi quasiment invincible à même de vous ruiner une partie entière. Et je dois dire que cette réputation d'oeuf dur m'a mis en appétit. Mais j'y reviendrai après t'avoir parlé de l'autre épreuve, qui est des deux, selon moi, la plus ardue.

 

Si l'Oeuf fait office de boss final au scénario de Will, le boss final du scénario de Gustave n'en est pas vraiment un, dans le sens où l'on n'en ressent pas l'intensité qui y est traditionnellement affiliée (pas d'excès de mise en scène, de musique épique, de grandes tirades sur l'humanité et le fléau des chaussettes sales...). Qui plus est, c'est une bataille tactique – il y a trois types de combat dans le jeu : groupe, solo, et tactique –, l'une des rares batailles tactiques du jeu, d'ailleurs, qui jusque là se sont avérées d'une simplicité excessive. Et cette simplicité excessive s'explique par un fait lui-même très simple : des unités alliées significativement plus puissantes que les unités adverses. Tu comprends où je veux en venir, hm ?...

 

Cette dernière bataille renverse complètement et abruptement ce rapport de force, ce qui peut sembler logique dans l'optique de proposer un challenge à la hauteur de l'événement; cependant, dans les faits, ce pic de difficulté est tel, et la marge de manoeuvre si étroite, que le facteur chance devient une condition sine qua non de victoire.

 

L'objectif paraît de prime abord anodin : il faut tenir pendant sept tours sans que les troupes ennemies n'atteignent notre camp; sauf que, pour cela, il est primordial de faire reculer chacune de ces unités d'au moins une ou deux cases, en sortant vainqueur d'un affrontement contre elles – affrontement qui prend la forme d'un combat de groupe en 4 contre 4, et qui ne dure qu'un tour; le vainqueur étant le camp qui aura causé le plus de dégâts. Mais comme je te l'ai dit, les unités adverses frappent plus fort que nous, il faut donc espérer que nos troupes esquivent ou parent, tout en priant pour qu'elles ne manquent pas, elles, leurs coups. On peut aussi placer une unité en défense, et espérer, encore, que les adversaires concentrent leurs assauts sur celle-ci. C'est encore ce qu'il y a de plus viable, même si ça reste fortement dépendant du facteur chance.

 

Celui-là d'ailleurs, faudrait vraiment le sevrer de RTT.

 

Oh, bien sûr, il est également possible de gagner en tuant le commandant adverse, mais à ceci j'ajouterais qu'il me parait tout autant possible de tuer un Expendable avec un peigne à cheveux, ou de visionner l'intégrale de la série SODA sans finir par se pendre avec les lacets des baskets de Kev Adams.

 

 

M'enfin bon, à force de persévérance, on finit bien par y arriver. Deux jours et huit ou neuf tentatives plus tard, me voilà donc prêt pour l'ultime épreuve, la dernière haie, celle dont la barre s'élève si haut qu'elle en disparaît par-delà les nuages ! Tandis que ce moment que je craignais autant que j'attendais se rapprochait, je sentis l'excitation monter lorsque démarrèrent les excès de mises en scène, la musique épique et les grandes tirades sur l'humanité et le fléau des chaussettes-sables.

 

Et cette voix, dans ma tête !...

Que dit-elle donc ?

Elle semble me donner un ordre, mais je n'en comprends que la fin...?

 

….......................................................cuir ?

….............................ah, le faire cuire !

…..................l'eau va le faire cuire ?

Ah, ok ! Il faut l'ovale faire cuire !

 

L'assaut fut lancé. L'espoir que j'avais de lui battre les blancs en neige dès le premier affrontement était pour ainsi dire inexistant, non préparé que j'étais, et m'attendant à subir les pires atrocités dès l'entame du combat; mais à mon grand étonnement je lui résistai pendant près de dix minutes avant de lui succomber. L'impression qu'il me fit était bien en deçà des mes attentes, et je fus presque déçu de ne pas m'être fait ruiner en une minute douze. Je retentai donc ma chance le lendemain, après avoir aligné quelques combats et fait progresser mon équipe, ce qui me permit de le vaincre avant que je ne...

 

Quoi ?! Il est déjà mort ?!

 

Me dis-je alors.

 

Et moi qui m'attendais à constater mon impuissance pendant au moins une semaine, fulminant contre le degré de difficulté indécent de ce boss en lui adressant fleurs et mots d'amour, le voilà qui décède inopinément au bout de deux jours. Quelle déception !

 

Bon, pour être honnête, je comprends malgré tout en quoi ce boss peut foutre en l'air une partie. Il possède une attaque assez particulière qui retire un LP à chaque membre de l'équipe. Qu'est-ce qu'un LP ? C'est un point de vie (Life Point) à ne pas confondre avec un HP. Chaque personnage a une quantité définie de LP, une vingtaine tout au plus, qui peuvent notamment être dépensés en début de tour pour se régénérer l'intégralité de la barre de HP. Le truc c'est que, quand y en a plus, le personnage concerné meurt sans pouvoir être ressuscité. Il ne disparaît pas complètement, mais reste inutilisable durant tout le chapitre, la possibilité de restaurer ses LP étant quasi-inexistante.

 

Et donc, si l'on a le malheur d'arriver devant ce boss en n'ayant plus que deux ou trois LP par personnage, nos chances de victoire sont quasiment nulles, puisque cette attaque survient facilement plus de trois fois durant l'affrontement. Le plus fourbe étant que, pour espérer le battre aussi rapidement que possible sans lui laisser le temps de nous vider de nos LP – si tant est qu'une telle possibilité existe – il faut faire progresser notre équipe en enchainant les ennemis lambda; sauf qu'eux aussi, une fois de temps, peuvent nous lancer une attaque à même de nous délester d'un LP. Et au lieu d'accroître le peu de chances qu'il nous reste, on peut finir par les rendre totalement nulles. Fourbe, je te dis.

 

Ainsi donc se termina le jeu sous mes yeux incrédules. La relation qui me liait à ce jeu me semblait être un parf... une obsession dont je ne parviendrais jamais à me défaire, tout comme le souvenir de cette monstrueuse série qu'il me semble t'avoir évoqué, et qui lui, hélas, restera toujours, peu importe le nombre de fois où je me cognerais le front à coup de télécommande. Et pourtant, me voici triomphant, heureux d'avoir vaincu cette engeance de fion de poule, ce que je n'aurais jamais pu réussir si je n'avais pas fait l'effort d'extraire de ce jeu cette chose si déterminante, si cruciale, si essentielle !...

 

La substantifique poêle.

 

J'allais quand même pas me laisser faire par un oeuf !...

 

Quant à en être tombé amoureux ? Je n'en sais rien. J'aime tout ce qu'il y a d'à la fois simple et complexe dans ce jeu; j'aime son côté expérimental et peu commun; j'aime son histoire qui, malgré son laconisme, parvient à relier les deux récits qui la composent avec habileté et une symbolique parfois plus éloquente que les mots; j'aime, enfin, l'inimitable son de sa voix que ne gâche que rarement la moindre flatulence...

 

Ce qui est certain, c'est qu'après toutes ces années chaotiques, j'en viens à vouloir rencontrer sa famille, ce qui te montre bien à quel point j'ai fini par l'apprécier. Et pour conclure là-dessus avec finesse et bon goût sur les sages paroles d'un ami à moi, tout à la fois poète et bûcheron : "mieux vaut là pré-scier que pré-chier !"...

 

Tu comprends ?

 

Non ?

 

Parfait.