Mon activité sur ce blog se faisant de plus en plus irrégulière, pour ne pas dire inexistante, je me suis dit qu'il serait intéressant de partager cette petite zone d'expression avec quelques intervenants extérieurs issus de divers horizons, en leur permettant ainsi d'apporter une vision, un vécu et une expérience qui leur sont propres.

 

Les propos qui suivent ne sont donc pas les miens, bien que j'en ai assuré la mise en forme

 

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Ah, quel bonheur de pouvoir m'exprimer à vous, enfin !

 

Moi, c'est Sacha, mais tout le monde m'appelle Monsieur Timand. Mon boulot, c'est de soigner les malades atteints d'une forme très particulière de mutisme sélectif, en ayant recours pour cela à divers outils et appareils complexes qui nous permettent de broyer certaines choses et d'en faire suinter d'autres par toutes les cavités imaginables du corps humain ; tout ça jusqu'à ce que notre patient nous avoue finalement qu'il est guéri. On me qualifie parfois de bourreau, de tortionnaire, ce qui est à mon sens aussi péjoratif qu'abusif ; je préfère en effet largement qu'on me désigne par le terme qui est d'usage dans notre milieu, celui d'Agent Intermédiaire d'Endolorissement, ou AIE (c'est plus court). Ce n'est pas vraiment un métier très reconnu dans le monde, mais bon, la paye est correcte et on a une bonne mutuelle. C'est important ça, dans un métier aussi dangereux que le notre, car vous savez, on a si vite fait de se coincer un doigt dans l'écraseur de tête.

 

Je bosse pour l'OSPT, l'Organisation Secrète Pour la Tonsure, ou la Toiture, je sais plus. Comme notre établissement se trouve dans un tout petit pays perdu en plein milieu du Pacifique, où les règlementations liées au traitement médical des personnes muettes sont plutôt souples, nos clients sont pour la grande majorité des émissaires de pays démocratiques qui font appel à nos services pour qu'on traite leurs patients avec les méthodes et les instruments qu'eux ne peuvent pas ou plus utiliser chez eux.

 

 

Mais tout ça c'est de la politique, parlons jeux vidéo !

 

Mon premier contact avec ce média est assez récent, en réalité. Quand avec mes collègues on a dit à notre direction qu'on en avait marre de regarder le film SAW pendant nos pauses (c'est vrai que c'est chiant à la longue, même si c'est un bon documentaire), ils nous ont trouvé tout un tas de consoles et de jeux histoire de changer un peu. Il devait y avoir un paquet de FPS dans le lot, mais en fait, on n'est pas très bons à ce genre de jeux dans notre profession. On a tendance à tirer partout sauf dans les points vitaux, et on ne peut pas s'empêcher de jeter la manette de frustration dès qu'on tire dans la tête par accident. Un genre de... déformation professionnelle, c'est ça ? On aime bien le mot déformation, nous autres. Mais d'habitude, on l'emploie plutôt pour parler des genoux, des clavicules, de la boîte crânienne ; enfin, des trucs qui se déforment, quoi. Le fémur aussi, par exemple, on croirait pas mais ça ça se déforme vachement bien. Un collègue à moi m'a raconté qu'une fois, il avait soigné un patient en faisant un double noeud avec ses jambes. Quel génie.

 

Oups pardon, je commence déjà à dévier du sujet. Mais c'est tout moi, ça, quand je me mets à parler du boulot, on peut plus m'arrêter... Où j'en étais ?

 

Ah oui, oui, c'est vrai !

 

Ce premier contact avec les jeux vidéo a été pour moi une révélation, comparable à celle que j'ai pu ressentir lorsque l'on m'a appris qu'on pouvait faire avouer quelqu'un en utilisant de la pisse-au-logis (ou un truc comme ça). Je n'avais en effet pas la moindre idée que le fait de s'adonner à ces quelques actives récréatives serait une telle... torture  !

 

Tenez, par exemple, prenez la Nintendo 64. J'ai cru que j'allai l'apprécier moi, cette console. Déjà parce que 64, c'est le nombre de pointes qu'il y a dans ma Vierge de Fer (enfin, qu'il y avait, avant qu'un patient maladroit m'en casse une avec ses vertèbres l'autre jour). Et ensuite parce que, regardez la manette quoi ! On la surnommait le "Trident" chez vous, pas vrai ? Alors avec mes collègues, on a essayé de l'attacher au bout d'un bâton pour voir si on pouvait s'en servir sur un patient. Ah c'est sûr, il a fallu pousser un peu, mais vous savez quoi ? On a quand même fini par l'enfoncer à deux-trois endroits ! Ha, qu'est-ce qu'on a pu se marrer ce jour-là ! Du moins, jusqu'à ce que notre patron arrive et nous demande d'arrêter nos conneries et de retourner bosser...

 


Seulement voilà, on a vite déchanté quand on a découvert que cette manette était en fait l'½uvre d'ingénieurs dérangés ; le genre de ceux qui vous inventent les outils les plus cruels et sordides qui soient dans le seul et unique but de se railler ensemble de vos souffrances.

 

Révoltant, c'est moi qui vous le dis.

 

Prenez par exemple cette espèce de clou en plein milieu de la manette – le joystick, vous dites ? Qui d'autre qu'un individu profondément sadique aurait pu imaginer une telle aberration, une telle menace pour l'intégrité physique d'un être humain, et serait allé jusqu'à la placer sur une manette de jeux vidéo ?

 

Oui, oui, bien sûr, la plupart de temps on ne s'en sert que pour diriger les mouvements de notre avatar, donc on ne remarque rien. Par exemple, on n'a pas eu de problème en jouant à F-Zero X ; on a même trouvé ça carrément génial de devoir faire la course à l'intérieur de gros intestins métalliques – des cylindres, n'est-ce pas ? Pour tout vous dire, c'était tellement bon que ça a carrément donné des idées à mon collègue, vous savez, le type bourré de talents dont je vous ai parlé plus tôt. Il a confisqué les Hot Wheels de son gamin, y a foutu des micro-caméras, un système d'auto-guidage, et nous a organisé une petite course dans le circuit intime d'un patient. Bordel, quel génie.

 

À bien y repenser, on n'aurait probablement jamais dû retirer de la console la cartouche d'un jeu si fabuleux. Mais notre plus grande erreur, chers lecteurs, aura été de la remplacer par celle-ci :

 

 

Ce jeu est une telle plaie que j'en viens parfois à me demander si notre direction n'a pas voulu nous punir en nous l'offrant. Je vous promets, ils auraient voulu nous faire souffrir qu'ils n'auraient rien trouvé de plus adéquat.

 

Rien.

 

On trouve ce jeu amusant chez vous, pas vrai ? Oui, oui, c'est vrai, admettons. Casser des briques pour récupérer des pièces, ça peut être divertissant. Faire du bobsleigh en deux contre deux, ça peut même être la grosse poilade. Et qui sait, peut-être que pour certains, jouer au basket avec une bombe est un plaisir qui frôle l'extase !

 

Mais j'ai une question pour vous. Non, non, en réalité j'en ai cinq :

 

 

Si vous avez répondu oui à l'une des ces questions, soit vous avez perdu toute perception de la douleur, auquel cas je ne peux plus rien pour vous, soit vous êtes de cette catégorie de gens que l'on redoute plus que tout dans notre métier : des sado-masochistes. C'est vrai quoi, on n'arrive jamais à les soigner ces cons-là. Vous savez, quand on administre le traitement, on se fie toujours à un repère pour déterminer s'il a été efficace ou non, repère qu'on appelle communément dans notre jargon le Concret Retour d'Injection. Hors, ce CRI (c'est plus court) que l'on obtient d'eux dérive bien souvent de nos attentes au point d'avoir développé un genre de phénomène secondaire mystérieux, qu'on appelle pour l'instant "Épiphénomène Nébuleux Caractéristique d'une Opposition au Retour Espéré" (je ne me souviens plus de la version courte, désolé).

 

Quoiqu'il en soit, et pour sortir de cette parenthèse un peu technique, il y a un point commun entre les cinq mini-jeux que je vous ai énumérés. Une perfidie qui prend l'apparence sinistre d'un verbe et d'une icône, combinaison plus ravageuse encore que ne pourrait jamais l'être un jour le combo Mentos/Coca.

 

 

Oui, oui, je sais. De prime abord, tourner un clou en plastique le plus vite possible semblerait presque aussi enfantin que de faire tourner les roues d'un chevalet. Un vrai chevalet bien entendu, pas ce truc de lopettes qui sert à, euh... décimer, ou je sais plus trop quoi. Bref.

 

Notre premier réflexe à nous autres, ça a été de nous servir du pouce. Il est fiable d'habitude, ce doigt-là. Par exemple, quand nos patients nous font signe du pouce, on sait que ça veut dire "Tout va bien", malgré leurs convulsions et leur regard implorant qui nous suggèreraient plutôt de faire une pause. C'est également salutaire quand on a besoin d'enfoncer des trucs, mais qu'on retrouve plus son marteau. Mais pour faire tourner un bout de plastique, c'est pas franchement le pied, vous voyez ? C'est lent, c'est mou, et notre doigt finit toujours par s'échapper, emportant avec lui la victoire qui nous tendait les bras.

 

Alors mon collègue le génie a eu une idée !

Et si on essayait de tourner le clou avec la paume de notre main, plutôt qu'avec notre pouce ?

 

Une idée... de merde, qu'on a pourtant décidé de mettre en oeuvre. Avec enthousiasme.

 

Mais c'est de notre faute après tout. À force d'approuver sans réfléchir tout ce qui sort de ce type (quel génie, quand même) on finit par ne plus faire attention au trou duquel le son est venu ; et c'est comme ça qu'on devient, en quelque sorte, le trône ambulant de notre bien-aimé seigneur, si vous voyez ce que je veux dire.

Mais je m'égare encore, décidément.

On n'est pas pressés dans notre métier, du coup, on aime bien prendre notre temps.

 

Que diriez-vous d'ailleurs d'une petite blague, tant qu'on y est ? Allez, hop :

Savez-vous ce qui est visqueux, qui rampe sur le sol et qui laisse une trainée liquide derrière lui ?

Un type qui est passé dans le séparateur de genoux !

 

C'est drôle, non ?

 

Parce qu'on croit que c'est une limace, alors qu'en fait, c'est juste un patient qui se traine par terre dans son propre sang avec les genoux brisés !

En tout cas, quand je l'ai racontée à mon dernier patient, ça l'a scié.

Quoi que non, attendez.

C'était moi, ça.

 

Bon d'accord, d'accord, revenons-en au joystick.

 

Suivant donc le conseil de notre collègue, on s'est mis à le tournicoter avec la paume de notre main. C'était pendant l'épreuve du tir à la corde. On était contents, au début, car effectivement on obtenait de bien meilleurs résultats de cette manière. Mais là, d'un seul coup, les événements ont pris une tournure inattendue, cauchemardesque, dès l'instant où l'on a commencé à ressentir une sensation d'inflammation grandissante au creux de notre main, comme si... comme si... la manette essayait d'y allumer un feu.

 

J'entendis mes collègues crier de douleur, alors que nous continuions de nous tirer la corde virtuellement. Hélas, nul parmi nous n'était capable de s'arrêter. Nos mains ne dominaient plus nos manettes, c'étaient elles qui les dominaient, après les avoir piégées dans les cercles vicieux de son ardent tourniquet. Je sentis les larmes me monter aux yeux, ma conscience s'éloigner, mes dessous de bras se liquéfier. Nous ne pouvions nous départager, nous ne pouvions abréger nos souffrances : nous étions les victimes de tortionnaires sans pitié, des bourreaux virtuels qui, s'ils avaient eu un nom, se seraient probablement tous appelés Manuel. Nous ne pouvions que supporter le poids du temps, le poids des secondes qui à trente reprises nous parurent figées, avant qu'un salvateur "FINISH" sonore n'eusse pitié de nos âmes et nous délivre de nos tourments...

 

 

Au final, personne n'a gagné cette partie. Match nul, Time Out, quelle importance ?...

Mais, comme un symbole, vous savez ce qu'on a fait après ça ?

On a continué de tirer sur la corde, CELLE DE NOTRE FOUTUE MANETTE !

 

Bon, il se trouve que la manette ne se débranche pas si facilement que ça et qu'on a surtout réussi à faire tomber la console par terre, chute qui lui a d'ailleurs été fatale. Meh, c'est aussi bien. Je ne pense pas qu'on aurait pu avoir envie d'y rejouer après une expérience si traumatisante, et de toute façon, on a toujours les Hot Wheels pour rejouer à F-Zero. Tant qu'on les nettoie un coup de temps en temps et qu'on les fait pas sortir de piste...

 

En tout cas, on n'est pas prêts d'oublier ces trente secondes de nos vies. On a tous eu un arrêt de travail de deux semaines suite à ça, ainsi qu'un bon suivi psychologique qui nous aura permis de retrouver un certain équilibre mental. Hélas, certains d'entre nous garderont des séquelles à vie, comme ce pauvre Friedrich qui, trop vite après la fin de notre calvaire, a eu le réflexe malheureux d'effectuer un mouvement de son membre meurtri vers son visage – un facepalm, que vous appelez ça ? Heureusement pour lui, il a eu le bon réflexe. Et puis y a aussi Alfonso, que sa femme a quitté parce qu'il n'osait plus applaudir quand elle chantait La Sorcière et l'Inquisiteur des Rita Mitsuko au café du coin. Au moins, il est plus impliqué dans son travail maintenant...

 

Bref, et parce qu'il est plus que temps de conclure, si cette épreuve du tourniquet ardent nous aura bien appris une chose, c'est qu'il est possible de s'esquinter autant voire davantage les mains en simulant qu'en pratiquant l'exercice du tir à la corde. Par ailleurs, ça nous aura également permis de découvrir qu'on était pas les seuls à en posséder les stigmates (âmes sensibles, abstenez-vous de cliquer sur ce lien).

 

Et puis, hmm... Je crois que je vous ai tout dit.

 

Oh, j'aurais bien des choses à vous raconter encore, mais vous comprendrez qu'avec les deux semaines de boulot que j'ai manquées, les dossiers s'accumulent sur ma table de bourreau.

 

Bureau, pardon.

 

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Cet article a très étrangement été approuvé par l'Institut Névrotique Quasi-Usité Instaurateur des Standards Internationaux de Torture Incomparablement Odieux et Néfastes.