Bruno Bettelheim (psychanalyste particulièrement connu pour avoir écrit un livre fondateur sur l'autisme, assez mal compris par nombre de cliniciens pendant des années, La forteresse vide) a écrit en 1976 un ouvrage intitulé Psychanalyse des contes de fées dont je m'inspire pour cet article, et dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture. Bettelheim propose une idée maîtresse : les contes de fées facilitent l'intégration des différentes parties de la personnalité de l'enfant qui les écoute, en particulier quand ce sont des figures parentales qui les lisent. L'effet, la résonance, de ces symboles étant fonction de l'histoire personnelle de l'auditeur et du lecteur. Évidemment, il ne vous aura pas échappé qu'un shõnen n'est pas un conte de fées. Nous allons donc revenir sur leurs convergences et leurs divergences fondamentales pour mieux apprécier les limites enrichissantes de cette comparaison.

 

 

Convergences

 

Un univers fantastique :

Si les contes de fées facilitent l'intégration psychique c'est principalement par leur utilisation d'un univers fantastique toujours plus ou moins détaché de toute réalité effective. Une référence trop claire au monde quotidien de l'enfant serait bien trop angoissante pour lui, et ne permettrait pas une identification sécurisante avec les différents personnages de l'histoire. Pour le dire vite, si ça reste trop longtemps trop vrai, ça finit par faire peur, mais si c'est trop incroyable, on ne peut plus adhérer à l'histoire. Cette dimension est tout à fait reconnaissable dans les shõnens, même si dans un moindre degré. Lorsqu'ils ne se déroulent pas dans un monde complètement imaginaire, les éléments fantastiques intégrés à un monde d'abord apparemment proche du notre sont assez puissants pour le rendre irréel. Je rajouterais que pour un Européen, la description même minutieuse du Japon peut évoquer une impression d'irréelle tant la culture et les paysages y sont différents de ce que nous connaissons. Notons que l'appel à l'irréel est plus subtile dans les shõnens, en particulier dans les interactions entre personnages, probablement car la capacité d'élaboration et l'intégration psychique des adolescents est supérieure à celle des enfants.

 

La mise à l'épreuve du héros dans le cadre d'un voyage initiatique :

Contes de fées comme shõnens sont des récits initiatiques dans le sens où le personnage principal est confronté à un certain nombre d'épreuves qui vont le faire mûrir.

 

Des personnages types :

Il est facile de reconnaître dans les scénarios de contes de fées et de shõnens certaines personnalités « typiques » qui sont d'ailleurs attendues par le lecteur, comme celle du héros volontaire, de la méchante belle-mère, du coéquipier taciturne, de l'ami efféminé, etc. Notons que les shõnens mettent généralement en scène un nombre bien plus important de personnages. Cela est probablement du là encore au fait que les adolescents ont une structure psychique plus complexe que celle des enfants.

Dans les prochains articles, je tenterais de développer l'hypothèse que ces personnages représentent chacun à la fois un aspect plus ou moins développé de la personnalité du lecteur (et probablement de l'auteur, même si les impératifs de production des mangas limitent les capacités d'interprétation sur ce point), ainsi que ce dont il a besoin dans son environnement proche pour continuer à grandir harmonieusement. Cela reste à argumenter plus en détail, mais notre hypothèse est que dans la grande diversité des histoires, les différents personnages sont utilisés comme des représentants de fonctions psychiques, ou dit autrement comme des caricatures d'une partie d'une personne. Par exemple, les véritables parents ne sont pas représentés uniquement par les parents du personnages, mais à travers une grande diversité de personnages. Les exemples les plus fréquents étant la belle-mère terrifiante ou la bonne fée consolante, et le bon roi ou le vilain ogre. Enfin, comme toutes les productions psychiques, les personnages sont surdéterminés, c'est-à-dire qu'ils portent chacun plusieurs interprétations possibles, un peu comme quand on regarde un objet sous différents angles.

 

Mise en forme narrative des conflits internes :

Les contes de fées expriment la nécessité pour l'être humain de mettre sous forme narrative la complexité et l'absurdité, pour tout dire l'irréel de la vie réelle. Selon nous, en tant que récit initiatique les shõnens apportent aussi une cohérence à la vie intérieure du sujet. Cette simplification permet de contenir l'évanescence et la discontinuité des sentiments humains. Pour citer Bettelheim s'exprimant sur les contes de fées « Tandis que l'intrigue évolue, les pressions du ça se précises et prennent corps, et l'enfant voit comment il peut les soulager tout en se conformant aux exigences du moi et du surmoi ». Nous aurons l'occasion de voir en quoi les shõnens remplissent aussi ces usages.

 

La bénédiction des figures parentales :

L'accord des parents sur une telle lecture permet une meilleure utilisation des deux supports. En effet, l'enfant, comme l'adolescent, a besoin de sentir que l'agressivité contenu dans ces ouvrages n'est pas dangereuse, ni pour lui ni pour les relations qu'il entretient avec son environnement.

 

 

Divergences

 

La place des parents :

Du fait de l'âge auxquelles ils s'adressent, les contes de fées sont apportés par les parents ou des figures parentales, là où les mangas sont majoritairement consommés entre paires, voire à l'insu des parents.

 

La mise en image :

Tout d'abord, les shõnens se transmettent principalement par l'image alors que les contes de fées se transmettent principalement par le son. La place laissée à l'imaginaire n'est donc pas la même. Là où l'enfant crée de toute pièce sa propre représentation des lieux et des personnages, l'adolescent est invité dans un univers déjà normé par le trait et la mise en scène du mangaka. La dimension imaginaire est donc nécessairement réduite dans les mangas. Toutefois, on peut noter deux réserves à cette contrainte. D'une part, la lecture faite d'un manga est à la fois active et propre à chacun. Ne vous est-il jamais arrivé de ne « pas voir » certaines parties d'une planche lors d'une première lecture ? Cette capacité de voir ou de pas voir rappelle le côté actif du sujet dans la lecture. Ce dernier effectue un tri en fonction de ce qu'il est prêt à traiter au moment où il lit. D'autre part, si le lecteur a moins d'espace d'imagination que l'enfant, on peut penser que la préférence pour un certain style de mise en image par rapport à un autre est un autre signe de l'activité du sujet qui va chercher à faire correspondre la sensibilité de son monde intérieur avec les objets externes qu'il utilise pour l'exprimer, en l'occurrence les shõnens.

 

Il existe probablement d'autres convergences et divergences entre les deux médias sur lesquelles nous pourront revenir. Il s'agit ici de celles qui m'apparaissent le plus importantes. Cette partie sera mise à jour en fonction des futurs développements potentiels.

 

Comme vous avez pu le comprendre l'hypothèse principale sur laquelle je m'appuie est la suivante : les shõnens portent en eux une fonction très proche de celles des contes de fées pour un âge psychique différent. En cela, je vais développer l'idée qu'ils permettent à l'adolescent d'intégrer harmonieusement différentes parties de lui-même qui (ré)émergent à ce moment de la vie. Évidemment, précisons que les contes de fées et les shõnens ne sont pas les seuls à pouvoir se targuer de telles fonctions psychiques. Les jeux vidéos peuvent se targuer d'un tel exploit, mais cela sera traité dans une autre série d'article, probablement à travers l'exemple de Final Fantasy VII. Notre ambition ici est de faire un lien entre ces deux médias, sans pour autant en supposer une quelconque exclusivité.

 

Voici quelques exemples des articles à venir sur le sujet :

Le méchant qui devient gentil : l'intégration de la partie meurtrie en nous

Les méchants vraiment méchants, et ceux pas totalement méchants : une autre histoire d'intégration

La violence des shõnens comme projection de la violence interne du sujet

La mort et la résurrection

Les limites des mangas liées à leur caractère commercial

 

Comme il serait bien trop long (en terme de page et de temps) de faire un véritable travail en profondeur sur ces thèmes, je ne vais prétendre qu'à proposer des hypothèses issues de ma connaissance relative du genre. Je serais très intéressé par tous les contre-exemples ou les suggestions que vous pourriez m'apporter. Cela pourrait m'aider à préciser voire corriger mes hypothèses.

 

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