J'ouvre les yeux.

Néant, chaos, vertige.

La routine.

Il me faut un moment pour me rappeler où je me trouve. A savoir : où je me trouvais, avant que l'endormissement ne commence à peser sur mes paupières, et que mon esprit ne s'égare dans des pensées fantasques sans plus se soucier ni de cohérence, ni de rationalité (ou disons encore moins que d'habitude, le cas échéant).

Ma chambre, évidemment. Noire comme la nuit. Ce qui est plutôt normal, du reste, vu qu'il fait nuit - et que je n'ai pas dû me coucher plus de quarante minutes plus tôt. Mais déjà : l'insomnie. Encore.

L'angoisse.

Pas un bruit, pas un mouvement. Le vent s'est tu.

J'étouffe, j'ai besoin d'air. Il faut que je respire, là, maintenant, tout de suite.

Machinalement, je serre ma peluche Majin Bu contre ma poitrine, je murmure un « tout ira bien » destiné à nous rassurer l'un l'autre, puis je me lève. Mais je n'allume pas la lumière, non. Je n'en ai pas besoin. L'ombre et moi, nous ne formons qu'un, depuis ce qui me semble des siècles. Car il en a toujours été ainsi : l'ombre, moi, Gotham, et sans cesse ces cauchemars, ces cris, ces silhouettes ailées qui m'obsèdent et qui... bon, ok, c'est vrai, j'ai commencé la Cour des Hiboux avant de me coucher. Excellent, au passage : le Dark Knight au mieux de sa forme. Mais là n'est pas mon propos.

Je ne suis pas seul. Je le sais. Je le sens. Cette peur panique ne se justifie pas. Ce n'est même pas la mienne, d'ailleurs. Elle plus atavique, plus... animale.

Tiraillé par cette angoisse incompréhensible, machinalement, je me dirige vers la porte-fenêtre, je l'ouvre et...

 

Aussitôt, un détail inhabituel attire mon attention. Mon instinct ne me jouait pas des tours. Quelque chose ne va pas. C'est sûr et certain. Quelque chose n'est pas conforme à l'idée que je me fais de la réalité. Au cœur des ténèbres, dans l'angle, tapie entre la fenêtre et le volet : une forme sombre, indistincte, immobile, et qui n'aurait pas dû se trouver là. Parce qu'il n'y a rien du tout, là, je le sais bien. J'habite ici, je suis mieux placé que quiconque pour le savoir. Sauf qu'a contrario, il y a quelque chose. Et même : quelque chose de volumineux. Quelque chose qui m'observe, peut-être, du haut de ses hypothétiques mille yeux pédonculés, prêt à me sauter au visage pour y planter ses crochets venimeux. Quelque chose qui n'est pas là par hasard. Quelque chose qui est venu exprès pour moi. Tout est possible, puisque la situation présente, elle, ne l'est pas. Avec des mouvements prudents, calculés, j'opère un retrait stratégique et, suant à grosses gouttes, je referme la fenêtre. Sur ces entrefaites, protégé par le verre de la vitre, je m'approche de l'amas informe et, à travers celle-ci, j'observe. Attentivement. Il n'en faut pas plus pour que la terreur glace jusqu'aux plus intimes tréfonds de mon âme. Mauvaise nouvelle : ça a au moins un œil, et cet oeil est fixé sur moi.

Ah, et ça a aussi des pattes et des griffes au bout, visiblement. Bon. Ça ne part pas super-super bien, c't'affaire-là. La bonne nouvelle, par contre, c'est que bien que ce soit trop gros pour être un rat, ça reste trop petit pour être Cthuluh. C'est déjà ça de pris.

Perplexe, dans un élan de bon sens tardif, je me résous enfin à allumer la lumière.

 

MONUMENTALE ERREU...

Oui, non j'en fais un peu trop, je l'avoue.

 

Après un long face-à-face incrédule avec la « chose » (qui en a de toute évidence autant à mon service), je mobilise la totalité de mes facultés intellectuelles et de mes connaissances en biologie terrestre pour en déduire, avec une certitude de 85 %, qu'il s'agit d'une créature de type mammifère,  vraisemblablement connue sous le nom sinistre d'écureuil gris.

Celui-ci a dû se glisser sous le volet pour échapper à l'un de ses prédateurs naturels : matous, corneilles et autres étudiants éméchés qui « aiment bien les zanimaux rigolos avec des poils dessus et hooo t'as une tâche pistache hi hi hi » (pour les plus fréquentables d'entre eux). Ou alors il voulait juste me mater en sous-vêtements, ça reste envisageable. Ou bien c'est un écureuil mécanique envoyé du futur par Skynet pour m'empêcher de faire mes nuits et, à long terme, de devenir le chef de la résistance. Je crois l'avoir entendu cliqueter à une ou deux reprises, mais sans doute ne suis-je que le jouet de mon imagination.

Bref. Dix minutes de communion silencieuse à travers le carreau plus tard, sur un dernier regard façon « I KNOW WHAT YOU FEEL, BRO » - toi et moi, petit écureuil, perdus, tous deux, dans un monde cruel et sans pitié qui ne nous ressemble pas et dans lequel nous devons nous cacher pour ne pas être victimes de notre différence, rejetés, pourchassés, mis au ban d'une société qui nous craint et nous... J'ai décroché après. J'ai dû m'endormir, ou une conn*rie dans le genre.

Au matin, après ma traditionnelle demi-heure de Mirror of Fate quotidienne (pour me préparer psychologiquement à ma journée, et réviser les fondamentaux relatifs à la vie en société), par acquis de conscience, je jette un œil inquiet par la fenêtre, sans trop savoir si j'espère que mon visiteur nocturne soit toujours là, ou qu'il aie répondu à l'appel des  étendues libres et sauvages du campus universitaire. Mais il est toujours là. Roulé en boule. A la même place. Oui, et il bouge, hein, je vous vois venir, avec vos gros sabots, bande de sans-cœurs. Toujours aussi terrorisé, hélas (ou bien c'est juste ma tronche qui lui fait cet effet, c'est très possible aussi, il faudra que je demande à P.Y.T., à l'occasion). Vulnérable.

En un mot : über-kawaii.

Bon, ça ne surprendra personne : je ne suis pas à proprement parler un spécialiste en écureuils (du coup, ce pourrait tout aussi bien être un alligator nain, hein - ce expliquerait bien des choses en termes de jambe qui saigne, mais c'est une autre histoire), cependant j'en viens à me demander si ce ne serait pas un bébé, séparé de sa maman, elle-même tuée par des vilains chasseurs sans scrupules juste pour s'amuser ? Tout à coup, vague de souvenirs incontrôlable : Bouba, Bambi, Rox et Rouky, tout est remonté d'un seul coup. Nouvelle compétence débloquée : empathie avec les écureuils. Je ne me rappelle plus de combien ça coûtait, en points d'expériences, dans Vampire la Mascarade, et je ne suis pas convaincu que ce soit très utile, mais s'il y a bien une chose que j'ai retenue en lisant le blog de Joniwan, c'est que « tout ce qui est gratuit est bon à prendre, dès lors qu'on n'a pas à payer pour l'obtenir ». Avant de partir, je lui laisse donc quelques miettes de biscottes aux cinq céréales (je lui aurais bien mitonné ma spécialité, le cassoulet en boîte William Saurin, mais ensuite, je n'aurais pas su quoi faire avec le corps), un peu d'eau dans une écuelle, et je pars pour ma journée de surf sur Gameb... euuuuuh... de travail.

 

Un peu tracassé, je l'avoue.

Un bébé écureuil à charge.

Je ne suis clairement pas prêt pour ça...

Et d'abord, qu'est-ce qui prouve qu'il est bien de moi (à part la lueur d'intelligence dans le regard) ?

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Mais un écureuil ?

Bon. C'est décidé. Ce midi, je lui vole du pain à la cantoche de la boîte. Et s'il est encore là ce soir, je lui donne un petit nom. Ensuite, j'en fais mon familier et quand il atteint l'âge adulte, qu'il fait deux mètres de haut et qu'il crache du feu, je m'en sers pour partir à la conquête du monde. Ou est-ce que je confonds avec les Behemots ? Pas grave, j'aviserais au moment voulu. M'enfin, c'est malin : maintenant, s'il disparaît, je vais m'inquiéter pour lui, me demander si tout va bien, s'il se nourrit correctement, s'il pense bien à se protéger pendant ses rapports sexuels... et s'il ne disparaît pas, ben, je ne pourrais plus rentrer chez moi le week-end, de peur qu'il ne se sente une seconde fois abandonné.

Oh, et sinon, je me demande ce que ça sent, le caca d'écureuil.

 

Bah, peu importe, je le saurais bien assez tôt.