"Mutants. Since the discovery of their existence, they have been regarded with fear, suspicion, often hatred. Across the planet, debate rages. Are mutants the next link in the evolutionary chain or simply a new species of humanity, fighting for their share of the world ? Either way, it is a historical fact: sharing the world has never been humanity's defining attribute". (Charles Xavier)

 

Quand le scénariste Stan Lee, père de nombreux super-héros américains, met ses X-Men au monde en 1963, on aurait légitimement pu croire à une nouvelle équipe de super-héros en costumes, une alternative aux d'ores et déjà célèbres Vengeurs ou 4 Fantastiques... Un divertissement pur, des personnages haut en couleur (dans tous les sens du terme), des combats de titans modernes et des intrigues alambiquées, jalonnées d'innombrables coups de théâtre propres à susciter l'enthousiasme. Du grand spectacle, en somme, où tout sonne faux, fantastique, fantasmatique, et où « c'est précisément pour ça que c'est bon ».

 

 

 

  

 

C'est au mot près ce que propose ce X-Men, dans un premier temps : les aventures invraisemblables d'un groupe de monstres de foire (mais nous y reviendront) aux caractères tranchés, complémentaires, prêts à en découdre avec les forces du mal à grands renforts de rafales optiques, pressions télékinésiques ou projectiles de glace. Cependant dès ses premières pages, la saga pose aussi les bases de ce qui fera d'elle un titre à part, dans l'histoire chaotique du comic book, et qui forgera son identité au fil des années, des auteurs, des arcs narratifs successifs. En effet, bien vite, un glissement s'opère - imperceptible d'abord, mais significatif -, et ce qui n'était jusque-là qu'une banale toile de fond, un artifice d'auteur supposé expliquer l'inexplicable (ici, une évolution génétique) devient peu ou prou le thème principal de la série. Ou, en tout cas, ce qui en fait la force.

L'âme, même, peut-être.

 

C'est que dans l'univers X-Men, on n'acquiert pas ses pouvoirs suite à un entraînement intensif, un malheureux concours de circonstances, un bombardement de rayons radioactifs. Bien au contraire. On naît avec. C'est la loterie, pour le meilleur et pour le pire. Un jour, on se croit comme les autres, on fait les mêmes projets, on partage les mêmes rêves ; le lendemain, les certitudes s'envolent, tout est à réapprendre, tout est à reconstruire. A commencer par soi. Et ainsi en va-t-il pour des milliers d'individus communs et sans histoires, ces « enfants de l'atome »  qui portent en eux, sans le savoir, le fameux gène mutant responsable de leur différence. Et si les premiers numéros ne s'attardent guère sur cet état de fait, préférant la démesure de règlements de comptes surréalistes à l'analyse et à l'introspection, les scénaristes qui prendront la relève y verront l'opportunité, à juste titre, de développer une œuvre excédant le cadre de l'entertainment. Dès lors, c'est la dimension humaine, plus que surhumaine, qui frappe dans le récit : on y affronte des criminels sans foi ni loi, on y règle des conflits extraterrestres, on voyage dans le temps et les univers parallèles, oui. Mais pas seulement. Et comme souvent, c'est dans ce « pas seulement » que tout se joue puisqu'après quelques errements, quelques tâtonnements de jeunesse (que l'on pardonnera à ce titre), X-Men a tôt fait d'inscrire son propos dans une forme sommaire, mais efficace, de réalisme social qui appelle à la réflexion. Une grande première, en ce domaine - ou peu s'en faut. A la fois maître-mot et thématique centrale, la différence est au centre de tous les enjeux et si, jusqu'à présent, le statut de super-héros était présenté comme un atout, un sort à envier, une condition flatteuse que bien des petits garçons rêveraient de partager, avec X-Men, le réveil est brutal. La cassure, nécessaire.

 

Si naïve ou vaine que puisse sembler la question, elle n'en est pas moins riche d'implications et mérite d'être posée - voire imposée - au lecteur : « et si demain, un dixième de la population se découvrait porteuse d'un gène qui lui confèrerait des pouvoirs défiant l'entendement, comment le reste du monde accueillerait-il la nouvelle ? Et nous, comment l'accueillerions-nous ? Avec l'émerveillement d'enfants biberonnés aux exploits de Superman, ou avec la froideur cynique des adultes que nous sommes devenus entre temps ? Accepterions-nous sans ciller de nous voir ainsi relégués au second plan par les jeux de l'évolution et du hasard ? Nous opposerions-nous au changement ? Parviendrions-nous, même, à faire fi de cette différence pour ne pas perdre de vue ce qui, au contraire, nous rassemble - soit : ce qui nous ressemble ? Et si nous-mêmes, nous nous avérions dotés de ce genre de facultés, quel camp rejoindrions-nous ? »

 

 

 

Car c'est bien de camps dont il est question : d'une part, celui du philanthrope et télépathe Charles Xavier, fondateur de l'institut éponyme qui, sous ses dehors d'école pour surdoués (gifted, en anglais : ceux qui possèdent un don), s'est donné pour mission d'accueillir ceux que l'on nomme, à tort ou à raison, les Mutants. D'autre part, celui du sinistre Magneto, leader amer et nihiliste pour qui le Mutant est supérieur à l'Homo Sapiens, et doit le soumettre à ses lois pour amener une ère nouvelle, plus sage et plus sensée. Deux extrêmes pour une même cause, deux facettes d'un même idéal. Entre celles-ci : l'humanité. Telle qu'on la connaît, telle qu'on la célèbre, telle qu'on la craint. A peine ces quelques lignes esquissées que déjà, on voit se profiler des ombres tristement familières : l'apartheid, les camps de concentration (dont Magneto est un rescapé), les chasses aux sorcières, le Maccarthysme... et voilà comment on passe naturellement d'un divertissement sans prétention à une forme hybride, hésitante, aussi peu à l'aise avec son identité duelle que peuvent l'être ces mutants, écartelés entre leur humanité et leur altérité. Or la force et la faiblesse du récit, c'est qu'il ne sait jamais vraiment comment se positionner vis-à-vis de son postulat : l'œuvre tient, c'est évident, à rester de l'ordre de la distraction. Ses auteurs tiennent à leurs héros, à leurs costumes, à leurs Nemesis, à leurs confrontations. Mais X-Men ne brille jamais tant que lorsqu'il nous ramène sur terre, ici, maintenant, et quand il nous pousse à tirer des leçons de la grande Histoire par l'intermédiaire de ses fantaisies.

 

Quand on gratte le vernis, en effet, il n'y a ni bons, ni mauvais, dans les pages d'X-Men. Il n'y a pas de héros. Ou plutôt : il n'y a que des héros par dépit, par défaut, parce qu'ils n'ont pas d'autres choix, parce qu'il n'y a pas d'autre place, pour eux, parce que même s'ils ne peuvent plus aspirer à une vie humaine comme les autres, ils veulent prouver, se prouver, qu'ils ne sont pas les monstres qu'on voit en eux. Alors ils explosent, ou s'exposent, et mettent leur vie en gage pour convaincre le monde qu'ils ne sont pas la menace redoutée, qu'ils ne sont pas si différents, qu'il est possible de vivre ensemble, quitte à y perdre, quitte à s'y perdre, quitte à mourir au front pour des gens qui ne les respectent pas. Car on meurt, dans X-Men. Par dizaines, par milliers : même les figures emblématiques ne sont pas épargnées. A l'autre extrémité du spectre des possibles, il y a la Confrérie des Mauvais Mutants, le credo de Magneto et de ceux qui ont trop souffert pour pouvoir pardonner, ceux qui sont en colère, ceux qui n'ont plus la patience, plus la volonté de comprendre - et qui ne tiennent plus qu'au fil d'une haine irrationnelle, dévorante. Mauvais par dépit, de la même façon, pour un grand nombre d'entre eux. Restent alors ces humains qui, en dépit des exploits des uns, encouragés par les méfaits des autres, amalgament et condamnent, jugent et toisent d'un œil sombre, au mieux méfiant, au pire réprobateur.

 

Et comment ne pas les comprendre, du reste ? Et comment ne pas se mettre à leur place, quand c'est leur univers entier qui semble s'écrouler autour d'eux, et leurs certitudes avec lui ? Comment les fustiger de penser à leurs proches, à leurs pères, à leurs mères, à leurs enfants, et au mal que pourraient leur faire cette réalité d'un autre type, dont ils ne peuvent prévoir les réactions, dans laquelle ils ne peuvent pas se projeter ? Ce qu'on ne connaît pas effraie. Déroute. Dérange. Le miroir de l'autre cesse, tout à coup, de nous renvoyer notre image. La voie que l'on empruntait jadis et que l'on pensait unique - juste, par conséquent -, n'est plus qu'un chemin parmi d'autres. Cette conviction profonde que nous avions d'être les tenants et les aboutissants d'un modèle idéal nous est presque arrachée de force. Alors on pointe du doigt. On fustige. On jette la première pierre et puis... c'est l'engrenage. Les poings se dressent, la tension monte. Ceux qui se sont autoproclamés Mauvais Mutants y trouvent de quoi légitimer leurs croisades sanguinaires. Les pensionnaires pacifistes de l'école Xavier souffrent en silence, dans l'indifférence générale. Les X-Men tentent d'amener les mentalités à évoluer, mais la lutte est perdue d'avance. Au milieu de tout ça, la question mutante devient enjeu de pouvoir. Des politiciens sans scrupules, le sénateur Kelly en tête, en font leur cheval de bataille, s'assurant par-là même des voix supplémentaires. Et quoi de plus facile, pour eux, rompus à l'art du mensonge rhétorique, que d'alimenter les psychoses en articulant leurs harangues sur les préjugés, les a-prioris, les ressentis intimes et réducteurs de ce peuple dont ils font leur marionnette. Ils biaisent, ils trichent, et ils ont du talent pour ça : les arguments tronqués semblent, en apparence, flatter l'intelligence qu'ils méprisent en réalité. Les mots sont de miel, les thèses ne résistent pas à l'analyse, mais les prêchés sont d'ores et déjà convertis, alors qu'importe ? Viennent, alors, ces hommes d'Eglise qui, dans les pas du révérend Stryker, parlent de péché contre la nature, et brandissent le drapeau de la guerre sainte, appelant au martyr, au repentir, au châtiment de ceux qui refusent de se renier. Bientôt : les agressions, les rafles, les mises à mort, prologues annonciateurs d'un génocide en germe « pour le bien de l'humanité ». Hommes, femmes, enfants, personne n'est à l'abri. La justice est, on le sait, aveugle. La tolérance elle-même finit par laisser son masque se craqueler pour révéler son vrai visage, quelque part du côté de Genosha, cité utopique où les Mutants, prétend-on, pourront vivre libres. En paix. Mais à l'écart, loin des regards, artificiellement débarrassés de leurs pouvoirs et affecté à des camps de travail, avec interdiction formelle de s'aimer, de s'unir, de procréer, leurs personnalités réécrites pour mieux les guérir du mal qu'ils portent en eux... On met au point des vaccins meurtriers, des armes de destructions massives, on lance des campagnes de traque et d'internement. A nouveau, on tatoue la peau, avec des matricules de mauvais augure.

 

 

 

L'humanité, une fois de plus, est en guerre contre ce qui ne lui ressemble pas. « Au nom de ses enfants », conclurait sans doute le Sénateur Kelly, oubliant en cela que tout être humain, même différent, se doit d'avoir les mêmes droits que ses frères. Et sans réaliser que les mutants sont aussi au nombre de ces enfants dont il affirme se soucier. Comme tous ceux qui, à force de vouloir pardonner, accepter qu'on ne les accepte pas, tendre une main qu'on repousse finissent, à l'instar du Professeur Xavier, de Jean Grey, ou d'Angel, figure biblique aux ailes pourtant immaculées, par rejoindre Magneto sur la liste des plus grands criminels de leur temps.

 

 

 

 

Comme tous ceux qui, à force de subir le rejet, les injures et les coups, décident de devenir les monstres qu'on voit en eux, pour gagner par la force leur droit à l'existence. Comme tous ceux qui, à trop croire les discours de propagande, finissent par se haïr, par se punir, par supplier leurs bourreaux de les libérer de leur fardeau, ou par mettre tragiquement fin à leurs jours. Les parents renient leur progéniture. Les frères trahissent les frères. Les amis dénoncent les amis.

 

 

Si bien qu'on en arrive à se demander qui sont les vrais monstres, au fond, et qui sont les victimes. Difficile de trancher. Et alors qu'il aurait été si simple de réduire la problématique à une opposition manichéenne entre bons et mauvais, différence et intolérance, X-Men montre sans juger, donne à lire sans chercher à fustiger, se refusant à tomber dans les travers qu'il décrit. Le comic book n'impose pas sa morale ou sa réflexion : il la donne à vivre, métaphoriquement, le temps d'une lecture, par un astucieux processus d'identification. Et voilà le lecteur, par cet artifice, à la fois humain et mutant, normal et monstrueux, accepté, laissé sur la touche. Le temps de quelques chapitres, il fait l'expérience de la différence et, sans s'en rendre compte, sans cesser de se divertir, reçoit une belle leçon d'humanité. C'est de cette façon qu'une "vulgaire" bande dessinée, dont il aurait été si facile de faire un épouvantail à têtes bien pleines, gagne ses lettres de noblesse, que le conte régressif transcende ses limites formelles et se hisse au rang de grand classique. Qu'en retenir, alors ? Le constat livré n'a rien d'engageant : infime, la différence entre hommes et mutants restera insurmontée, en dépit des efforts des uns, des concessions autres. Et si le pessimisme, parfois, cède selon les auteurs à quelques sursauts d'optimisme (appréciables, dans ces conditions), le répit est de courte durée : ainsi donc, Genosha, transformée en refuge indépendant par un Magneto amendé, ne tarde pas à être réduite en cendres, avec ses millions de morts à la clé. L'histoire de l'espèce ne cesse de se répéter. Alors on peut, c'est vrai, reprocher au titre d'en faire trop, de peindre l'homme plus méprisable qu'il ne l'est, d'abuser du pathos pour mieux émouvoir et séduire... Bien sûr, nous sommes dans un comic book, les choses n'y sont qu'une métaphore, une caricature. Une fiction, par bonheur. Mais cette métaphore aussi salutaire qu'inattendue nous invite, entre deux bras de fer surhumains, à prendre du recul et à réfléchir sur le passé, le présent et l'avenir de notre espèce. A nos moments de grandeur et de monstruosité. A nos propres préjugés, à nos propres limites. Ce qui en fait, en dépit de ses circonvolutions scénaristiques parfois grotesques, une lecture indispensable pour tous les enfants, petits et grands, du XXIème siècle. Et quel soulagement, après lecture, que de refermer l'ouvrage, de jeter un œil par la fenêtre puis de se dire : « finalement, on ne s'en sort pas si mal ».

 

Et pourvu que ça dure.

 

 

 

Oh, et pour information, aujourd'hui, la Manif pour Tous défile pour la troisième fois depuis le début de l'année.

Mais ça n'a rien à voir.

 

 

 

 CNC, tu peux pas test.