Au sein du cercle fermé des grands noms du manga, Masami Kurumada est un cas d'école : peu sont ceux, en effet, qui ont contribué autant que lui à populariser le genre hors des frontières nippones, et pourtant peu sont ceux qui se sont trouvé aussi malmenés par des contraintes éditoriales, commerciales ou consensuelles.

 Hommage à un auteur-phare, exigeant, dont on peut sans conteste affirmer qu'il est, avec le peintre et illustrateur Yoshitaka Amano (Final Fantasy, Arslan Senki, Tenshi no Tamago, Rebus, Eldorado Gate, ...), l'un des plus grands graphistes japonais de son temps.

 

 

 

Tu ne le sais pas encore, lecteur, mais cette photo explique TOUT.

 

Né en 1953 dans le quartier Cho-ku de Tsukishima, dans la préfecture de Tokyo, il ne tarde pas à se distinguer par une sensibilité artistique hors-normes, doublée d'un remarquable talent d'observation. En témoignent les heures qu'il passe dans la ferme familiale, à mémoriser les proportions des cochons, des poneys et autres chevaux de labours qu'il appelle déjà, jeu d'enfant innocent, ses « chevaliers », et qui auront toujours pour lui (de son propre aveu)  « plus d'attrait esthétique que les humains » (« mon idéal féminin ?, confiera-t-il au magazine Animeland. Un percheron en blue jeans avec un masque »). Très vite, ce qui n'aurait pu être qu'une lubie passagère devient une vocation : à l'école maternelle, notre Hokusai en herbe dédicace, moyennant finance, ses bonhommes bâtons dans la cour afin de financer lui-même son matériel. Coup de génie : lorsqu'il se met à dessiner des doigts aux mains de ces derniers, sa renommée grandit en conséquence. Un auteur était né. Son institutrice le pense surdoué. Son professeur d'art plastique est persuadé « qu'il voit des choses que l'œil humain ne perçoit pas ». Son psychologue aussi. Son opticien le pressent « myope, astigmate, peut-être aveugle ». Satoshi, le boucher du village, lui prédit une longue et fructueuse carrière, et se propose de le prendre comme apprenti « pour lui apprendre les ficelles du métier ». En primaire, nouvelle révélation : on y découvre que Kurumada a le compas dans l'œil. Littéralement. Une mauvaise plaisanterie d'un camarade jaloux, deux ans plus tôt. Accident tragique, qui bouleversera à jamais sa vie d'artiste en devenir - et qu'il mettra plus tard symboliquement en scène en créant le cathartique Isaac de Kraken (lui-même éborgné par la faute de son meilleur ami).

 

Mais Kurumada n'est pas un jouet Lego : en dépit de ce revers de fortune, il ne se démonte pas. Sitôt la greffe réussie, il envisage sa future carrière d'un œil neuf (celui de son ami Meumeu, le bœuf avec qui il jouait enfant et à qui il doit ce joli cadeau). Et même s'il ne distingue plus les reliefs, qu'importe ! Son daltonisme va lui permettre de compenser ce handicap de la plus inattendue des manières, l'amenant à allier les couleurs avec une virtuosité rare, propre à faire naître les larmes chez n'importe quel homme normalement constitué. Hommes normalement constitués qui, d'ailleurs, le fascinent (et le dégoûtent, tout à la fois). Très attiré par la mouvance photoréaliste, il met un point d'honneur à étudier l'anatomie humaine dans ses moindres détails, jusqu'au plus infime muscle ou au plus discret des tendons, afin de pouvoir en reproduire les aspects les plus saugrenus. Mais hélas, les cours sont chers, ce qui le contraint à se contenter d'un abonnement à « Lutte Gréco-Romaine Magazine »,  le magazine des amateurs de torses musclés frottés l'un contre l'autre (en toute amitié), qu'il feuillette tous les soirs pendant des heures « pour le travail ». Mais son dévouement ne s'arrête pas là, et le pousse à s'intéresser à l'architecture, de même qu'aux techniques de dessin industriel qui seront pour lui une révélation. Découvrant les perspectives - et, surtout, les lignes de fuite -, il se décide à donner un premier coup de pied dans la fourmilière en appliquant ces dernières à ses personnages, ce qui n'avait jamais été fait jusque-là.

 

Masami Kurumada est aussi mondialement reconnu en tant

qu'expert es-rendu de vêtements en placoplâtre.

 

L'effet est saisissant et séduit aussitôt les amateurs d'art les plus raffinées comme Saeko, la boulangère de la rue Goemon ou Makoto, le plombier de l'appartement du dessous. Lassé des toiles conventionnelles - dans l'exécution desquelles il excelle pourtant (on lui doit notamment le magnifique « autoportrait de l'auteur en saucisson ardéchois », tableau resté inégalé à ce jour dans son genre) -, Kurumada commence à réfléchir à une voie bien à lui.

 

 Force est de constater qu'il y parvient assez aisément.

(Au passage, notons quand même que choisir la défaite de Napoléon comme preuve objective qu'il existe

des enfants capable de passer le mur du son à coups de poings n'est pas forcément la meilleure option).

 

Il se tourne donc vers des ouvrages d'esthétique majeurs tel que le Shonen Weekly Jump, et passe ses nuits à méditer sur la vacuité de la mouvance figurative, tout en parcourant les pages des nouveaux « Lutte Gréco-Romaine Magazine ». C'est décidé, il en a terminé avec les simples « représentations fidèles de belles choses ». A ses yeux, l'art est une formule magique qui permet de sublimer (de dépasser, oui, mais aussi de rendre sublime) les mille et unes imperfections de la nature. Ses créations, bien vite, se démarquent par leur dynamique corporelle unique et par le charisme surréel que cela leur confère. « Parce qu'un être humain n'est jamais aussi beau », selon-lui, « qu'après quinze jours de raclette-party arrosée à la Kro ».

 

Avant-gardiste jusqu'au bout du pinceau, bientôt, il décide de tenir celui-ci à l'envers, puis s'attèle à briser la fausse symétrie des visages pour donner leur autonomie aux éléments qui les composent, afin des les rendre plus vivants, plus expressifs. Finie, l'apathie des regards fixes : les yeux eux-mêmes ne le sont plus - non plus que le nez, ni la bouche... Se rappelant ce jour funeste où, pour le citer, « une bande de voyous (lui) avait cassé la figure », et où il avait découvert (dans la douleur) que le visage tel qu'on le conçoit traditionnellement n'était pas une vérité absolue, monolithique, mais un héritage culturel, il en fait autant pour ses personnages et les libère ainsi du carcan de ces conventions.

Et de là-haut, j'ai une vue panoramique !

Pour lui, c'est simple : les gens qui naissent avec le nez dans la bouche ont aussi droit au respect. Un message humaniste, qui lui vaudra d'être nominé pour le Prix Nobel de la Paix en 1989. C'est toujours dans cet esprit qu'il en vient à s'interdire de dessiner les gens de face quand ils sont de face (en soutien silencieux à ceux qui n'en ont pas), imposant des trois-quarts forcés d'une insolence formelle qui fait vite l'unanimité.

 

Ceci n'est pas une pipe.

C'est un visage de face vu de trois quart

avec les oreilles en vrac, un œil au milieu du front et un au milieu de la joue, dont l'auteur s'est dit :

« hé, mais ça ferait une superbe couverture pour une édition reliée de mon œuvre, ça ! ».

 

Un véritable bouleversement conceptuel, qui inspirera plus tard de grandes actrices Hollywoodiennes telles que la sublime et vénéneuse Shannen Doherty.

 

Oui, je sais, je suis un monstre.

Mais pas plus que le photographe qui lui a dit

 « penche la tête à droite, Shannen, ça se remarquera moins ».

 

D'une fidélité rare vis-à-vis de sa création, Masami Kurumada refuse de céder à cette mode superficielle qui consiste à passer d'un titre à l'autre, dès lors qu'on a (soi-disant) « fait le tour du propos ». A l'opposé, il décide de consacrer sa vie entière à celui qu'il considèrera toujours comme son « bébé » : le sémillant Seiya (Seyar, en version française), jeune garçon au tempérament fougueux comme un cheval de trait, qui ravit le cœur du public dès le second manga du maître, Ring ni Kakero, publié en 1977. Une fois de plus, le succès est au rendez-vous. La machine est lancée. Et il faudrait être un chevalier d'or pour pouvoir (vouloir ?) l'arrêter.

 

 

Seiya protège aussi la dignité des jeunes filles en détresse.

A sa manière.

« Et voilà, mademoiselle, c'en est fini de ces gredins qui voulaient mater ta culotte !

Merci qui ? ».

 

 

 

Ring ni kakero conte, donc, l'histoire originale de Seiya, 13 ans, qui rêve de devenir champion de boxe et qui, pour y parvenir, se rendra maître de son destin par la force des poings. Avec pour seul atout les gros gants rouges au bout.

 

*

 


Fuma la moquette no Kojiro.

 

 

 

C'est dans Fuma no Kojiro qu'il rencontre ceux qui, en dépit d'un premier contact assez conflictuel, deviendront ses compagnons de toujours - et même mieux, ses frères d'arme : Shiryu, Hyoga, Shun et Ikki, rapidement réunis par leur passion commune, l'art noble et ancestral de la baston. Fatigué des combats de ring, Seiya mûrit, se remet en question, aspire à d'autres horizons. Ce renouveau intérieur, il le trouve dans des combats à coup d'épée en bois (bâtons de Kendo, pour les spécialistes), qui forgent victoire après victoire le grand héros qu'il est supposé devenir.

 

*

 

 

 

Saint Seiya, priez pour nos yeux.

 

 

Saint Seiya marque un premier vrai tournant dans sa carrière, puisque c'est aussi le premier manga dans lequel il se fait connaître sous son véritable prénom - signe qu'il est enfin prêt à  être le preux chevalier que l'on voit en lui. Fatigué des combats à coup de sabres en bois (déçu, aussi, par l'organisation déplorable de ces affrontements clandestins), il revient au centre du ring mais cette fois, vêtu d'une armure de bronze (ou bronze cloth) constituée d'un serre-tête, d'une ceinture et de genouillères assorties.

Avec des écouteurs Böse pour la radio et tout.

 

 Il a toujours treize ans et il est très impressionnant, du haut de ses un mètre trente de pur héroïsme. Fais brûler ton cosmo, Seiya ! Tous nos espoirs reposent sur tes épaules (si ce sont bien des épaules et pas des genoux, évidemment) !

 

*

 

 

 

 

Silent Knight Shou.

Vraiment trop Shou.

 

 

Fatigué de nombreux duels qu'il a dû remporter face (enfin, ¾ face, pour être exact) aux dieux de l'Olympe, Seiya raccroche l'armure de Pégase, le percheron ailé de la ferme familiale. Il a fait le tour de la question, il veut maintenant tourner la page et aller de l'avant. Ce qu'il fera en revêtant l'armure du Faucon dans Silent Knight Shou, manga en deux volumes où il affronte, entre autres, des dinosaures magiques, en compagnie d'une femme chevalier qui ne porte pas de masque. Malheureusement, de telles révolutions scénaristiques déroutent, et le manga connaît une fin prématurée.

 

 Nabila a fait beaucoup de mal aux conventions téléphoniques actuellement en vigueur.

 

*

 

Consonne. Consonne. Consonne.

« Trois lettres ».

« Pas mieux ».

 

 

 

 Loin de rendre les armes pour autant, Seiya revient alors aux valeurs sûres, universelles, en endossant dans B'tx (prononcer « Beat Ex ») une nouvelle armure de cheval qui vole, mais sans pourtant céder aux sirènes de la nostalgie. Les armures magiques, c'est le passé, pour lui, désormais. L'avenir est aux armures technologiques de l'espace. Bouleversés dans leurs habitudes, cette fois, les lecteurs ne s'y trompent pas, et Seiya renoue avec le succès.

 

*

 

 Quelqu'un lui dit, que c'est pas là qu'on les met, les gants ?

Ou on attend d'abord qu'il se fasse défoncer la tronche ?

 

Poursuivant sur sa lancée, il tente ensuite quelque chose d'inédit, de novateur. Ce sera Ring ni Kakero 2, ou l'histoire originale de Seiya, 13 ans, qui rêve de devenir champion de boxe et qui, pour y parvenir, se rendra maître de son destin par la force des poings. Avec pour seul atout les gros gants rouges au bout.

 

 *

 

 

Saint Seiya Next Dimension : la largeur.

 

Enfin, après plusieurs petits rôles anecdotiques dans des One Shots alimentaires, c'est épanoui et en paix avec lui-même qu'il revient aux fondamentaux, renouant avec lui-même dans Saint Seiya Next Dimension, actuellement en cours de publication, bouclant ainsi la boucle d'une œuvre-somme dont il aura, toujours, été le cœur et l'âme, sans jamais perdre la face ou le ¾.

 

Une cohérence narrative unique, pensée sur le long terme, dont Kurumada ne se sera jamais écarté et qui aura grandement contribué à faire de lui la légende vivante que l'on sait. Car Seiya, finalement, n'est-ce pas l'auteur lui-même (et vice-versa), luttant pour imposer son style à part dans un monde ou, au mieux, il fait office de précurseur, mais où il n'est jamais pleinement compris et où il reste seul, en face-à-face constant (mais de ¾) avec son propre génie ? Et puis après ? ! Cet isolement, tous les noms illustres de l'Histoire l'ont connu avant lui : Albert Einstein, Friedrich Nietzche, Alexandre le Grand, Gengis Kahn... sauf que le mangaka n'y voit pas une fatalité. Au contraire : pour conjurer le sort, il a tôt fait de s'entourer d'un studio de jeunes et talentueux apprentis, à qui il confie la lourde (mais gratifiante) tâche de le seconder en dessinant les armures, les décors, les vêtements, les visages et, plus généralement, les personnages de ses bandes dessinées. Ce qui, accessoirement, lui laisse plus de temps pour se consacrer au gros œuvre.

 

Le gros œuvre, mesdames et messieurs.

 

(Nan, je suis mauvaise langue : ça aussi, c'est son atelier qui l'a dessiné).

 

Le pedigree éblouissant de ce faiseur d'images ne doit pas pour autant éclipser ses immenses talents de scénariste, ni le perfectionnisme forcené avec lequel il se documente sur les sujets qu'il veut aborder - au point d'aller jusqu'à passer, parfois, comme les universitaires de haut vol, plusieurs longues MINUTES d'affilée sur Wikipédia ! Cette implication dans l'écriture donne à ses histoires une crédibilité, une authenticité sans égales à ce jour, au point que le syndicat d'initiative Grec demande à pouvoir utiliser ses dessins dans ses campagnes promotionnelles. Une belle consécration, pour celui qui s'est appliqué à dépeindre au plus près la réalité d'un peuple en toges qui vit encore dans des grandes maisons en pierres. Conteur émérite, héritier légitime des troubadours d'antan, il livre des intrigues captivantes, complexes, et n'hésitant pas à oser le mélange des genres. Pour preuve, dans Saint Seiya, il associe habilement mythologie, fantastique, GRS, sentai et art martiaux, tout en profitant de cette occasion pour aborder des thématiques actuelles fortes comme la polygamie, les pères célibataires, le travail des enfants et la télé-réalité. Auteur engagé, il y détourne les clichés inhérents au genre pour induire chez son lecteur d'importantes réflexions de fond. Ainsi, c'est à une déesse de la Guerre non-violente, vulnérable et plus impotente qu'omnipotente qu'il incombe de rétablir la paix dans le monde des hommes. Véritable Abraham moderne, son père adoptif, le grand industriel Mitsumasa Kido (anagramme de « Masami Tsuki Do », qui signifie « doctrine Masami de l'amour ») se trouve contraint par le destin (toujours lui !) de sacrifier non pas un, non pas deux, mais bien ses cent fils bien-aimés au nom de l'avenir du monde...

 Guillaume, enlève cette main de ton slip. IMMEDIATEMENT !

 

(...) Sacrifice auquel il consent (peut-il faire autrement ?) sans rien montrer de ses déchirements intérieurs.

 

 

Cet homme a eu des relations sexuelles avec plus de cent femmes différentes en un an.

Et toi ?

 

Ils n'ont même pas six ans que les voilà partis aux quatre coins du globe, dans des camps d'entraînement paramilitaires où ils seront battus, affamés, humiliés, avec pour unique réconfort les espoirs de l'humanité qu'ils portent en eux.

Les espoirs de l'humanité, et leur abonnement à PlayKnight, bien sûr.

Le magazine cochon de ceux qu'ont pas les yeux en face des trous (si l'on peut dire).

 

Et quand les rares survivants reviennent au bercail, sept ans plus tard, le manga vire à la critique sociale en les opposant les uns aux autres, conformément aux volontés posthumes du paternel, dans des combats à mort légaux, lucratifs et retransmis en direct à la télévision, sans qu'aucune ligue de vertu ne lève ne serait-ce qu'un petit doigt. Kurumada, baladin pessimiste, n'a plus foi en ses semblables et il le fait savoir. Seiya lui-même (son double, souvenons-nous) ne prend part à ces jeux du cirque que parce qu'il y est contraint : loin des icônes guerrières qui font les beaux jours des shonen manga, il ne se bat ni par goût, ni par intérêt financier, mais pour retrouver sa sœur Seika (Sarina), disparue quelques jours après son départ forcé pour la Grèce. Coup de génie de l'auteur : et si cette sœur disparue, c'était Marin, celle qui lui a tout appris là-bas et qui, à son arrivée, avait déjà le grade de chevalier d'argent ? Doute légitime que Kurumada entretien avec habileté, en instaurant une règle qui veut que « voir une femme chevalier sans son masque, c'est pire que la voir nue » (et tant pis si Shun n'est pas d'accord sur ce point).

 

 

 

Marin, chevalier d'argent du Thon.

Finalement, vu sous cet angle, Shun n'a peut-être pas tout à fait tort.

Surtout, surtout, garde ton masque et tes vêtements, belle Marin...

 

 

Plus atypique encore : la façon dont les douze chevaliers d'or, valeureux gardiens de l'ordre et de la morale, suivent aveuglément les ordres d'un Grand Pope sensément le plus vertueux de tous, mais qui ne cesse d'ordonner conquêtes et massacres. Le mangaka dénonce, le mangaka s'indigne : comment, au XXème siècle, tant de bonnes âmes peuvent-elles faire preuve de tels aveuglements, politiques et religieux ? Les chevaliers d'or sont à l'image d'une société qui consomme, qui exploite, qui détruit sans vergogne et sans en éprouver de remords, une société pétrie de certitudes qui sont autant d'œillères à surmonter. Et encore n'est-ce ici qu'une subtilité parmi d'autres, car quelle plus belle allégorie du conformisme que ce Sanctuaire dont on ne peut gravir qu'un versant, sans qu'aucune raison valable ne soit donnée à cela ? Et quel lecteur, aussi sagace soit-il, aurait pu s'imaginer que la source du mal, celui par qui et pour qui tout arrive, Hadès, dieu des Enfers, vaincu des siècles auparavant, se tapît dans le subconscient du plus inoffensif des chevaliers de Bronze ? Pari risqué pour la divinité, que de s'incarner dans le corps du seul chevalier de la création incapable d'assurer sa survie à court terme - ou ne serait-ce même que de remporter un affrontement sans que son frère Ikki, chevalier du Phénix, ne vole (littéralement) à son secours... une défaite, une seule, et c'en aurait été fini de son plan démoniaque. Mais d'un autre côté, qui aurait pu soupçonner le doux Shun, l'ami des fleurs, des animaux et des cris suraigus, celui-là même qui aime le rose, le vert et les pantalons à bretelles, d'abriter un si triste sire  ?

Hadès a dû faire quelques concessions, lui aussi, pour rester incognito.

 

Tout était calculé, tout était sous contrôle. Y compris l'inversion des rôles entre les frères, au moment de quitter le foyer familial pour leurs lieux d'entraînements : en effet, qui sait si Ikki aurait conservé son magnétisme animal, une fois dans l'armure d'Andromède qui aurait dû lui revenir de droit ?

 

 

Ah tiens si, il le conserve. J'aurais pas cru.

 

Mais ce n'est rien, comparée à l'idée grandiose de ressusciter les chevaliers d'or tombés au Sanctuaire, puis les faire passer pour des traîtres alors qu'au contraire, ils n'ont jamais cessé d'être fidèles à Athéna : idée tellement bonne qu'elle était reprise en l'état, un an plus tôt, par les auteurs du troisième film (Shinku no Shonen Densetsu / Abel), qui sont allés jusqu'à plagier le maître à rebours dans le temps. Ultime pied-de-nez aux conventions : là où n'importe quel auteur aurait fait en sorte que les techniques de combats correspondent (peu ou prou) à la constellation de leurs propriétaires, Kurumada préfère amener son récit où on ne l'attend pas, de manière à surprendre en permanence. Qu'il s'agisse des roses carnivores du chevalier des Poissons, de la décharge électronique du chevalier du Lion (aussi renommée en version française « la corne du Lion » - de la ferme familiale, sans doute), ou l'illusion démoniaque du Phénix, bien malin serait celui qui pourrait anticiper les combats à venir. Que penser de Dohko de la Balance, aussi, qui possède à lui seul six paires d'armes légendaires mais qui préfère utiliser une attaque à base de dragons phosphorescents, en arborant un magnifique tatouage de tigre dans son dos ? PURE GENIUS. Et si certains esprits chagrins pointent du doigt quelques (soi-disant) incohérences chronologiques, ils ne font que démontrer là leur incapacité à comprendre la démarche du mangaka, dont la radicalité artistique, de la même façon, le pousse à s'affranchir des habituelles contraintes spatio-temporelles qui alourdissent les travaux de la concurrence. Sur une terre dystopique où les minutes ne passent pas à la même vitesse selon l'endroit où l'on se trouve, tout devient mouvant, fluctuant, incertain. Rien ne peut plus être tenu pour acquis. Et cette sensation de flottement, qui plane sur l'ensemble du manga, le hisse vers des sommets existentiels réservés jusque-là à une élite surdiplômée. Les choses arrivent, mais les explications qu'on donne n'expliquent rien, au contraire, elles posent d'autres questions. N'est-ce pas la base-même de toute réflexion philosophique ?

                                                                                                           

Pourtant, tout n'est pas rose pour le jeune prodige, dont l'art n'est pas toujours reconnu à sa juste valeur. Le commerce a ses raisons que la raison ignore, et Masami se voit vite obligé de faire des concessions pour pouvoir vivre de son pinceau. L'adaptation de Saint Seiya en animé lui porte une première estocade. Car en fait d'adaptation, c'est à un véritable massacre en règle que se livre la Toei Animation, faisant fi de la réflexion de l'homme pour lisser, édulcorer, domestiquer sa création, histoire de la rendre bankable. Devant l'incapacité des artistes les plus talentueux à reproduire ce style hors-normes, les têtes pensantes engagent deux designers, Shingo Araki et Michi Himeno (à qui l'on doit aussi - entre autres - les designs des deux Burai  sur PC Engine Duo) et les chargent d'affadir son trait pour le rendre plus classique, plus convenu, plus proche des attentes du public visé. Même les armures originelles, chef d'œuvres de précision, sont presque entièrement modifiées dans le but, désolant, de faciliter le moulage de jouets à leur effigie. Et encore n'est-ce là que le début des outrages : desservi par une bande sonore volontairement médiocre (d'une emphase à des lieues de la platitude volontaire de la version papier)...

 Rends-toi service, laisse tourner ça...

 

(...)partiellement réécrit, tentant piteusement de corriger les incohérences chronologiques, la licence prend l'eau de toutes parts, et seule la qualité extraordinaire des planches d'origine lui permet de connaître un succès planétaire en France, en Espagne et en Amérique du Sud. Mais Masami Kurumada est à l'image de ses héros : noble et intègre. Alors qu'il aurait pu réclamer des millions de yens en dommages et intérêts, il courbe l'échine, laisse faire, se concentre sur son art. Ceux qui l'aiment sauront qu'en penser. Interprétant à tort ce silence comme une approbation tacite, la Toei ne cesse de repousser les limites de la décence : elle juge plus crédible et moral de faire des enfants de Mitsumasa Kido des orphelins (enlevant toute symbolique Biblique à leur sacrifice), elle rate la scène cruciale où Misty, chevalier du lézard, dévoile sa perfection anatomique dans une séquence de nu qui, dans le manga, émeut aux larmes, elle va jusqu'à inclure trois chevalier d'acier inédits, dont les armures grotesques font bien pâle figure comparées à celles de l'Hydre ou du Lionnet, elle fait la part belle à un souffle épique et à une mise en scène qui tranchent avec le caractère intimiste du manga, elle va même jusqu'à imposer un arc narratif inédit - inspiré d'un long métrage inspiré d'une histoire courte du manga, dans laquelle Hyoga sauve la princesse du royaume d'Asgard, le fameux territoire du nord de la mythologie grecque.

 

 Hideux.

Un arc narratif dont la médiocrité manque de couler la franchise : de mémoire d'homme, on n'avait jamais vus combats si insipides, adversaires si manichéens, armures si mal pensées (l'armure d'Odin, mais quelle horreur !)... Par chance, l'adaptation de l'arc Poséidon sauve (ironiquement) le titre du naufrage. Hélas, comme si le sort voulait s'acharner sur cette production contre-nature, la nouvelle tombe comme un coup de tonnerre : Toei ne juge pas les spectateurs prêts pour ce qui constitue pourtant le point culminant du travail du maître : l'arc Hadès, qui conclut le manga. Scénario trop élaboré, réflexions trop vertigineuses, enjeux dérangeants, ambigus, psychologies trop fouillées, la perspective effraie. Les producteurs retirent leurs billes, la série s'interrompt, mais sa popularité traverse le temps et l'espace comme un météore de Pégase... si bien que plusieurs décennies plus tard, porté par l'engouement des fans, le projet renaît de ses cendres tel le chevalier du Phoenix. Il faut dire que dans l'intervalle, le phénomène Neon Genesis Evangelion (qui doit beaucoup à Saint Seiya, d'ailleurs. Des préadolescents qui se sacrifient pour sauver l'humanité, ça ne vous rappelle rien ?) a prouvé qu'il était possible d'aborder des sujets matures, métaphysiques, sans pour autant se mettre le grand public à dos. Seiya reprend donc du service pour treize épisodes déjà plus fidèles à la volonté de Kurumada, mais faute de moyens, la production s'interrompt en plein climax. Déçu, l'auteur ronge son frein, sans savoir que le pire reste à venir.

 

Une goutte d'eau va faire déborder le vase, et lui permettre de reprendre in extremis les rênes de sa création.

 

 

Courant 2004, en effet, l'animé Tenkai Hen Joso : Overture est annoncé au cinéma, avec pour sainte mission de donner un nouvel élan à une saga qui (c'est paradoxal) n'en a jamais eu besoin. Et si l'on peut craindre le pire, par bonheur, Masami Kurumada y est associé en tant que consultant. Il va même jusqu'à dessiner les premières pages de la version papier, et imaginer la trame générale du film. Celui-ci devra ouvrir sur un nouvel arc où les dieux de l'Olympe, courroucés, décident de punir ces mortels coupables de déicide en les privant de ce qu'ils ont de plus cher : leur mémoire. Avec elle : le lien qui les unit à Athéna. Ce prologue annonçait aussi les retrouvailles de Marin et de son vrai frère, Icare, ainsi que la renaissance d'un Seiya brisé, en état de choc. Les attentes étaient à leur comble, les conférences de presse promettaient le meilleur... mais le soir de la Première, c'est le drame. Les spectateurs sifflent, huent, exigent d'être remboursés. Kurumada, d'ordinaire si calme et si mesuré,  sort de la projection en lâchant un amer « ce n'est pas mon Tenkai Hen » (sic) qui restera dans les annales. Et comme on le comprend ! Car la trahison n'a jamais été aussi odieuse, ni aussi pernicieuse. Les dessins sont beaux à regarder, Ikki ne sauve pas Shun, les protagonistes parlent pour dire des choses censées (pire : ils s'interrogent !), l'armure de Pégase se brise au premier combat et Seiya ne porte pas celle du Sagittaire à la fin.

 Une cellule de soutien psychologique est mise en place pour les fans de la première heure, les lignes de SOS Suicide sont saturées. Tenkai Hen Joso est une tragédie humaine, critique et financière.

 Le trailer qui ne montre rien.

 L'AMV qui spoile tout.

Mais ce que l'auteur ne peut pardonner, c'est ce plan honteux, lors du dénouement, qui nous montre Seiya et Saori nus, sans complexe, face au maléfique Apollon (Abel, mais en plus Grec). Un véritable camouflet pour l'artiste, qui s'est toujours refusé à proposer la moindre espèce de fan-service « car le corps des hommes et des femmes n'est pas une marchandise ».

 

 Si si. Ils sont nus.

 

Mais pas autant que lui :

 

 

(...)dont a absolument pas fait une FIGURINE :

 

Joniwan, à ton porte-monnaie, c'est la Myth Cloth ultime :

une Myth Cloth sans cloth ! COLLECTOR !

 

C'en est trop. Il contacte la Toei et obtient le renvoi du responsable, qui n'en était pas à ses premiers méfaits puisqu'il avait été en charge des films d'Asgard et d'Abel (très loin, en termes de qualité, des films d'Eris et de Lucifer, beaucoup plus dans l'esprit de ses propres travaux, et mieux documentés en termes de mythologie grecque), ainsi que des épisodes les plus mémorables de la série télévisée. C'est décidé : Shigeyasu Yamauchi  (de même que toute une partie du staff du Tenkai Hen) ne participera plus jamais à un animé lié à Saint Seiya, mais trop tard, le mal est fait, la blessure est profonde dans le cœur des jeunes japonais. Dès lors, c'est l'opération de la dernière chance pour le mangaka, qui reprend le pinceau pour faire oublier ce désastre et livrer sa suite officielle, sous le titre de Next Dimension, allant jusqu'à ajouter des couleurs à ce véritable feu d'artifice de prouesses techniques, fruit de 30 années de pratique.

 

 

Trois playmobiles sur un seul et même plan mais vu sous trois angles différents

(dont aucun ne correspond au plan susmentionné).

Un décor réduit à quelques tâches de couleurs grossières

qu'on croirait réalisées sous Paint.

Zéro progrès sur quelque plan que ce soit depuis Saint Seiya volume 1.

Ça force l'admiration.

 

M'enfin, c'est sûr que quand on fait tout dessiner par des stagiaires, aussi,

forcément, on ne risque pas de progresser non plus.

 

On y suit les aventures des deux figures les plus charismatiques du récit d'origine, Shun et Saori, qui font cause commune pour sauver Seiya d'une mort certaine. Pour ça, ils vont même jusqu'à retourner dans le passé et malmener encore un peu plus une chronologie originelle déjà bien fragile. Mais ce Stakhanoviste de la créativité ne s'arrête pas là : malgré des journées bien remplies, il trouve le moyen d'écrire deux lignes de pitch pour les spin-off Saint Seiya G, Lost Canvas et Omega, ce qui lui vaut d'être crédité comme scénariste à temps complet et de toucher l'argent qui va avec (car les génies eux-mêmes doivent bien manger).

En parallèle, la suite d'Hadès est programmée : les brebis galeuses évincées, les parties Inferno et Elysion révèlent tout le potentiel du manga.

 

Kurumada, ce génie.

 

Les designs et l'animation n'ont jamais été aussi proches, graphiquement, de la version papier, le rythme des combats et la sobriété de la mise en scène font honneur à la mollesse anonyme qui la caractérise...

 

 

Quelques exemples évocateurs parmi des milliers d'autres,

réunis par les joyeux drilles du forum SaintSeiyapedia.com.

Vous voulez savoir le plus drôle ? C'est que c'est beaucoup plus laid quand ça bouge.

Heureusement, ça ne bouge pas beaucoup.

 

Enfin, enfin, le spectateur peut découvrir Saint Seiya tel qu'il aurait toujours été, si Toei Animation n'avait pas faussé la donne en confiant sa réécriture à une équipe de parvenus. Enfin, il peut apprécier le talent de Masami Kurumada comme il doit l'être, « à nu », à l'image de Misty, le plus parfait de tous les chevaliers.

 

Et tant pis si nombreux sont ceux qui se détournent alors, incapables d'évaluer à sa juste valeur une œuvre expérimentale, intransigeante et difficile d'accès. Les spécialistes, eux, ne s'y trompent pas. Après bien des déboires, Masami Kurumada a enfin le traitement et la reconnaissance qu'il mérite.

 

Il était temps.

 

 

 

(Sources : Désencyclopédie)

(En tout cas, ça ne saurait tarder :evil: )

 

 

Masami Kurumada, en plein brainstorming sur ses scénarios.

 

« A la santé de toutes celles et ceux qui ont fait mon succès à ma place

et que j'ai fait licencier pour avoir osé donner de la profondeur à ma daube.

Plus de trente ans de carrière en tant que dessinateur manga sans toucher un stylo !

Merci à tous ! Kampaiiiiii ! »

 

 

 *

 

 

 BONUS :

 

 

 

 Non, non. Croyez-moi. Vous ne voulez pas savoir.

 

 

Et pour les masochistes qui n'en auraient pas eu assez : plus de Kurumada ICI !

 

Et ENCORE plus de plus de Kurumada chez Snake ! C'est Noël, ma parole !