Mercredi 7 janvier 2015.


Dans mon monde, y'a des mecs, ils se sont levé ce matin en se disant, avec enthousiasme et sans doute quelques trépignements d'impatience, qu'"ils allaient accomplir quelques chose de grand". Des mecs qui se sont levés ce matin avec un objectif tout simple : tuer des gens.

Comme ça.

Normal.

Comme d'autres se disent "faut que je pense à acheter du pain" ou "ha oui, je dois boucler ce dossier avant midi". 
Avec peut-être même un peu plus d'exaltation, qui sait ? 
De l'impatience ? 
Et toujours ces trois petits mots en tête, comme une formule magique :

 Tuer. 
 Des. 
 Gens. 

Une préparation de plusieurs semaines, peut-être.

Des armes à acheter, des balles à charger, des cagoules à tricoter. 
Tout ça pour quoi ?

 Pour des dessins. 

 Quelques traits sur papier. 

 Juste. 
 Des. 
 P*tain. 
 De. 
 Dessins.

 Et la fierté, maintenant, sans doute, d'avoir vaillamment oblitéré l'existence d'hommes inoffensifs, désarmés, sans histoires, ou qui faisaient simplement leur boulot, des pères, des amis, des maris, des amants, des oncles, des parrains, et autant de secrets, de rêves, d'ambitions, de révoltes, de colères, de regrets, de hontes, d'erreurs, de réussites, de qualités, de défauts... des gens, quoi. Avec la satisfaction du devoir accompli.

 


 On aurait pu penser que cette horreur-là (horreur, car fondée autant sur le mal que sur l'absurdité) se suffirait à elle-même, qu'elle aurait la décence (dans son indécence) de s'en tenir là, de ne pas outrepasser ses propres limites.

 C'était bien mal connaître l'être humain, ce semblable et ce frère qui nous ressemble si peu (du moins l'espérons-nous). C'était, aussi, avoir la naïveté de croire qu'il saurait faire preuve de respect, de tenue, de considération - d'empathie, même, soyons fous ! Mais non, c'était encore trop demander : il fallait qu'avant même les braises du feu éteintes, avant même les larmes du deuil taries, la tragédie soit récupérée, accaparée, instrumentalisée, brandie en étendard par d'autres mecs qui rêvent (bien qu'ils s'en défendent) de se lever un matin en se disant, avec enthousiasme et sans doute quelques trépignements d'impatience, qu'ils vont tuer des gens. Des mecs qui profaneront symboliquement les tombes des victimes avant même leurs corps refroidis, en se cachant derrière un "Je suis Charlie" dont ils feront la justification de leur propre horreur intérieure (mal et absurdité, encore), sanctifiant leurs propres martyrs pour s'inventer une justification, à coups d'amalgames nauséabonds et de moralisme mal placé (sans parler des opportunistes plus inoffensifs, mais pas plus excusables, qui y voient la promesse de quelque gain symbolique, professionnel ou financier).

Pas de surprise, hélas. C'est ce que sont ces gens, tout au fond d'eux. C'est ce qu'ils cachent au jour le jour, aux autres comme à eux-mêmes, ce qu'ils n'en peuvent plus de nier, de contenir, d'étouffer pour ne pas être jugés, ne pas être mis au ban d'une société sans laquelle ils ne seraient rien, tant ils ne vivent qu'à travers son regard. C'est ce qui n'attend qu'une étincelle pour ressurgir, gronder, rugir, et les révéler tels qu'ils sont vraiment. Une excuse, un prétexte. Des sorcières, des "cocos", des "bougnoules", des "homos", des boucs émissaires. Des justes causes, encore, comme l'était à coup sûr celle des assassins de la rue Nicolas-Appert, vue à hauteur de baskets et de propagande. Cette immunité idéologique factice qui permet aux monstres ordinaires de se prendre pour des héros, et les autorise de facto à déverser leur bile (entre autres choses) dans la fosse septique des réseaux sociaux - avec aux deux extrémités du spectre de la bêtise humaine "c'est la faute aux arabes !" et "wesh trop bien fait pour Charlie Hebdo !" (et à équidistance encore : "il faudrait interdire les religions", comme si les hommes ne tuaient qu'en leur nom et s'il n'y avait pas des cons partout).

Il faut se rendre à l'évidence, même si ça coûte : ce monde est à leur image, à notre image, et pour quelques "innocents" injustement lésés, blessés, meurtris, combien de menteurs, d'hypocrites, de coupables qui se laissent ignorer ?

 



Nous-mêmes, d'ailleurs, nous avons TOUS contribué à le construire, ce foutu monde. Nous l'avons accepté, nous avons profité, nous avons fermé les yeux, nous avons inhalé notre quotidien comme les vapeurs d'une drogue douce, anesthésiante, en nous répétant que la Palestine, la Syrie et consort, finalement, "c'était triste mais c'était loin", nous avons bombé le poitrail en jouant la carte d'une vertu qui n'était qu'une caricature, pardonné à des bourreaux qui ne nous avaient rien enlevé directement (car c'était si facile, à ce compte-là, de se donner l'air miséricordieux), nous avons trouvé des excuses à des individus, des groupes, des actes qui n'en méritaient pas, nous avons applaudi des "artistes" qui appelaient à la haine comme s'ils nous vendaient de la liberté, nous avons combattu l'abomination frontiste en plébiscitant l'abomination contraire, avec un aveuglement au moins égal au sien, nous nous sommes prétendus capables de soigner les maux par les mots pour ne pas avoir à prendre des décisions difficiles, nous nous sommes réfugiés derrière le paravent d'une pédagogie déculpabilisante sans nous soucier de savoir si oui ou non celle-ci portait ses fruits... en d'autres termes : nous avons acheté notre paix sociale à coup de consensus et de "ça ne nous concerne pas", "nous ne sommes pas responsables", tout ça pour pouvoir dormir sur nos deux oreilles.

 Voilà le prix de notre ivresse, la monnaie de cette "Humanité" que nous nous jouons comme une pièce de théâtre. La face méphitique de nos bonnes intentions. Nous avons ce sang sur nos mains, tous, chacun d'entre nous.

 A trop vouloir être admirables, à trop vouloir être admirés, à trop vouloir être cités en exemple ou nous persuader que nous n'avons nous-mêmes rien à nous reprocher, à trop vouloir être la conscience de l'univers, être au-dessus du lot, nous avons dit "oui" à ce monde, à l'unanimité, en choisissant des cibles faciles comme paratonnerres-à-indignations ; et pendant que nous fustigions benoitement les riches, les politiques, les puissants, ces grands méchants de bazar que nous rendions responsables de notre décadence, c'était les autres, loin, tout là-bas, les anonymes, les inconnus, les pas-comme-nous qui en ont indirectement (mais toujours !) fait les frais.

Jusqu'à aujourd'hui.

Aujourd'hui la réalité se rappelle à nous, de la pire des façons qui soit.

Aujourd'hui, fini de rêver, de buller dans nos bulles, nous ouvrons les yeux, contraints et forcés... et la première chose que nous nous empressons de faire, évidemment, c'est nier notre part de responsabilité.

 



On va, c'est certain, pointer du doigt les Musulmans, les Croyants de toutes confessions, les gens de couleur, aussi, quels qu'ils soient (parce que dans la tête du peuple, c'est bien connu, les gens de couleur sont tous Musulmans) ; et qui qu'on soit, quoi que l'on veille, on trouvera toujours quelqu'un d'autre pour porter le poids de nos fautes, pour ne pas avoir à faire face aux démons qui nous hantent, ou à notre reflet dans la glace. N'est-ce pas déjà ce que nous faisons, tous, depuis nos premiers pas ? Et faut-il vraiment se féliciter que nous soyons si nombreux unis dans le deuil, ce soir, considérant ce qu'il en a coûté pour en arriver à cette trêve (temporaire) de l'apathie ?

 



Nous avons voulu un monde qui ne dirait pas "non !", qui ne dirait pas "m*rde !", qui ne dirait jamais "allez vous faire f*utre !", ni par les mots, ni par les actes. Nous avons appelé cela la démocratie, et nous nous sommes auto-congratulé pour notre grandeur d'âme - tant pis si d'autres en réglaient l'ardoise par le sang. Nous avons voulu jouer les gentils, pour des raisons plus ou moins évidentes (plus ou moins bonnes, aussi), mais hélas rarement aussi respectables que nous le prétendions. Plus par fainéantise que par générosité. Plus par lâcheté que par abnégation. Pour sauvegarder un héritage sociétal passéiste, préserver un modèle logique à bout de sens, ne pas avoir à nous réinventer (pourrons-nous cependant encore écouter - et revendiquer - notre Marseillaise, sans penser à ce bain de sang ?).

Depuis trop longtemps maintenant, nous ne réglons plus nos problèmes, nous ne faisons que chasser la poussière sous le tapis pour ne pas avoir à nous retrousser les manches, à nous salir les mains, à nous remettre en cause. A chaque fait divers dramatique, nous fermons les yeux fort, si fort, comme des enfants qui fuiraient un cauchemar, en espérant "que ça passera tout seul" ou qu'à force d'être "gentils", le monde entier finira par suivre notre exemple.

Nous avons confondu bien agir et agir sagement. Le champ idéologique et la réalité. Punir et protéger. Tendre la main et se soumettre.

Nous avons délibérément choisi de laisser les individus croire que ce dont ils bénéficient est un dû, au lieu de leur rappeler qu'il s'agit d'une chance que tout le monde n'a pas - et pour laquelle, par conséquent, ils se doivent d'être reconnaissant.

Nous les avons laissé réclamer sans relâche sans rien rendre en retour, comme s'il n'y avait rien de plus légitime.

Nous avons transigé là où nous aurions dû être ferme.

Nous nous sommes justifié, là où nous n'avions de comptes à rendre à personne.

Nous avons diabolisé le cadre, les règles, les sanctions, alors qu'elles ont toujours été indispensables à l'équilibre urbain (comme intérieur) et que ce sont les abus seuls qu'il fallait condamner.

A contrario, nous avons fait de la Liberté une valeur inconditionnelle de notre République, en oubliant qu'elle n'est elle-même que ce que l'on en fait et qu'à ce titre, elle peut se révéler autant être un don qu'une malédiction (en oubliant, aussi, que son exercice raisonné ne peut se dispenser d'une éducation préalable, tant individuelle que collective - seul celui qui sait par lui-même respecter les bornes de sa liberté est apte à en jouir, l'état ayant le devoir de prendre le relais chez "celui qui ne sait pas").

Nous nous sommes attribués des droits inconditionnels que nous avons arbitrairement décrétés "propres à notre condition d'Homme", sans imposer de devoirs en contrepartie, oubliant par-là même qu'en notre qualité d'animal social, nous ne naissons pas tels, nous le devenons (ou pas) par l'éducation.

Nous aurions dû, c'est une conviction personnelle (tant pis si elle est mal interprétée - nous sommes sur internet, le contraire serait étonnant), accorder une place importante à la Sémantique Générale dans les cursus scolaires et ce, dès le jardin d'enfants, pour leur enseigner dès le plus jeune âge que la carte n'est pas le territoire, que le mot (et, à plus forte raison, le dessin) n'est pas la chose qu'il représente, que la valeur de l'être n'est pas dans le paraître - et réintroduire en fin de cursus la notion de doute raisonnable pour leur permettre d'évacuer les certitudes toxiques, mais nécessaires, sur la base desquelles ils se sont construits (seulement que serait-il resté, alors, des illusions auxquelles nous tenons tant, auxquelles nous nous identifions, sur lesquelles reposent tout le pouvoir, la gloriole, les richesses qui font notre fierté ?).

A trop vouloir être humains, sans en avoir conscience, nous sommes devenus inhumains nous-mêmes.

 

 

La moralité de l'histoire (que ce soit avec un petit ou avec un grand "h"), ceux qui lisent un peu la connaissent depuis des lustres : les gentils ne gagnent pas, jamais. Parce qu'ils sont entravés par des considérations morales, là où les méchants ont toute latitude pour exercer leur "art". Oh ça, bien sûr, on pourra dire que choisir cette voie est louable - ce serait certainement le cas, dans un contexte approprié, car c'est à cela que nous devons tendre, tous, qui que nous soyons et quelle que soit l'échelle. Mais pas à n'importe quel prix. 

Louable, c'est ce qu'on aurait pu dire jusqu'à aujourd'hui.

Aujourd'hui on dira, à juste titre, que c'est criminel. Précisément parce que si les principes sont bons, le contexte, lui, n'est pas approprié ; et parce que ce n'est pas en faisant "comme si" que nous lui permettrons d'évoluer dans le bon sens. Le monde n'est pas tel que nous voudrions qu'il soit. Nier cette évidence, par nos engagements militants ou nos comportements, c'est la garantie objective qu'il ne le deviendra jamais. 

Voilà des années, des décennies, que nous nous faisons l'avocat du Diable, à l'échelle du pays comme à l'échelle individuelle (sur internet, notamment), de manière à nous inventer une respectabilité, nous donner une contenance, pour jouer au plus fin ou paraître plus brillant, plus ouvert, plus humain que notre semblable. C'était, symboliquement, une forme de pacte que nous avons signé de notre plein gré, à la légère.

Et bien voilà.


Surprise, Motherf*cker.


 Le Diable a réclamé son dû, et c'est chacun de nous qui y laisse un peu de son âme.


Peut-être sommes-nous tous un peu Charlie, c'est vrai. 
Mais nous avons aussi tous un peu tiré ce jour-là.

 

 

 

*

 

 

 

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