Plus le temps passe, plus je râle.

Non, vraiment, je m'en rends bien compte, c'est infernal : je râle sans arrêt.

Je râle parce qu'il y a trop de bit lit dans les librairies, je râle parce que le Japon a troqué son audace créative contre des petites culottes, je râle parce que les éditeurs traitent leurs auteurs comme des actions en bourse, et parce que les producteurs de cinoche prennent leurs spectateurs pour des actionnaires.


Pacific Rim sort, je râle parce qu'il y a trop de robots, et pas assez de scénario (puisque pas de scénario du tout – c'est mathématiques).


Quand Oblivion sort, je râle parce que j'ai déjà vu ce film mille fois, en mieux et en plus court, et que je n'y trouve rien à sauver à part la bande son de M83. Quand Elysium sort, je remets le couvert parce que je commence à en avoir ras la cafetière de ces sentiments de déjà-vu-et-revu, de ces remakes, de ces reboots, de ces scénaristes qui n'ont de cesse de réinventer l'eau chaude ou le fil à couper le beurre ("et alors, ce serait une société totalitaire où les riches ils exploiteraient les pauvres" – Oh ? Seriously ?…). Je râle aussi parce que j'ai du mal à voir comment on peut s'enthousiasmer si massivement pour une intrigue qui peine à assurer le minimum narratif syndical - à moins, bien sûr, qu'on ne soit sorti de l'oeuf avant-hier, et que la SF se résume pour nous à l'épisode des Nox de Stargate SG1.

Evidemment, on l'aura compris, j'ai râlé après avoir vu Time Out, j'ai râlé après avoir vu Looper, j'ai râlé après avoir vu l'Agence, parce que c'était des films que j'avais envie d'aimer, moi, à la base, des films que j'avais envie d'adorer, mais qui n'y ont pas mis du leur (ou, en tout cas, pas assez), préférant réchauffer de vieilles recettes au micro-onde au lieu de me cuisiner leur tambouille maison. J'ai râlé de la même façon après avoir vu Upside Down - mais un peu moins quand même parce que l'idée est plastiquement jolie, si on arrive à faire abstraction des Lens Flare, et parce que faute de merle, ben... on mange du moineau.

 

N'étant pas masochiste non plus, je ne me suis imposé ni After Earth, ni Edge of Tomorrow, parce que chat ébouillanté craint la lave en fusion, mais j'ai râlé quand même parce que je n'étais plus à ça prêt, que c'était raccord avec mon personnage, que ça aurait inquiété les gens si je m'étais contenté de hausser les épaules et parce que les trailers me vendaient autant de rêve que la demi-finale d'un championnat de curling.

Pour tout vous avouer (mais vous le savez déjà, si vous suivez activement ce blog pourtant plus très actif), même le Nolaneuneu que je suis a râlé en sortant d'Interstellar, dont il attendait tant et trop, malgré une demi-décennie à faire ceinture en termes d'imaginaire – ce qui n'était pas bon, mais alors pas bon signe du tout. Le monde, semble-t-il, avait un message à me faire passer, qui pouvait se résumer peu ou prou à : "wesh cousin vire de là place aux jeunes gros". Après avoir suivi, pendant toute ma jeunesse mais sans grand intérêt, les aventures de Denver le dernier dinosaure, voilà que sans trop m'en rendre compte, avec le temps, j'avais pris sa place de l'autre côté de l'écran. J'étais devenu le dernier dinosaure de ma génération.

J'étais donc à deux doigt d'admettre que je faisais partie d'un passé révolu, et que je devrais désormais me contenter d'en ressasser les souvenirs,  sans être plus jamais ni surpris, ni ému, ni troublé, juste vaguement diverti (dans le meilleur des cas)... mais il me restait encore un espoir: ultime, infime, déraisonnable, qui portait à lui seul le poids de cinq années d'attentes, de cinq années de déception.

J'avais mis la barre haut, par dépit autant que par volonté d'y croire. Sans grande conviction, mais avais-je seulement le choix ?

Jamin Winans, réalisateur indé plébiscité par la communauté internet, semblait le seul à pouvoir encore exaucer mes voeux.

 

Après quelques courts métrages forçant le respect et un Ink qui, l'air de rien, m'avait retourné jusqu'aux tripes, j'en étais convaincu : lui seul pouvait encore réussir à faire vibrer mes cordes sensibles... mais saurait-il seulement réitérer l'exploit ? Son coup de maître n'avait-il pas été qu'un coup de chance ? Mes aspirations disproportionnées ne me vouaient-elles pas d'emblée à un « oui, bof, sans plus », quelles que soient les qualités de son nouveau film ?

  

C'est vous dire si le 21 novembre au soir, date de mise en ligne de The Frame (en version internationale), la tension était à son comble. Je jouais mon avenir de spectateur à quitte ou double. Allais-je retrouver la foi ou la perdre définitivement, l'assommer à coup de pelle et l'enterrer au fond du jardin de mes illusions ?

 

  

 
Fébrile, je télécharge. Je veux y croire, j'investis en apnée dans le bundle de luxe - et advienne que pourra. On ne pourra pas m'accuser de ne pas avoir voulu y croire jusqu'au bout. Puis je lance la lecture, la boule au ventre. Aussitôt : des notes, des images. Une rythmique. Premier constat, presque immédiat : la patte Ink est bien là. Les moyens, eux, ont pris en grade. Tant mieux. L'image est belle. L'action à l'écran, déconcertante. Que se passe-t-il ? Pourquoi ? Où le réalisateur veut-il en venir ? Le silence s'installe. Les minutes passent. Un casse, réglé comme du papier à musique. Une urgentiste, ailleurs, qui se bat littéralement pour sauver une vie. Et puis quoi ? Tout est ordinaire, tout sonne convenu. Ces deux-là se rencontreront, c'est écrit. Sauf que tout à coup, alors qu'on ne s'y attend plus, la réalité connaît ses premiers ratés. Quelques détails, d'abord, qui pourraient aussi bien n'être que des hallucinations. Puis vient le basculement, sans que l'on puisse revenir en arrière, ni jamais deviner vers quoi on s'achemine.

 

 

L'intrigue s'installe doucement, elle prend le temps, elle ne se précipite jamais, et tant pis pour les habitudes des cinéphiles modernes qui ne peuvent supporter deux minutes pleines sans cliffhanger. Les scènes se suivent. Se ressemblent, parfois. Se répètent à dessein. On cherche à prévoir, à anticiper, à identifier le corps du récit pour le rapprocher de ce qu'on connaît soi-même. Rien n'y fait. La structure nous file entre les doigts, nous file devant les yeux, sans jamais se faire pompeuse ou hermétique. Alors on décroche, on renonce, on se laisse porter sans plus réfléchir et tant pis pour l'orgueil, on se résigne à vivre l'expérience au présent. Deux heures plus tard, écran noir, il faut redescendre sur terre, rassembler les morceaux, chercher à mettre les pièces en ordre. On écoute le thème musical (hypnotique) jusqu'à la dernière note, mais ce ne sera pas suffisant. Il faudra de longues heures (la nuit entière, peut-être) pour revenir au monde, laisser l'expérience derrière soi. A contrecoeur.

 

 


Quelques jours plus tard, on découvre la bande-annonce du nouveau Mad Max et on recommence à râler. Peut-être avec un peu plus de vigueur, d'aigreur, ou même de mauvaise foi. Parce que Jamin Winans nous a rappelé, m'a rappelé par l'exemple que ce n'était pas qu'une question de nostalgie mal placée, d'idéalisation sénile - que ce cinéma que j'aimais, ce cinéma dont je rêvais et dont je rêve toujours, n'était pas qu'un mirage, qu'il fut possible un jour, qu'il fut réel… et qu'il peut l'être encore, pour peu qu'on s'en donne les moyens (et qu'on dise « merde » aux producteurs). En soixante petits jours de tournage, sur ses propres deniers, avec une équipe fixe de seize personnes, beaucoup d'huile de coude et de système D, dans des conditions de tournage artisanales,  Jamin Winans a su insuffler de la vie (le mot n'est pas exagéré) à une parabole visuelle unique, profonde, puissante, imprévisible. Si bien qu'en dire plus, en montrer plus, déflorer l'histoire au-delà de ses prémices, disserter sur les pistes qu'elle livre en guise d'explications, confronter théories et hypothèses pour essayer d'en saisir la portée, serait déplacé. Il faut le vivre pour le croire. 

 


Pour autant, on s'en doute, le film ne sera pas au goût de tous. La radicalité de ses partis-pris, combinée à sa volonté paradoxale de ne laisser personne sur le côté, en déstabilisera beaucoup, c'est certain. On avancera à tort que le dénouement est trop long, ou que le film est trop lent à se mettre en place. On arguera qu'il n'a aucun sens. Qu'il n'est pas "scientifiquement crédible". On fustigera sa SF cérébrale à la K.Dick, là où on espérait peut-être du space opera à la George Lucas (ou du steampunk... c'est tendance, le steampunk). On trouvera l'ensemble trop complexe, ou pas assez. Trop divertissant ou, au contraire, trop abstrait. Trop ambitieux ou, sans qu'on sache bien pourquoi, trop humble et trop naïf. On critiquera pour le plaisir de critiquer. Logique, on est sur internet. Tant pis pour « on », tant pis pour eux, tant pis pour soi. Les autres, ceux qui savent encore s'émerveiller, apprécier sans arrière-pensée, emprunter de nouveaux chemins seront soufflés par l'ampleur de ce presque-thriller aussi atypique qu'immersif, aussi généreux que sincère ; tout comme ils seront séduits à coup sûr par un trio d'acteurs à des lieues des standards qu'on nous impose à longueur de nanars populaires (quel plaisir de retrouver Christopher Soren-Kelly, qui crevait déjà l'écran dans Ink).

 David Carrenza, Tiffany Muallem, Christopher Soren Kelly, le tiercé gagnant de The Frame.

 

On en sort, on n'a qu'une seule envie : y retourner. 


J'avais mis la barre aussi haut qu'il était  concevable de le faire. On me le reprochait souvent, d'ailleurs, tout en m'enjoignant à revoir mes exigences à la baisse. Jamin Winans m'a objectivement prouvé que je n'attendais pas encore assez.


Il m'a botté le cul avec un talent dingue.

Alors le cul de la concurrence, c'est vous dire s'il prend cher.

Vieux con blasé, no more.

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Prêts à « prendre le risque » ? Alors n'hésitez pas, faites-le. Des risques, vous n'en courez pas tant que ça, au fond : pour 8 petits dollars, vous aurez accès au film avec les sous-titres dans la langue de votre choix (la version française n'est pas optimale, mais elle fait largement l'affaire), ainsi qu'à l'intégralité de sa bande-son. Quand bien même détesteriez-vous que vous n'y aurez pas perdu grand chose. Et dans le cas contraire...

 

Diagnostic Psychiatrique : 10 weirdo / 10