Dévasté.
 
 
C’est le mot le plus juste pour décrire l’état d’esprit qui règne à la rédaction du Kojimag, en ce funeste premier samedi de mars, alors que Joakim Mogren, fondateur de la société Kojima Production et créatif-vedette chez Konami, quitte nos locaux, avec aux lèvres un sourire d’embarras qui en dit long sur la pénibilité des instants que nous venons de vivre.
 
A aucun moment, et ça je peux le jurer, nous n’avons pensé que les choses prendraient une telle ampleur, n’a-t-il cessé de répéter au cours des deux heures et demi d’entretien qui viennent de s'achever, comme si cela suffisait à tirer un trait sur trois décennies de mensonge.

Car c’est bel et bien de mensonges, dont il est question présentement. Mensonges, escroquerie, abus de faiblesse, tout cela et bien d’autres délits - mineurs, certes, mais qui ne seront pas sans conséquences pour des milliers de fans en deuil. Coup de projecteur sur l'un des secrets les mieux gardés du milieu vidéoludique, un fantasme artistique qui a su traverser les modes et les crises créatives sans jamais perdre de sa force d'attraction - bien au contraire. Une plaisanterie potache, montée par trois copains de fac à l’aube de leur carrière, aussi insouciants qu'inconscients des répercutions à venir. 
 
Vous l’aurez, je suppose, deviné à présent : Hideo Kojima n’existe pas. Hideo Kojima n'a jamais existé. Hideo Kojima est une invention, un personnage fictif jadis créé de toutes pièces, comme le héros d’une de ses histoires supposées. Et c’est précisément sur cette douloureuse certitude que notre soleil va se coucher ce soir, et qu'il va se lever demain - peut-être. Sur cette douloureuse certitude, et plus prosaïquement : sur nos presses rotatives inertes, sur nos bureaux déserts, sur nos écrans éteints. La maquette du prochain numéro, que nous avions prévu plein à craquer de (bonnes) surprises, ne quittera jamais la clé USB sur laquelle nous l'avons stockée - une clé que nous finirons par perdre, ou détruire, mettant un terme définitif à cette belle aventure. Ainsi pourrons-nous oublier - si seulement ! -, le sentiment d’avoir été trahi, et plus encore celui de vous avoir trahis par ricochet. L'amertume et la honte. On aimerait croire à une erreur, un canular ou un poisson d'avril anticipé, mais les déclarations de Joakim Mogren ne laissent pas de place à l'ambigüité : 
 
Hideo Kojima, c'est nous. On débutait, on était jeunes, on n'avait pas de relations dans ce domaine et on savait très bien que beaucoup de joueurs, à l'époque, ne juraient que par les développeurs nippons. Les mentalités ont évoluées depuis mais il faut savoir que dans les années 80-90, un patronyme japonais était la meilleure des cartes de visite, un gage de qualité, là où les productions occidentales avaient toutes les peines du monde à s'imposer. Combien d'enfants d'alors avons-nous entendu souffler, la mine défaite "oh non, maman, pas un jeu Acclaim !" ? Combien de larmes versées le matin de Noël, face à une cartouche Wizard and Warriors ? Si on voulait une chance de pouvoir faire notre trou, et de proposer au public les concepts de jeux qui nous trottaient dans la tête depuis l'adolescence, il n'y avait pas trente-six solutions, comme on dit. Soit on s'imaginait un alter-ego fictif oriental qui nous servirait à la fois d'ambassadeur, de garant et de VRP, soit on se préparait à pointer au chômage. C’est une pratique fréquente, dans le champ des jeux vidéo. On pense à Peter Molyneux et à son David Cage, ou à Jean-Paul Gaultier et son Tetsuya Nomura...
 
Une plaisanterie qui, sur le moment, n'amuse que lui. En conséquence de quoi s'empresse-t-il de poursuivre :
 
C’est Michel S., le français de l’équipe, qui a nous a bricolé ce pseudonyme à partir du "idéo" de "jeu vidéo", qui sonnait aussi - ainsi qu'il aimait à le souligner - comme le vocable « idiot », censé qualifier tant notre coup de bluff que ceux qu'il abuserait. Suite à quoi c'est ensemble qu'on a choisi Kojima en guise de nom de famille : un simple anagramme de Konami, l'éditeur dont nous souhaitions intégrer les effectifs, à une lettre prêt - le « j » de jeu vidéo, pour remplacer le "n" de "Nintendo", qui venait d'écarter nos trois candidatures.
 
Et l'homme de préciser, sur le ton de la confidence :
 
Michel, désormais, c'est une star, tous les gamers le connaissent pour son dernier petit bijou, Doodle Jump, qui fait un tabac sur consoles et téléphones portables. Sauf que même les plus grands doivent bien commencer quelque part. On s'en souvient comme si c'était hier : depuis pas mal de temps déjà, il avait dans ses cartons l'idée d'un petit jeu indépendant où l'action le disputerait à l'infiltration et qu'il voulait nommer, faute de mieux, "Tenue de Métal" : typiquement le genre de concepts qui, bien vendus, pourrait nous permettre de percer - ce que la suite des évènements a confirmé. Il suffit d'ailleurs de considérer ces deux productions avec le recul approprié pour se rendre compte que même si 22 ans les séparent, leurs mécaniques internes restent similaires, et le lien de parenté qui unit leurs deux protagonistes apparaît évident - ne serait-ce que de par, très trivialement, les choix de coloris. Pour tout vous dire, on s'étonne également que personne sur internet n’ait fait le rapprochement.

 


 
Un étonnement qui ne date pas d'hier puisque les trois compères s'attendaient à être vite démasqués.
 
On n’avait pas prévu que les gens marcheraient. Surtout pas dans ces proportions. Les joueurs européens, américains et même japonais - ! - , ont été conquis par cette personnalité hors-norme autant que par ses créations. Résultat ? On s'est trouvé pris dans le tourbillon d'une Kojimania sur laquelle on n'avait plus aucun contrôle, ballotés symboliquement de toutes parts par les attentes, demandes, plébiscites divers et variés, sans plus avoir de prise sur nos destinées individuelles. Dans le microcosme vidéoludique, les gens ne juraient plus que par saint Kojima, il était devenu une valeur montante, une machine à multiplier les hits, une espèce de messie 2.0 dont les adeptes observaient les moindres faits et gestes, buvaient les moindres paroles, appliquaient jusqu'aux moindres enseignements. Or l'effet pervers, c'est que plus le temps passait, plus il paraissait délicat pour nous de passer aux aveux. Le moindre faux pas pouvait nous coûter notre carrière, peut-être même nous valoir des ennuis avec la justice.
 
Si bien que ce n’est pas avant mars 2013 que le suédois de 50 ans, pris de remords et désireux de se faire enfin (re)connaître en son nom propre, tente de reprendre les rênes. Sans grand succès.

J’ai essayé, le monde en est témoin. Je suis sorti de l'ombre, je me suis affiché à visage découvert – autant que la sagesse me le permettait, en tout cas, considérant les circonstances. J’avais prévu un nouveau scénario pour combattre le mal par le mal et amener les fans à comprendre par eux-mêmes, à leur rythme, en douceur, mais l’ironie du sort a voulu qu’aucun d’eux ne veuille croire à mon existence. Comme le Comte Frankenstein du bouquin de Shelley, j'avais donné la vie à une aberration et elle m'avait volé la mienne. J'étais puni par là où nous avions pêché, et sans doute n’était-ce que justice. J’avais pourtant veillé à ne pas m’écarter de la ligne de conduite qu'on s’était donné au départ, j'ai toujours eu à coeur d'émailler le parcours de Kojima d'incohérences, contradictions et métaphores, comme autant d'indices et de pistes qui nous permettraient de reprendre la main quand cela deviendrait indispensable - cependant cela ne suffisait pas, je l’ai réalisé trop tard. Pour moi, des intitulés comme Snake Eater (un jeu de mot sur l’expression idiomatique « avaler des couleuvres ») ou Phantom Pain - qui s'avère être, ça n'a rien d'un hasard, l'homophone du très explicite Phantom Pen (« la plume qui n’existe pas ») - n’auraient pas dû prêter à confusion, seulement... dans l'intervalle, ce qui n’était au commencement qu’un petit arrangement avec la vérité avait pris une dimension telle qu’il aurait fallu plus que ce genre de tours de passe-passe pour nous tirer d'affaire.

La supercherie aurait encore eu de beaux jours devant elle si vos serviteurs n’avaient pas, bien malgré eux, intégré l’équation.

C’est en découvrant votre magazine qu’on a décidé de se retrouver tous les trois autour d'une table, comme au bon vieux temps, afin de mettre les choses à plat et de décider de la fin que nous allions donner à ce vaudeville ridicule. Sept ans avaient passé depuis notre dernière réunion, mais on est vite tombés d’accord : la comédie avait assez duré, il fallait que ça cesse - et tant pis pour les conséquences. Il y avait trop d’argent, trop de tension en jeu. Des gens biens, de vrais passionnés, des journalistes de premier ordre faisaient les frais de nos errements - comme en témoigne également le magnifique mook édité par Nintenboy, indispensable à toute bibliothèque de gamer chevronné. A chaque instant, ça pouvait mal tourner, et c’est la raison qui nous a poussés, ces dix sept derniers jours, à multiplier les dépêches à double-sens et les déclarations abracadabrantesques, propres à faire naître le doute au sein de votre rédaction comme chez vos lecteurs, de manière à atténuer le choc de la présente révélation. Ce qui nous conduit ici, et maintenant. L’histoire, nous l’avons commencé à trois. Mais c’est ensemble que nous la terminerons. Car elle vous appartient autant qu’à nous.

Les mots sont beaux. Les mots sont durs. Mais plus dure encore est, au fond, la certitude que ces mots-là sont vrais. Une page du grand livre des jeux vidéo se tourne et avec elle, une page de notre grand livre à nous. Le voile est soulevé, la fumée se dissipe. Nous étions aveugles et maintenant, nous voyons. Nous étions ignorants et maintenant, nous savons. Voilà que soudain, tout s’explique. Toutes les questions que nous n’osions pas nous poser ont trouvé leurs réponses – des réponses que nous aurions trouvées par nous-mêmes si seulement nous l’avions voulu. Comment Hideo Kojima pouvait-il tenir des jours, des semaines, voire des mois sans manger, ni boire, ni dormir, ni rêver, ni sourire, ni soulager le plus commun des besoins naturels ? Comment un mannequin de cire à son effigie avait-il pu usurper son identité pendant près de deux ans ? Comment son épouse dévouée avait-elle pu disparaître sans laisser de traces «comme si elle n’avait jamais existé » ? Comment, si peu de temps après ce drame, était-il parvenu à décrocher un rôle majeur à Hollywood, alors que le personnage n’avait jamais été incarné par un être humain ? Pourquoi, même, sa récente interview paraissait-elle truquée ? Pourquoi, encore, tant de fans dépités (le Gameblogger Vithia en tête) n'avaient-ils pas pu le rencontrer, le saluer ou ne serait-ce que l’entrapercevoir lors de sa venue à la Fnac Saint Lazare, en mars 2005 ? Et même, sur un plan plus trivial : comment pouvait-il toujours prodiguer des conseils aussi pertinents et aussi avisés ? Nous aurions dû comprendre plus tôt : toutes les pièces du puzzle étaient là, étalées sous nos yeux, mais nous nous efforcions de regarder ailleurs. La vérité importait peu, alors. Comme tant d’autres avant nous, nous souhaitions vivre notre rêve et ceci, peu importe le prix, quitte à nous bercer d’illusions. Sauf qu’aujourd’hui, à contrecoeur, les circonstances nous ont obligés à ouvrir les yeux. Aujourd’hui, nous sommes devenus adultes. Plus forts, sans doute. Peut-être un peu plus cyniques.

Mais bien décidés à rêver encore.