Ultime cadeau du Maître à son public, Le Vent se Lève ne manque pas de souffle et sait, en dépit d’un sujet qui ne s’y prêtait guère, imposer ça et là un humanisme et une poésie caractéristiques - au travers, notamment, de scènes oniriques sobres et du plus bel effet. Avec la finesse et la subtilité qu’on lui connaît, l'auteur aborde des thèmes durs, réalistes, sans plus les passer au tamis de son imaginaire - mais sans pour autant renoncer à son optimisme communicatif, même quand le récit vire au drame et quand l’horizon s’assombrit.

Or si ce grand écart inattendu ne manque pas de charme(s) ou d’audace, il met rapidement en lumière les limites intrinsèques de l’oeuvre, en ce sens que la légèreté de ton et l’indéfectible volonté de ne regarder le monde que par le côté soleil de la lorgnette délestent le propos de sa gravité, pour envelopper l'émotionnel dans du coton et rendre soutenable ce qui ne devrait pas l'être. Le sang, les larmes, les blessures, qu’elles soient de chair ou d’âme, sont écartées hors champ par l’emploi d’ellipses temporelles particulièrement astucieuses, mais qui tiennent hélas autant de l’atout que de la faiblesse structurelle. L’ensemble convoque des images fortes, rend compte de moments historiques charnières, seulement il n'explore rien en profondeur ; si bien que le spectateur en vient vite à se demander "à quoi bon ?", sans que le dénouement du film ne réponde à son questionnement.

Qu’il fasse état d’un douloureux traumatisme national, de conflits en maturation, de répressions policières de mauvaise augure, à trop vouloir tenir ses promesses biographiques (pourtant trahies à maintes reprises), le discours ne fait qu'effleurer la surface des problématiques autour desquelles il s’articule - celles-là même qu’il s'efforce de tenir à distance, préférant dérouler son fil dans le cadre rassurant d'une zone symbolique neutre où les actes sont sans conséquences, où tout est lumineux, où tout est innocent, où tout est pur, jusqu’à l'égoïsme le plus insoutenable ou au sacrifice le plus vain.

Dans son ultime tour de salle international, Miyazaki invite à emboîter le pas d’un ingénieur lunaire, enjoué, idéaliste, dont l’étonnante voix rauque contraste avec les traits d’enfant (au doublage, une surprise de taille : Hideaki Anno, à qui l’on doit Evangelion), mais ne s’autorise pas à porter de regard critique ou didactique tant sur les choix des individus que sur ceux de l'époque à laquelle ils sont nés. Comme à son habitude, il se fait témoin impartial, objectif, dépassionné, et laisse son public condamner ou absoudre à sa place sans privilégier une piste narrative plutôt qu'une autre, ni donner à l’essai une dimension qui serait plus qu’anecdotique. Hormis quelques doctes satisfaits de leur personne, nul n'oserait se prononcer avec certitude quant à la nature profonde de sa création. S’agit-il de mémoires, d’un portrait, d’une fable, d’une ode à dédiée aux rêves et à ceux qui les vivent sans retenue, d’une mise en garde contre la futilité des uns et la bêtise des autres, d’un hommage, d’un éloge, d’une critique, d’un pamphlet, d’une parabole ?

Le film se contente de donner à voir, il ne prend jamais position ; et ce silence d’auteur, hors des territoires féériques que ce dernier affectionne tant, se fait plus gênant et moins avisé qu’il n'était censé l'être, comme si Miyazaki cherchait à fuir les vérités qui le dérangent ou s’il occultait celles qui ne sont pas conformes à sa vision des choses – à l’instar d’un protagoniste autiste qui, pendant que le pays entier s’écroule autour de lui, ne peut songer qu’à concevoir carlingues et fuselages. 

Alors qu'il ne tenait qu’au réalisateur d’exploiter l’abondante matière première à sa disposition, celui-ci laisse les nombreux développements possibles graviter paresseusement en marge de son travail, en dessine les grandes lignes, en gribouille les silhouettes, mais ne se résout pas à les intégrer pour de bon. Placide, il dévide sa bobine sans s’occuper de savoir si, oui ou non, les faits présentent un intérêt scénaristique, dispersant son intrigue en tours, détours et rencontres inutiles. La plupart des évènements n’ont leur place à l’écran que parce qu’ils ont eu lieu, sans qu’il ne leur soit donné plus de sens ou de finalité (le voyage en Allemagne, pour ne citer que lui, n’apporte rien qui n’aurait pu être résumé en une seule réplique). Les personnages, pour la plupart, y apparaissent et disparaissent sans y laisser d’empreintes, au point qu’on se demande ce qu’ils venaient faire là ou quel était leur rôle.

Ainsi, ce qui aurait pu donner lieu à une réécriture moderne du mythe d’Icare, une parabole sur l’ambition, le rêve et l’obsession, une leçon de vie ou d’histoire, voire une mise en abyme du parcours de l’auteur, de ses regrets, de ses satisfactions, se réduit finalement à quelques plans en coupe, quelques morceaux choisis de la vie d'un individu, à équidistance entre fiction et réalisme, fantaisie et documentaire. Difficile, de surcroît, de s'émouvoir de succès et d’échecs techniques dont on ne peut mesurer ni l’avancée, ni l’enjeu - dans la mesure où le scénario se refuse à nous les expliquer. L’avion ne fonctionne pas, on ne nous dira pas pourquoi. L’avion fonctionne, on ne nous en dira pas plus. La persévérance, simplement. Bien. Et puis quoi ? L’amour, simplement. La maladie, simplement. La guerre, simplement. Tout est simple, tout est clair. Même quand tout finit mal, tout est bien qui finit au diapason, à la faveur d’une conclusion aussi élégante qu'ambigüe.

S’ajoutent à ces fausses notes un dessin plus sommaire que de coutume, doublé d’une animation pêchant parfois par amateurisme (un comble !), alimentant d’autant la perplexité d’un public qui, sans doute, espérait un baroud d’honneur à la hauteur de la réputation de l’homme. Par bonheur, les séquences d’exception ne manquent pas à l’appel et parviennent à faire oublier ces ratés incompréhensibles, tranfigurant par le talent cet ensemble pourtant imparfait. Car en dépit de ses nombreux défauts, que l’on ne s’y trompe pas : le Vent se Lève reste un beau film d'animation, noble, touchant, inspiré. Ce n’est qu’en sa qualité de film de Miyazaki qu’il peinera à convaincre.

Même en s’appliquant à faire preuve de bienveillance, impossible de ne pas penser que le père de Sheeta, Totoro et consors, s’est investi dans un projet qui ne lui correspondait pas, tant il fait des merveilles sur les segments qui relèvent de son champ de compétences - précisément ceux où le temps s’emballe et où le vent se lève - mais trébuche sur ceux qui les lient et qui sont supposés donner sa cohérence à l’oeuvre. Dernier film d’une légende, ce onzième long-métrage ressemble paradoxalement à celui d’un jeune premier : moins à une fin qu’à un recommencement, en somme. Avec tout ce que ça implique de courage, d’envie, de bonne foi et de tâtonnements.

En décidant de s’avancer hors des sentiers qu’il a battus jadis, le grand Hayao a pris les attentes de court et au lieu d’un bouquet final peuplé de créatures fantasmatiques aux sourires rayonnants, il propose l’exact opposé avec la fierté légitime de qui sait encore se mettre artistiquement en danger à 70 printemps passés.  Si malgré toute son expérience, il a beaucoup à apprendre dans ce registre qu'il découvre à peine, cette prise de risque suffit à forcer le respect, malgré un résultat en demi-teinte.
 
 
 
On ne sort du cinéma ni enchanté, ni dévasté.
 
Songeur, au mieux.
 Un peu ému, c’est vrai, et prêt à réfléchir - mais sans trop bien savoir à quoi.

 

 

Sortie française : mercredi 22 janvier.