Et c'est reparti pour un détour pour la fine, mais improbable équipe Verne-Doyle-Earhart. Détour par la France, excusez du peu, en langue originale dans le texte, à l'occasion de ce nouveau cycle orchestré de main de maître (chanteur) par le sinistre et fascinant Lord BlackFowl, lui-même flanqué de ses deux hommes de l'ombre, Rémi Guérin, Guillaume Lapeyre, tandem gagnant du Global manga bleu-blanc-rouge - qu'on soupçonne d'être les véritables cerveaux de cette affaire.

Sans même avoir pu fêter leur victoire à l'arrachée, nos héros reprennent du service à pleine vapeur - et tant pis pour les crises existentielles ou les révélations à encaisser, car il semble que le corbeau de mauvaise augure n'ait pas écrit son dernier mot. Nouveaux horizons, nouvelles perspectives, nouveaux alliés, nouveaux ennemis, les cartes sont redistribuées au désavantage de nos redresseurs de torts, alors qu'ils comprennent petit à petit qu'ils ne doivent pas leur succès passé au hasard, et encore moins à leurs talents de justiciers freelance. Le temps leur est compté, l'étau de la machination se resserre, les amis de jadis deviennent des adversaires, c'est à peine si les trois compères peuvent encore compter sur eux-mêmes alors que la menace du papier, elle, ne s'est jamais faite si pressante. Dans un monde où chaque phrase est susceptible de prendre vie, bien malin serait celui qui saurait encore distinguer créateurs et créatures. Ainsi les pièces, animées ou inanimées, se mettent-elles en place une à une tandis qu'à chaque nouveau coup de joué, en autant de coups de théâtre, le cours de la partie semble inéluctablement s'infléchir vers l'échec-et-mat fatidique.

 

 

Trois tomes marathon, à peine (si l'on peut dire), et on se surprend dès les premières pages de ce nouveau volet à retrouver la petite bande comme si elle faisait partie intégrante "de la famille ». Le narcissisme décomplexé de Jules, la maladresse d'Arthur, le caractère bulletproof d'Amélia, autant de traits tranchés - ni trop simplistes, ni trop complexes -, qui ont contribué à leur construire une personnalité, réplique après réplique, jusqu'à leur conférer plus d'authenticité qu'on ne l'aurait pensé possible de prime abord. Personne, ici, ne nous contredira : d'aventures en grande Aventure, Verne et ses compagnons (comme leurs antagonistes) ont su prendre leur place dans l’imaginaire de leurs lecteurs, avec une aisance et un naturel qui imposent le respect - tant pour les personnages eux-mêmes que pour ceux qui leur ont donné la vie.

 

 

 

On sait cependant, ou au moins on devine, combien il s'avère délicat pour une intrigue de rebondir après un climax en feu d'artifice, sans les "Oh !" et les "Ah !" qui en ponctuent chaque soubresaut pyrotechnique : à la nécessité de casser le rythme à son apogée s'ajoute celle de devoir relancer la machine comme au tout premier jour, mais sans bégayer pour autant. Transition difficile à opérer, qui aurait pu mettre à mal un tandem moins aguerri : par chance, celui-ci connait ses gammes sur le bout des doigts, et joue sa partition comme une bande-son de cinéma : l'ascendant du 7ème art n'a, en effet, jamais été si manifeste sur le plan structurel que dans ce nouvel opus haut en noir-et-blanc, qui vaut son pesant de jeux d'ombres.

 

 

 

Servi par un écrin graphique toujours aussi vif et nerveux - ceci, malgré une cadence de publication quasi-nippone -, le scénario sait qu'il lui faut changer la donne et s'y emploie généreusement, élevant les enjeux d'un cran sans oublier d'ajouter de nouvelles célébrités à sa galerie de seconds rôles - lesquels, à coup sûr, feront le bonheur des lecteurs lettrés. Il suffira aux plus sceptiques de jeter un oeil en arrière et de dresser la liste des précédents invités VIP  pour dissiper tout doute hypothétique : jamais le fan-service n'a eu autant de style ni été si jubilatoire, multipliant les références geekesques avec une passion communicative, au point d'aller jusqu'à flirter avec l'ex web-série la plus trépidante du marché.

 

Au nombre des atouts coup-de-coeur de ce thriller atypique, on ne manquera pas de s'arrêter, une fois encore, sur l'insolente beauté de ses décors Steampunks, dont la richesse et la précision architecturales ont de quoi laisser sans voix... au point que ces cadres foisonnants en arrivent par instants à voler la vedette à ceux qui les habitent, aussi charismatiques ou mystérieux soient-ils. Pas de mystère, ni de surprise pour les habitués : d’un point de vue esthétique, l'ensemble rivalise (toujours) sans difficultés avec les titres les plus réussis du moment, à commencer (excusez du peu) par le Dreamland de Reno Lemaire, ou par le Radiant de Tony Valente ... titres qui (est-il besoin de le rappeler?) tiennent actuellement tête aux plus illustres de leurs homologues japonais. Car les codes n'y sont pas seulement transposés au petit bonheur la chance mais compris, maîtrisés, ce qui évite à ces trois challengers d'être marqués d'une double lettre écarlate - comme dans "copie carbone". A ceci près, bien sûr, que City Hall va plus loin que ses condisciples en puisant l'inspiration à des sources multiples, hétérogènes, livrant une synthèse cohérente de ce qui séduit ses heureux parents de plume - sans qu'à aucun moment, le produit fini ne pâtisse de ce rendez-vous arrangé à la croisée des horizons.

 

Le dessin de Guillaume Lapeyre, notamment, ne manque pas d'emprunter aux comics ou à la bande dessinée européenne - lesquels, contre toute attente, s'enrichissent plutôt que de s'opposer, et confèrent une dimension plus universelle aux élans japonisants de son trait, aussi adapté à l'illustration qu'à la mise en images du kaléïdoscript signé par son frère siamois d'adoption.

 

 

 

En effet (et c'est fondamental !), la trame proposée par Rémi Guérin achève de creuser l'écart qui sépare l'oeuvre de sa concurrence, en ce sens qu’elle trace sa voie bien à elle, sans évoquer de prestigieux modèles ou se calquer avec méthode sur des contenus préexistants : oh oui, bien sûr, entre les phylactères, on devine l'influence positive de telle ou telle lecture, tel ou tel visionnage, mais celles-ci étoffent son travail sans jamais l'étouffer - ni jamais l'empêcher d'emprunter ses propres chemins ou de suivre sa propre logique. Ce qui n'est pas rien. Pour la première fois de l'histoire du Global Manga (et, souhaitons-le, pas la dernière), un auteur met le doigt sur le défaut majeur de ces créations qui, pourtant, ne sont pas dénuées de qualités - pour ne s'en jouer qu'avec plus d'élégance.

Comprendre par-là que si ce City Hall tient ouvertement du manga de par son approche de la mise en scène, ses jalons visuels, son format et son rythme de parution, force est de constater que son récit conviendrait tout autant au cadre plus cérébral des BD franco-belges, avec tout ce que ça implique d'originalité et de soin apporté à l'écriture... ce qui, accessoirement, donne à cette quadrilogie temporaire une fraîcheur et un ton bien de chez nous que n'ont pas ses rivaux - comme quoi la profondeur de champ n'est pas qu'affaires de perspectives. Savoir s'approprier des outils formels à l'intérêt avéré, et se défaire de l'accessoire pour ne retenir que ce qui, dans chaque approche du neuvième art, constitue un atout de premier ordre, voilà qui vous pose un faiseur d'histoires, un vrai, dont on devra prendre de la graine (car n'en déplaise aux otakus, en matière de belles lettres, nos bulles restent qualitativement inégalées). Pour toutes ces raisons (imparables, convenons-en) et tellement d'autres encore, cet outsider n'apparaît pas seulement comme un divertissement de luxe, drôle, spirituel et parfaitement exécuté, mais aussi (voire surtout) comme ce vers quoi le Global Manga devrait tendre, et ceci à tous points de vue.

 

 

Le succès fulgurant de la série, l'immense capital sympathie dont elle bénéficie auprès du grand public (capital auquel l'humour et la gentillesse des deux comparses ne sont pas étrangers), ses nombreuses récompenses et ses dédicaces à guichet fermé ont ouvert une brèche dans les politiques éditoriales frileuses qui avaient cours depuis quelques années dans l'hexagone, démontrant qu’il est parfaitement possible de proposer de l’excellent manga « à la française », sans avoir à y sacrifier notre identité culturelle, au lieu de nous contenter d'imiter mécaniquement ce qui se pratique de l'autre côté de la mer. Espérons qu’ils seront nombreux (et nombreuses !) à s’y engouffrer, et que les travaux de cette qualité seront appelés à se multiplier dans un avenir proche.

 

 

 

Que City Hall devienne la norme, plutôt que l’exception, ainsi que le mètre étalon à l'aune duquel on jugera l'avenir de cette production, c’est tout le mal (mérité) qu’on lui souhaite. Dans l’attente, on se régalera de ce volume aussi prodigue en rebondissements que les précédents, non sans attendre impatiemment la sortie du prochain, ni déjà rêver du suivant, comme de celui qui le suivra encore , comme de tout autre éventuel goodie, mug, sticker ou figurine qui, à coup sûr, feraient le bonheur des fans de la première heure . Lesquels ne pourront pas mieux commencer l'année qu'en se laissant séduire par le magnifique coffret collector dédié au premier cycle (en version "couverture alternative", s'il vous plaît !), le set d'affiches 40x60cm, le notebook illustré, voire même le chapitre cross-over - à découvrir dans le coffret DVD de la (plus que réjouissante) saison 3 du Visiteur du Futur. Ce qui, avouez-le, tombe plutôt bien, puisque vous ne saviez pas comment dilapider vos étrennes et vous apprêtiez à commettre l'irréparable : acheter Beyond Two Souls.

 

Mais ça, c'était avant.

 

 

 

Pour ma part, en me relisant pour la première fois à un an et demi d'intervalle, je réalise que je n'ai fait que répéter ici ce que j'avais déjà rédigé là, ce qui a au moins le mérite de démontrer objectivement la belle constance créative qui caractérise nos "bakumaneux" made in france. Et comprenne qui pourra, je ne suis plus à ça près.

 

 

Souvenir "Jules Verne Style, le regard tourné vers l'avenir" d'une belle rencontre à la Japan Expo, en compagnie des illustres Vithia, Ryuukusan et Snake_in_a_Box. Malgré la fatigue cumulée par les auteurs (et je pense m'exprimer en nos quatre pseudonymes), le moment fut  aussi humainement généreux que mémorable, dans ses échanges comme ses "sorties de pistes" (avec, en guise de point culminant, l'instant quasi-fatal où ledit Vithia a suggéré à Guillaume Lapeyre  de lui dessiner, plutôt qu'un de ses personnages, "une femme à poil sur un dragon", manquant d'y laisser quelques dents pour satisfaire aux intransigeantes exigences de l'échange équivalent)... 

 

 *

 

En guise de remerciements tardifs, donc, et pour éviter un nouveau désastre graphique propre à réconcilier le monde avec les expérimentations avant-gardistes de Masami Kurumada - et je le prouve : 

- j'ai cette fois-ci opté pour le fan-art sans image ni trompettes, tout en (f)rimes et en jeux de mots, de manière à livrer au plus près du fond de moi-même la vision que j'ai du grand, du beau, de l'inimitable Lord Black Fowl. Un modèle et un guide, pour moi.

 

Je suis la nuit,

Tu sais,

J’ai mis du baume à rêves

Sur mes plus beaux cauchemars,

Du vide dans mes regards,

La voie lactée aux fers,

Mon univers au pas

Et un masque sur mes traits,

Livides,

Mi harpie, mi tarasque,

Pour en voiler l'éclat

Blafard,

Comme une lame de poignard,

En soleil inversé et versets indécents à en perdre le sommeil

Pour répéter la scène,

Obscène

- Sans fards et cent fardeaux -

Que tu vas me jouer tantôt.

 

Tantôt, bientôt, bien tard, trop tard.

Il sera bien trop tard quand tu entendras résonner

Mes souliers de métal et de charbons ardents,

Météores et tisons,

Astres et désastres,

Morts et visions,

Visages,

Mirages et miradors

Pris dans les toiles au bout de mon pinceau.

 

Je suis la nuit, c’est vrai,

Dont chaque heure est un glas sonné en ton honneur

En ton horreur, douze fois,

Douze coups plutôt que trois

Et plus glacé que ça, tu meurs

D'effroi ou de désespérance,

Douze coups et puis s'en va,

Sans vivas et sans révérences,

Car si je tombe,

Car quand je tombe,

Crois-moi,

C'est en juge,

En rideau,

Couperet sans rappel en premier coup de pelle

Pour creuser ton tombeau.

 

A moi ta vie, à toi les vers, alors,

Et ma plume de corbeau sur l’encre d'un ciel en deuil,

A l'envers d'un endroit dont on franchit le seuil

Sur une poignée de mots.

Or des maux,

Crois-m’en,

J’en ai plus qu’il n’en faut pour troubler ton repos

- Fut-il éternel ou volé au temps

Entre deux jours de veille.

 

Hommes, femmes, enfants, qu'importe !

Coupables ou innocents, que le diable vous emporte

Corps et âme à merci, à jamais redevables,

Dans le gouffre insondable, dans les fers et le souffre,

L'enfer en filigrane où souffrent les fantômes.

 

Sans fleurs, sans pleurs et rien que des reproches,

Qu'on frémisse à chaque cri ou à chaque son de cloche

Avec un incendie pour horizon funèbre

Et en guise de linceul : le charbon des ténèbres.

 

Autant pour vos vices et vos filles,

Autant pour vos pairs et vos mères,

Autant pour vos serments,

Autant pour vos "je t'aime",

Autant pour vos serpents et pour vos anathèmes,

Vos jurons valent pour moi autant que vos prières,

Et dans vos damnations, j'entends des Notre Père.

 

Hordes de cuistres,

Sinistres sires,

Des ires et des caprices : vos désirs font désordre.

Sous vos ponts de soupirs, vos rues pavées de sang

Font rimer la justice avec les représailles,

Entailles et maléfices,

Sacrifices et Entrailles,

Tandis que vos sujets, vos dévots innocents, vos vertueux ouailles

Applaudissent des tueurs, sanctifient des milices, déifient des bourreaux

Dont ils envient la place,

Aspirant à porter eux-mêmes le coup de grâce

A la lie incivile, à cette plèbe impolie, insolente et vulgaire,

Qui ne plie pas genoux où ils se font serviles

Et ne se contente pas de marcher dans leurs traces.

 

Ni la fièvre, ni la fiente,

Ni la faim, ni la soif,

Jamais ne me tenaillent

- Pas plus que les questions ou les cas de consciences

Ne hantent mes silences ;

Et il faudrait beaucoup pour que mon doigt se pique

Au rouet priapique de la curiosité.

Nulle foi à épouser, nulle cause à embrasser et nul bouquet de ronces :

Les belles dans leurs couvents et leurs cheveux sous coiffe ont valeur de réponses

Pour les bêtes aux abois dont je suis le phénix,

Renards, hermines, requins, chimères,

Hussards, vauriens, voleurs, vermines,

Félons, menteurs, escrocs, prestidigitateurs,

Affables légions animalières embarquées sur le Styx

Dans une arche de Noé dont je suis le Caron,

Prêts à troquer larcins, festins, fortunes, rancunes et trophées improbables

Contre le dernier baiser d'un conte de fées d'hiver.

 

Comme l’ange qui pousse à la vengeance,

Comme la mort qui ronge le remord,

Comme la haine dont naît l'ennemi,

Du sommet de la tour de Londres,

Sous la lune rousse,

En cet instant de grâce

Je suis venu en ombre

Pour toi qui, dans tes oeuvres,

Confonds le factice et le vrai,

Le mérite et l'engeance

- Afin que mon destin, par ta chair, s'accomplisse.

Et quel délice, soyons honnête,

Ma petite marionnette,

Que de te contempler du haut de quarante siècles

De légendes et de mythes,

Toi, si chétive,

Toi, si fragile,

Empêtrée dans des fils que j'agite à ma guise

Pour que tu te soumettes, ou pour que tu t'épuises,

Jusqu'à me faire offrande à ton initiative

De tes atours charnels, sacrifiés sur l'autel

De mon temple cendres et rouille,

Ta dépouille scarifiée léguée aux cafards et aux mites.

 

Etre et ne pas être,

Tu vois,

N'en déplaise à Hamlet,

Ces fadaises-là ne prêtent pas à débat ;

Aussi me présenté-je à toi en spectre,

Somnambule,

Noctambule,

Funambule,

Sans mitre, ni sceptre, ni auréole,

Ni livre pailleté d'or, ni dénouement heureux, ni voix à tes chapitres,

Sans trône et sans couronne, Arthur de pacotille, Auguste de sa personne,

Pitre en guenilles,

Vêtu de guêtres taillées sur démesure,

Ou pantalons bouffants de bouffon pantelant,

Les pieds encrés au sol,

Livré au bon vouloir des déments et des dieux

Avec la Création pour triste camisole.

 

De mémoire de fantôme : la nuit pour seul miroir, brisé en dix milliards

De reflets imparfaits,

En firmament infirme, en portrait lacunaire

- Intimités lunaires et kaléidoscopes presque à portée de main,

A ne savoir qu'en faire,

Jusqu'au petit matin,

Mais trop peu de consolations.

Pour seule constellation :

Le chaos mis en tropes d'un trou noir incarné dans le plus inhumain des hommes

Avec, encore,

Battant à l'unisson au coeur du maelstrom,

Mes deux ailes déployées en deux « l » déliés sur une feuille de papier plié

Pour animer d'un souffle tant l'être que l'enveloppe,

Mimer ce que tu es jusqu'à le devenir

Et aller me glisser dans tes pantoufles d'un soir

Sans qu'à aucun de mes principes

Jamais je ne déroge.

 

Terminés les coulisses, les scripts ou les prompteurs ;

Mon avenir, dès lors, sera aux premières loges

De ce théâtre dénaturé, cette crypte à ciel ouvert

Où les gisants futurs applaudissent à tout rompre

L'acteur improvisé qui, dans un dernier acte

De rage ou de miséricorde,

Les pendra à une corde ou les battra comme plâtre,

Mettant un point final,

Dans une dernière tirade drôle jusqu'au désespoir,

Aux farces grand-guignolesques, aux frasques et aux carnages

Qui jalonnent votre Histoire depuis son premier âge

- Et avec elles, dans un triomphant coup de gomme,

Une rature salutaire,

A l'incestueuse hypocrisie qui veut que les hommes soient tous frères,

Cette grotesque pantomime qui fait de grandeur et de décadence deux odieux antonymes.