Pour savoir si les fanfictions de Wakfu relèvent de la littérature, il s'agit comme on l'a vu plus haut de fictions textuelles conçues sur ordinateur et majoritairement lisibles sur Internet, il convient de regarder dans un premier temps ce qui fonde ce que l'on va nommer la « littérature propriétaire ». En effet, on ne peut se contenter de parler de « littérature » ou de « littérature traditionnelle » puisque l'ensemble de la littérature ne fonctionne pas sur le modèle que l'on connaît aujourd'hui. La littérature antique et médiévale ne connaissent pas réellement la notion d'auteur ou de propriété intellectuelle. Comme cette étude sera une étude comparative entre les fanfictions et la littérature telle qu'on l'a connaît, on parlera donc pour cette dernière de « littérature propriétaire ». Pour une première approche, on s'attardera sur la question de la forme et du fond, premiers éléments constatables, afin de voir si les productions des fans se rapprochent ou non, à ces niveaux-là, des écrits de la littérature propriétaire.

I) Les formes des fanfictions

A) Les fanfictions des univers textuels

En se référant aux ouvrages retraçant l'histoire des fanfictions, comme Bold Writing : A Trekker fan and zine history de Joan Marie Verba, on se rend compte que les premières fanfictions furent exclusivement textuelles. Rien que du texte, publié dans divers fanzines consacrés à des séries comme Star Trek. On peut expliquer cette exclusivité d'un média par l'aspect économique. En effet, les fanzines sont majoritairement des réalisations amateures, sans vrais moyens financiers. La fiction textuelle s'impose facilement lorsqu'il s'agit d'éditer et de publier une revue bon marché.

Seulement, malgré des prémices exclusivement textuelles, peut-on affirmer qu'une fanfiction doit être exclusivement textuelle ? N'existe-t-il pas une relation d'influence (au niveau de la forme) entre l'univers aimé et la fiction qui célèbre cet univers ? Pour ce qui est des fanfictions de Wakfu, le fait que cet univers soit pluri-médiatique (jeux vidéo, dessin animé, bandes dessinées, etc.) pousse-t-il les fanfiqueurs (créateurs de fanfictions) vers des créations incorporant divers médias ? En d'autres termes, un univers transmédia provoque-t-il des fanfictions multimédia ou cette forme de création, la fanfiction, garde-t-elle son exclusivité du texte, résultat d'une tradition plus que d'une codification théorique ou d'une définition rigoureuse ?

Pour tenter de répondre à ces interrogations, il semble pertinent de se pencher sur les formes observables dans des fanfictions se basant sur des œuvres issues de médias variés. On se penchera tout d'abord sur les fanfictions de deux univers populaires qui ont comme point commun d'être originellement textuels : Twilight et Harry Potter.


Même si ces univers ont bénéficié d'adaptations au cinéma, par exemple, il ne s'agit que de déclinaisons ou plutôt d'adaptations. L'idée n'est pas pour J.K. Rowling, la créatrice du jeune sorcier, de créer un univers transmédia où chaque média développe une partie du monde imaginaire de Poudlard, de même pour Stephenie Meyer et ses vampires. La base reste les romans qui furent, du fait d'un succès d'édition colossal, déclinés sur divers médias. Les produits dérivés viennent après le succès du livre, alors que pour Wakfu les produits dérivésinterviennent en parallèle du jeu en ligne pour exploiter les possibilités du monde créé.

Pour observer la forme des fanfictions émanant de créations originellement textuelles, on se bornera au site le plus populaire en matière de fanfictions : https://www.fanfiction.net. Twilight[1] et Harry Potter[2] ont leur propre page. Comme il serait fastidieux de consulter tous les résultats, on se contentera de regarder les cinq premières pages afin de dégager des tendances formelles.

Le résultat est identique pour les deux univers. On ne trouve aucune image dans tous ces résultats. La tendance originelle décrite plus haut se confirme. Mais cette tendance lourde est-elle le fait du site fanfiction.net ? Sur d'autres sites, comme des blogs dédiés aux univers étudiés, constate-t-on une même domination du texte ?

Prenons le cas d'Harry Potter[3] pour commencer. Sur un site populaire dédié aux fanfictions d'Harry Potter, hpfanfiction.org, on ne trouve quasiment que du texte pour les fanfictions des cinq premières pages. Pourtant, une différence par rapport à fanfiction.net se dessine. Quelques montages photographiques sont utilisés pour certains écrits. Ces images sont rares, une par fanfiction en moyenne, et n'apparaissent la plupart du temps qu'au début du récit. Elles n'apportent rien à la narration, rien au récit et se contentent d'agir comme des publicités. Le but est d'attirer le regard, d'amener le visiteur à cliquer sur le lien permettant de lire la suite du texte. D'ailleurs, dès que le lecteur clique sur une fanfiction de hpfanfiction.org, il ne voit plus que le texte. Il y a donc une séparation nette entre l'image (publicitaire) et le texte (la création).

On retrouve la même segmentation, donc le même statut conféré aux différents médias (texte et image) pour la série Twilight. En parcourant d'autres sites Internet consacrés aux fanfictions de la série[4], on retrouve ce principe du montage photographique positionné avant le texte.

B) Les fanfictions des univers graphiques

Après de telles recherches, on peut dégager deux fonctions concernantl'utilisation d'images dans les fanfictions : attirer le lecteur pour qu'il lise la suite du texte (l'image est souvent accompagnée d'un extrait de la fanfiction, une amorce) et signer son œuvre.En effet, ces montages sont parfois l'occasion pour le fanfiqueur de signer de son nom d'auteur. Néanmoins, l'image (donc l'incursion d'un autre média dans le texte) n'apporte rien à la démarche créative de la fanfiction. En est-il de même pour des fanfictions dont l'univers cadre n'est pas originellement lié au texte mais à l'image, comme une bande dessinée ou un manga ?

L'exemple de Naruto semble idéal pour cette étude. Naruto est un manga à l'origine, qui a donné lieu à divers produits dérivés (dessin animé, jeux vidéo, etc.) et reste très populaire au niveau de la production de fanfictions.


Reproduisons pour commencer le même processus que précédemment, autrement dit une recherche préalable sur fanfiction.net[5]. En parcourant les cinq premières pages des fanfictions tirées de l'univers Naruto, on ne retrouve, comme auparavant, que du texte. Pas l'ombre d'une image ou d'un dessin. Ce qui est étonnant pour une œuvre originellement visuelle.

Si on consulte d'autres sites, génériques (des fanfictions issues de tous les univers avec fanf-fic.net[6], version francophone de fanfiction.net) et spécifiques (wonaruto.com[7]), on constate que les résultats sont strictement identiques. On retrouve du texte mais jamais d'images. Ainsi, en dépit d'un univers usant massivement de l'image, la fanfiction semble tracer sa propre route, celle d'une création exclusivement textuelle n'admettant que de manière sporadique et arbitraire d'autres médias. Même si la définition de la fanfiction laisse place, comme on l'a vu lors du développement préalable, à une création sans réelle contrainte formelle, dans les faits on observe cette tendance lourde d'un usage exclusif du texte. Qu'en est-il de Wakfu, œuvre transmédia ? Il ne s'agit plus, comme précédemment, d'une œuvre originelle affiliée à un média précis mais un monde imaginaire alimenté par divers médias.

C) Les fanfictions d'un univers transmédia (le cas Wakfu)

Pour cette recherche, on se contentera de regarder les résultats des fanfictions publiées sur le site officiel Wakfu, plus précisément le forum et sa partie dédiée aux fanfictions[8]. Ce choix est motivé par le fait que ce lieu de publication comporte le plus grand nombre de fanfictions liées à l'univers de Wakfu et nourrit bien des échanges au quotidien.

On se basera encore une fois sur les résultats des cinq premières pages des fanfictions publiées. On découvre plusieurs cas où se conjuguent les médias. On note par exemple des échanges entre l'auteur et les lecteurs, après publication d'une partie du récit, conduisant à la création d'images (des dessins de différents styles). Par exemple, dans la fanfiction Menestrels en actions[9], on relève un recensement de poèmes en acrostiche, exercices exclusivement textuels à l'origine, à partir du nom de joueurs faisant du rôle-play dans Wakfu. On abordera plus en détail le rôle-play plus tard dans cette première partie.

Dans les différentes réponses, on trouve le joueur AlbynnB qui a rédigé des poèmes dont un sur la joueuse Deora. Cette dernière le remercie, « un poème en mon nom ? Je te le revaudrai avec ma plume l'ami, en m'inspirant de tes songes, pour créer une nouvelle lune ! », quelques réponses plus loin Deora poste un dessin à l'aquarelle en annonçant « comme promis, une création au clair de lune »[10]. Ce cas d'échanges amenant à une création visuelle reste néanmoins exceptionnel dans cette partie du forum dédiée aux fanfictions. De plus, il ne s'agit que  d'une création arrivant après le texte, dans le but de l'illustrer. En aucun cas, il n'y a là une fanfiction qui se rapprocherait d'un art total, conjuguant le texte et l'image.

Au fil de ces échanges, certains lecteurs, aimant la fanfiction, peuvent se proposer pour dessiner des personnages. C'est le cas de Tatii-Mimii pour la fanfiction Wakfu : l'histoire parallèle[11]. Cette dernière écrit à l'auteur, « Si tu es d'accord, je pourrais te faire un fan-art [autrement dit un dessin de fan] de ta fanfiction mais il faudrait que tu me fasses un descriptif des personnages principaux ». Parfois, ce sont les auteurs eux-mêmes qui décident de proposer un dessin lié à leur création. C'est le cas avec la fanfiction Histoire d'un homme (presque) ordinaire[12] où l'auteur, Muledecogere, propose une illustration de son personnage. Là encore, l'intervention d'un autre média se fait après la publication du texte et n'a pour fonction que d'illustrer le texte.

Autre cas de figure, se rapprochant de ce que l'on a pu voir avec les fanfictions Harry Potter ou Twilight : certains fanfiqueurs s'amusent à dessiner, ou à créer des montages photographiques par ordinateur, pour annoncer leur fanfiction. L'usage est là encore publicitaire. C'est le cas de Wakfu : une histoire parallèle[13]. D'ailleurs, cette fanfiction est une vraie exception. Alors que, dans les cas de figure décrits plus haut, il ne s'agissait que d'illustrer du texte, de manière sporadique, ici il s'agit d'utiliser le dessin avec une grande régularité. Un peu comme les romans illustrés de Jules Verne, où les illustrations sont nombreuses et apparaissent à cadence régulière. Pour cette fanfiction, on dénombre un dessin pour chaque chapitre (environ une ou deux pages). Pourtant, malgré cet exemple, on est bien forcé de constater que la tendance lourde pour la création d'une fanfiction demeure l'utilisation exclusive du texte. Le fait que Wakfu soit une création transmédia ne semble pas changer grand-chose.

Il semble clair que les fanfiqueurs s'en tiennent à la forme originelle de la fanfiction, par tradition plus que par respect d'une codification rigoureuse. Les fans-créateurs (expression pour distinguer les dessinateurs des auteurs de fictions textuelles : les fanfiqueurs) cloisonnent leurs créations. Le forum de Wakfu démontre parfaitement cela par son architecture. La partie du forum dédiée à la communauté, et plus précisément au « fan-media » (donc aux créations de fans), comporte plusieurs rubriques comme « fan-fictions », « fan-videos », « fan-arts », « fan-classes ». Cette segmentation empêche, en tous les cas pour le site officiel de Wakfu, une réelle hybridation des médias pour les fanfictions. Si quelques cas existent, ces exemples restent anecdotiques et l'utilisation d'un autre média que le texte est le plus souvent gratuite.

Une question demeure par rapport à la forme des fanfictions : pourquoi n'utiliser que le texte alors que l'univers d'inspiration est hybride ? Pourquoi l'exclusivité d'un média alors que l'on constate une démocratisation des divers arts (logiciels gratuits permettant d'effectuer des montages vidéos, du dessin sur ordinateur, etc.) ? Une hypothèse peut être avancée.

L'argument économique, selon lequel les logiciels de création ou de retouche photographique seraient trop onéreux, ne tient pas longtemps. Il existe en effet des logiciels gratuits comme Gimp pouvant pallier l'absence de Photoshop (la référence en la matière). Le critère qui semble le plus pertinent, et qui conduit les fans à choisir de préférence l'écrit, c'est probablement le temps et la nécessité d'une formation. Ecrire une fiction textuelle prend certes du temps mais beaucoup moins que la réalisation d'un dessin ou d'une vidéo. Il est possible de fragmenter un texte de fiction pour le publier en plusieurs parties, ce que font beaucoup de fanfiqueurs, il est plus délicat de faire de même avec les autres créations évoquées plus haut. Sans compter le temps qu'il faut pour maîtriser l'outil graphique, en suivant des dizaines de tutoriels pour acquérir des techniques. D'une certaine manière, il est plus facile d'écrire que de dessiner.

Seulement, même si les fanfictions restent majoritairement textuelles, il ne faudrait pas conclure trop vite à l'impossibilité d'une hybridation des médias dans les créations des fans. Il convient alors d'étudier les fictions de fans, avec une base textuelle, qui ne se définissent pas strictement comme des fanfictions. Une rubrique, sur le forum officiel de Wakfu, attire particulièrement notre attention. Il s'agit des fan-classes.

Exemple de fan-classe

Les fan-classes[14] sont publiées dans la partie « fan-media » du forum officiel de Wakfu mais ont leur propre sous-rubrique, à côté de celle consacrée aux fanfictions. De plus, ces écrits ne sont pas nommés « fanfictions » par les auteurs. On parle de « fan-classe » lorsqu'il s'agit d'inventer une classe de personnage (un type de personnage qu'on retrouvera dans le jeu, une « race » pour reprendre un terme utilisé par les joueurs eux-mêmes) avec un arrière-plan (une histoire que l'on appelle background), des caractéristiques (physiques, magiques, etc.).

Les fan-classes ne sont pas de fanfictions mais ont encore une base textuelle importante. Les classes décrites par les joueurs n'existent pas dans le jeu, elles sont le produit de leur imagination. On pourrait d'ailleurs, mais cela serait l'objet d'un autre mémoire, s'interroger sur ce besoin des fans de créer leurs propres histoires dans un univers qui possède ses propres mythes fondateurs. Est-ce le plaisir du dire, la gloire recherchée ? De telles interrogations mériteraient une étude à part entière si tant est que ces études ne soient pas trop denses, à la limite de l'insondable.

En analysant une fois encore les résultats des cinq premières pages, on observe que ce type de fiction semble aller plus loin dans l'hybridation des médias que les fanfictions. En effet, il est courant de constater un mélange de texte, évoquant tour à tour l'histoire du peuple imaginé puis l'histoire personnelle de quelques personnages, et quelques images représentant le peuple précédemment évoqué par l'écrit.

Alors que l'incursion d'images est rare dans les fanfictions, comme on a pu le constater précédemment, on relève un usage soutenu de cette hybridation pour les fan-classes. D'ailleurs, les échanges ne manquent pas, comme on peut le voir avec L'Alchimie de Rixilia[15], où un lecteur, KuraKira, propose sa propre vision de la classe évoquée. Pourquoi un usage plus soutenu de l'image et donc d'une hybridation des médias pour ce type de création ? Probablement parce que la fan-classe sous-tend une utilisation de l'image. Il s'agit d'imaginer une classe, un peuple, il faut donc faciliter la projection d'un tel imaginaire s'intégrant à Wakfu. Les fanfictions inventent aussi mais le plus souvent en reprenant des éléments connus (classes de personnages jouables dans le jeu, personnages du dessin animé, etc.)

En parcourant les cinq premières pages de résultat des fan-classes, on constate une grande variété dans l'hybridation des médias. Tout d'abord, les auteurs, et les commentateurs, usent de différentes techniques picturales (feutre[16], crayon à papier[17], crayons de couleur[18], ordinateur[19])pour représenter les peuples inventés.

A côté de ces techniques, c'est également une variété de styles graphiques que l'on découvre. Certaines œuvres sont réalistes, d'autres enfantines, etc. Il ne s'agit ici que de dessins mais d'autres créations picturales existent, on trouve aussi bien des dessins fixes qu'animés (au format .gif). Dans certaines communautés, ce qui n'est pas le cas pour Wakfu, les fans imaginent des machinimas (des films créés à partir des moteurs de jeux vidéo).

Le plus important à propos de cette question demeure la nature de cette hybridation. Trouve-t-on dans cette hybridation un art total où l'image et le texte ont une place égale et développent entre eux des échanges riches ? En se rapportant aux exemples rencontrés, on peut répondre que cette hybridation est plus courante que pour une fanfiction mais demeure assez pauvre au niveau des relations entre les médias utilisés.

En effet, il s'agit le plus souvent d'illustrer une classe, un héros. Point de narration conjointe, à la manière d'un roman graphique ou d'une bande dessinée. On observe comme une segmentation entre le texte et l'image qui arrive, après le plus souvent, pour illustrer le texte. Une chose est certaine, on ne peut plus parler dans de tels cas de « fanfiqueur » ou de « fanfiction ». C'est un fan qui devient créateur, sa création est hybride (textuelle et visuelle) et conduit à des échanges créatifs entre lui et ses lecteurs.

Les fan-classes ont une place à part dans la production fictionnelle, avec une base textuelle, des fans. Pour reprendre les sous-rubriques de la partie « fan-media » du forum officiel de Wakfu, il ne s'agit ni de fan-fictions (majoritairement textuelles), ni de fan-vidéos (essentiellement visuelles puisqu'il s'agit de vidéos), ni de fan-arts (des dessins donc essentiellement visuels) mais de créations hybrides où le texte tient une part plus ou moins importante par rapport aux autres médias convoqués. Doit-on en conclure que l'hybridation des médias pour le cas des fictions de fans, avec une base textuelle, de fans reste rare et cantonnée aux fan-classes ? Ce serait être un peu rapide.

En effet, le forum officiel de Wakfu regorge de productions fictionnelles de fans qui ne se rangent pas sous l'étiquette « fan-fiction » voire, plus largement, dans la partie dédiée aux créations de fans : l'espace « fan-media ». Cela peut sembler étonnant mais au fond la marge de manœuvre des fans pour la création de fictions est presque infinie.

Il est possible, pour quasiment chaque sujet et donc chaque type de discussion, de créer une fiction. Qu'est-ce qui pourrait empêcher un auteur de créer une fiction pour fixer un événement de rôle-play à venir (à la place d'un classique « Rendez-vous à telle heure pour... ») ? Ou d'imaginer une fiction à partir d'un sujet traitant de la politique dans Wakfu ? Le joueur-auteur peut choisir de traiter des sujets a priori strictement informationnels comme des fictions.

Il serait vain de vouloir lister toutes ces formes de fiction puisque potentiellement tout message peut être fictionnel. En recherchant dans diverses catégories du forum officiel de Wakfu, comme les messages politiques, et en utilisant des mots clés prédéfinis (« hybridation », « art total », « texte », « image », « bande dessinée, « roman graphique », etc.), on ne trouve que de rares cas d'hybridations poussées.

Même si l'univers de Wakfu est un univers transmédia, on relève le plus souvent dans les fictions de fans une grande segmentation au niveau de l'utilisation des médias et donc de la forme des productions. Les fans touchent à de nombreux domaines artistiques pour nourrir l'univers aimé mais ne pensent, ne veulent ou ne peuvent pas concevoir de créations se rapprochant de l'art total. Ainsi, du point de vue formel, les fanfictions sont très proches de la littérature propriétaire, un média exclusivement textuel. Mais qu'en est-il du contenu de ces fictions ? Les fanfictions se rattachent-elles à des genres littéraires éprouvés ou innovent-elles sur ce plan-là ? Pour répondre à cette question, on étudiera en détail les genres littéraires auxquels se rattachent les fanfictions.

II)Les fanfictions et les genres littéraires

Les fanfictions de Wakfu usent quasi uniquement du texte, comme les récits rattachés à la littérature propriétaire. Mais qu'en est-il du contenu ? Les fanfictions s'insèrent-elles dans des genres littéraires connus ou imaginent-elles de nouvelles poétiques ?

Même si la question du genre en littérature conduit à bien des débats, il n'en demeure pas moins qu'affirmer ces normes permet de regrouper des œuvres qui présentent des points communs. Les genres facilitent ainsi le travail de classification et de création. On peut délibérément écrire une fiction se rattachant à un genre précis, ou partir de genres existants pour les transcender. Les genres permettent également l'élaboration de premières remarques sur le contenu de fictions.

Pour mener à bien cette étude des contenus des fanfictions, on se basera pour une grande partie sur des recherches effectuées sur le forum officiel de Wakfu. Les questions qui découlent d'une telle approche sont les suivantes : quels genres sont utilisés par les fanfiqueurs ? Ces utilisations sont-elles conscientes ? Constate-t-on une utilisation de genres existants ou une volonté de transcender ces schémas et d'en inventer de nouveaux ?

A) Le genre littéraire de l'univers Wakfu

Avant de scruter les fanfictions relevées par nos recherches, il semble important de s'interroger en premier sur le genre auquel se rapporte l'univers de Wakfu. Comme les fanfiqueurs écrivent sur leur univers favori, le genre de l'univers aimé peut avoir, a priori, une influence sur le choix d'un genre pour l'écriture d'une fanfiction.

Tout d'abord, l'éditeur lui-même, Ankama, rattache sa série, mais pas de manière rigoureuse (l'expresion « autour de » a son importance), à l'heroic fantasy[20], donc un dérivé de la famille fantasy qui serait un genre littéraire à part entière. En effet, on retrouve dans la fantasy les trois présupposés nécessaires à la constitution d'un genre qu'avance Yves Stalloni dans Les Genres littéraires[21].


Autrement dit, l'idée de norme (« la catégorie générique prédétermine le contenu des productions qui en relèvent »), l'idée de nombre (« Pour avoir un genre, il faut la réunion, sur des critères de ressemblance, d'éléments individuels pris en nombre indéfini mais nombreux ») et de hiérarchie. Justement par rapport à cette idée de hiérarchie, on trouve au 1er niveau l'espèce puis des divisions comme les familles, les classes, etc. La fantasy serait ainsi l'espèce et l'heroic fantasy une famille possible.

Approfondissons un peu plus cette question de la fantasy. En se référant à La Fantasy de Jacques Badou, dans la collection Que sais-je ?[22] de l'éditeur PUF, on peut commencer par donner une première définition de la fantasy. Michal Moorcock, répondant à la question « Qu'est-ce que la fantasy ? » affirme : « C'est bien sûr, un large territoire, mais il est, d'autre part, assez facile à définir. La fantasy est formée de fictions qui ont relation au fantastique, qui dépassent le cadre de l'expérience humaine ordinaire »[23].

L'univers de Wakfu correspond àcette première définition, très générale, puisqu'on trouve dans le jeu, et ses à-côtés (bandes dessinées, dessin animé, etc.), des races différentes de la race humaine, des pouvoirs, un bestiaire qui n'est pas celui de notre planète. Bref, des caractéristiques qui « dépassent le cadre de l'expérience humaine ordinaire » pour reprendre les termes de Morrcock.

Pour affiner encore un peu plus ce domaine de la fantasy, on peut rapporter qu'il existe en son sein deux grands courants. D'abord la low fantasy où des événements surnaturels« s'y produisent de façon brusque, sans causalité, sans explications »[24]. A la manière du roman d'Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray. Wakfu ne rentre dans ce cadre où le surnaturel n'est qu'épisodique. Le surnaturel, comme les pouvoirs de certaines classes, est permanent.

Ainsi, Wakfu semble se ranger plus du côté de la High fantasy, autre versant de la fantasy. Il s'agit d'un « monde secondaire », ce qui correspond à la théorie littéraire des mondes possibles, que l'on étudiera plus en profondeur dans la seconde partie de ce mémoire, un monde « possédant ses propres lois naturelles qui diffèrent généralement de celles de notre monde ». Wakfu, avec sa magie, et ses créatures étranges, rentre pleinement dans une telle définition. Pour résumer, on peut dire que Wakfu est une œuvre de fantasy qui rejoint le courant, à la manière de Tolkien, de la High fantasy.

Thym Zahorski et Boyer vont plus loin et affinent à leur tour la High fantasy. Ils proposent une nouvelle segmentation avec d'un côté la Myth fantasy, qui prend ses racines « dans la mythologie - ou plutôt, les mythologies »[25] ; et la fairy-tale fantasy qui « prend source dans les contes populaires »[26]. Il est difficile, avec une telle précision, de raccorder Wakfu à l'un ou à l'autre. Les éléments d'inspiration semblent tellement composites qu'on peut trouver des emprunts autant à la mythologie qu'au conte. Cette tentative de précision trouve à ce stade ses limites.

Seulement, cet arrêt ne veut pas dire qu'il n'est pas possible de préciser la fantasy qui caractérise Wakfu. Focalisons-nous sur l'heroic fantasy, le sous-genre qui semble le plus proche de la création d'Ankama. Comme Jacques Baudou le dit[27], c'est Robert E. Howard qui est considéré comme le père de la sword and sorcery, autre nom pour l'heroic fantasy. S'il fallait donner une définition à ce type de fantasy, il faudrait se tourner vers Lyon Sprague de Camp et son ouvrage, un classique sur la question, Litterary Swordsmen and Sorcerers : The Makers of Heroic Fantasy. Dans ce livre, Sprague de Camp donne la définition suivante : « C'est le terme par lequel les aficionados qualifient affectueusement cette école de la fiction fantastique dans laquelle les héros sont plus héroïques, les vilains tout à fait infâmes et où l'action prend totalement le pas sur le commentaire social ou l'introspection psychologique. »[28].


On peut déjà remarquer un décalage entre cette définition et l'univers de Wakfu. Même si Ankama rapproche son univers transmédia de cette appellation, force est de constater qu'il n'y a pas une totale adéquation entre la création et la définition. En effet, l'action n'est pas le seul fait de Wakfu, la politique et l'écologie sont des éléments sur lesquels les développeurs insistent, pour s'en tenir au jeu en ligne (on peut déjà rappeler que la définition donnée par Ankama à son jeu, et lisible via une simple recherche Google, est « Wakfu, le MMORPG stratégique, politique et écologique »[29]).

Lorsque l'on dégage les caractéristiques de l'heroic fantasy, on est encore plus surpris de l'inadéquation entre la définition et la création d'Ankama. Voici les quatre critères que dégage Jacques Baudou[30], toujours par rapport au livre de De Camp :

·Le héros est un guerrier barbare charismatique ;

·L'emphase est mise sur l'action ;

·Le style est simple, prosaïque, familier ;

·La violence y est gratuite et sensationnelle

Néanmoins, il serait un peu hâtif de s'arrêter à une telle formalisation. Les romans du cycle de Conan comprennent d'autres personnages que celui du guerrier. D'ailleurs, le nom même de « swordsmen and sorcerers » nous rappelle qu'on trouvera au moins des magiciens dans les récits.

Ainsi, du fait de ses classes, variées, Wakfu se retrouve dans la réalité des romans de Robert E. Howard. La classe du Iop correspond parfaitement à l'image du barbare ivre d'action, tout comme un Xélor est à rattacher au magicien. Seulement, à côté de tels types, on trouve également des Roublards ou des Sacrieurs qui sont loin d'être des guerriers barbares ou des magiciens. De même, la violence peut être gratuite mais peut également être justifiée, tout dépend des agissements des joueurs, respectueux ou non des règles posées par les développeurs.

Ainsi, on doit admettre que Wakfu se rapporte au genre littéraire de la fantasy mais est en même temps difficilement rattachable, dans son intégralité, à ce type de fiction. Même en allant du côté de certaines familles de la fantasy, autres que l'heroic fantasy, on ne trouve jamais pleinement satisfaction.

Wakfu n'est pas complètement une fantasy humoristique comme la série du Disque-Monde de Terry Pratchett (qui joue perpétuellement sur la parodie des codes de la fantasy), ni une fantasy urbaine puisque Wakfu ne se déroule pas dans une « ville contemporaine dans laquelle se manifeste d'une manière ou d'une autre la magie »[31], ni une fantasy exotique ou une oriental fantasy qui imagine des cadres exotiques comme « une Chine revisitée » pour le cas de Barry Hughart[32], ni une fantasy arthurienne puisqu'aucune référence aux légendes du roi Arthur n'est repérable dans Wakfu, ni une science fantasy, « un type de fictions dans lesquelles les moyens de la fantasy sont déployés dans un contexte de science-fiction »[33], ni une fantasy épique même si Wakfu a des similitudes avec cette continuation de l'œuvre de Tolkien.

Terry Pratchett

On ne peut donc rattacher de manière nette et précise Wakfu a une famille de la fantasy. Pourtant, l'univers d'Ankama entretient des liens forts avec ce genre littéraire. On constate tout d'abord un bestiaire propre à la fantasy. Il y a des dragons (comme le Dragon cochon dans la saison 2 du dessin animé[34] ou Grougaloragran, aperçu dès le premier épisode de la saison 1[35]), des ogres (l'ogre Ogrest visible au début du jeu sur le mont Zinit[36] et dans un dessin animé spécial, Ogrest, la légende[37]), etc.

On recense également quelques aptitudes des personnages propres à l'univers fantasy comme la magie (par exemple les Eniripsa, classe que le joueur peut incarner dans le jeu, ont des pouvoirs de guérison[38]). Des éléments que l'on retrouvera facilement chez des auteurs de référence dans le monde de la fantasy comme Tolkien et sa trilogie du Seigneur des anneaux avec le personnage de Gandalf.

Wakfu n'est donc pas pleinement de la fantasy. Il semble compliqué d'affilier l'univers transmédia d'Ankama à un genre littéraire précis. Au contraire, les scénaristes semblent s'amuser à mélanger les genres pour créer une fiction hybride. Par exemple, le jeu Wakfu tend parfois vers la science-fiction.

La classe du Steamer représente cette hybridation. Le Steamer[39] est un robot, aux technologies avancées mais à l'esthétique surannée. De telles caractéristiques, des technologies très avancées dans un monde ancien souvent issu du XIXème siècle et d'une période d'industrialisation forte, renvoient fortement à cette famille de la science-fiction que l'on nomme le steampunk. Ce que confirme Jacques Baudou dans la définition qu'il en donne dans l'ouvrage Science-Fiction[40].

Après avoir constaté le caractère hybride, au niveau des genres, de l'univers de Wakfu, on peut se demander si ce mélange aura une incidence sur l'écriture des fanfictions. Vers quel genre vont s'orienter les fanfiqueurs du fait d'une telle hybridation ?

B) Les genres littéraires des fanfictions de Wakfu

Pour mener à bien l'analyse des fanfictions de Wakfu, on partira d'un corpus fondé sur des recherches par mots-clés se référant à des genres littéraires (« dramatique », « tragédie », « comédie », « épopée », « roman »,« nouvelle », « conte », etc.) à partir de moteurs de recherche mais également, plus spécifiquement, d'une consultation exhaustive des fanfictions postées sur le forum officiel de Wakfu.


Afin de débuter cette analyse, tentons une première formalisation des genres rencontrés. On partira pour cette formalisation de la triade d'Aristote issue de la Poétique. La triade d'Aristote répartit les œuvres de fiction en trois modes d'énonciation : l'art d'imitation (théâtre), l'art du récit (dithyrambe) et l'art mixte (épopée). Seulement, comme les genres littéraires ont évolué au fil des siècles, on précisera ces catégories génériques. C'est ainsi qu'on trouvera dans le théâtre, en se référant à la classification de Gérard Genette[41], la tragédie et la comédie pour le mode dramatique et l'épopée ou la parodie pour le mode narratif. La première formalisation que l'on effectuera se basera donc sur la triade d'Aristote, et plus précisément cette triade revue par Gérard Genette. Une telle classification, générale, offre un bon point de départ à l'étude des genres littéraires.

·Genre dramatique

1.Comédie (Couples Wakfusien[42]).

On retrouve différentes caractéristiques propre aux genres dramatiques comme une double écriture (écriture dramatique à base de dialogues et des indications scéniques via les didascalies) ou une segmentation en actes et scènes. Pour ce qui est de la comédie, la fanfiction Couples Wakfusien se rapproche du vaudeville par sa thématique (un couple et une maîtresse) ou encore l'accent sur l'expressivité des personnages (multiplication des phrases exclamatives, interrogatives).

·Genre narratif

1.Parodie (Final Wakfu[43])

La fanfiction Satires diverses et variées sur la société Eliatrope se rattache aux genres narratifs par le recours à un narrateur (qui parle ici en son nom et incarne le personnage principal de l'extrait) et à un récit décalé (donc imitation indirecte du réel, contrairement à l'imitation directe, par l'action d'acteurs, pour les genres dramatiques). On peut rattacher cet écrit à la parodie puisqu'il s'agit tout d'abord d'une lettre parodiant le Micromégas de Voltaire (référence explicite) mais accentuant également, ce qui est le fait de la parodie, les caractéristiques thématiques de Wakfu. Par exemple, la mentalité des Eliatropes.

2.Epopée (L'épopée des races perdues[44])

On retrouve là encore les caractéristiques propres aux genres narratifs, évoqués ci-dessus. Plus spécifiquement, la fanfiction L'épopée des races perdues nous narre comme dans une épopée un récit comprenant des éléments surnaturels (l'ogre Ogrest noyant les terres d'Ankama), un destin collectif (Yugo, Amalia, Ruel, etc.), l'accent sur le voyage (la traversée en bateau à la recherche de l'île de Moon).

Avant de poursuivre cette étude, il convient de nuancer cette première formalisation. En effet, même si l'on peut trouver des épopées dans les fanfictions de Wakfu,on ne peut pas vraiment qualifier ces récits d'épopées au sens strict. Si l'on se réfère à la définition qu'en donne Aristote dans le chapitre V de La Poétique, il est clair qu'il manque beaucoup d'éléments dans les fanfictions trouvées. Sans s'étaler sur le sujet, l'expression est en prose et non versifiée et la longueur n'est pas toujours suffisante (format non étendu). De ce fait, il serait plus pertinent de parler de récits d'aventure ayant un souffle épique que d'épopées classiques comme Homère pouvait en écrire.

Après une telle remarque, poursuivons notre travail de formalisation en étudiant plus précisément les sous-genres des genres dramatiques et narratifs en se basant sur l'ouvrage de synthèse d'Yves Stalloni, Les Genres littéraires.

·Genre narratif

1.Roman (Wakfu Saison 3, The Last Fight of the World?[45])

Wakfu Saison 3 se rapproche pleinement du roman par sa longueur tout d'abord. Il s'agit d'un roman fleuve s'étalant, au moment de l'écriture de cette partie (le 17 mai 2013), à 8 pages de résultats. Un récit long séquencé en chapitres, avec la présence d'un narrateur omniscient.

2.Nouvelle (Partenaires[46])

Partenaires est similaire sur bien des points à Wakfu Saison 3, narrateur omniscient, récit et non échanges de dialogues, mais est plus proche d'une nouvelle du fait de sa longueur. Il s'agit en effet d'un écrit en une page.

3.Conte (Les contes du monde des 12[47])

Il s'agit là encore de récits courts mais qui développent une morale propre au conte (qui possède en lui une portée philosophique sous des aspects divertissants) comme le coût de la désobéissance pour le conte « La petite Eniripsa rouge » qui se veut également une parodie du Petit chaperon rouge. A noter également l'usage du traditionnel « Il était une fois » pour ouvrir le récit.

4.Fable (La Fable d'un Noke : l'héros Luka[48])

Même si la fanfiction se qualifie de « fable », il ne s'agit pas vraiment d'une fable car on ne retrouve pas d'animaux en tant que protagonistes ou de leçons de vie à la fin du récit, à la manière des maximes de La Fontaine dans ses Fables. C'est là un premier problème rencontré. Les fanfiqueurs qualifient eux-mêmes leurs fanfictions mais ces qualifications ne sont pas toujours exactes. En dehors de ce résultat, aucun récit ne se rapproche ou ne se qualifie de « fable ».

·Genre lyrique

1.Poésie (Un exemple de poésie versifiée dans les fanfictions de Wakfu, Au Temps du Wakfu[49])

Cet exemple n'est pas le seul mais illustre bien la tendance lourde visible sur le forum officiel de Wakfu. Plusieurs fanfiqueurs écrivent des poèmes mais ces poèmes ne respectent pas une métrique rigoureuse. On trouve dans une même strophe des vers de 4, 5, 7 et 10 syllabes (on pourrait parler de « vers libres »). Malgré cette absence de rigueur dans la composition, ces écrits relèvent de la poésie par un usage de la rime (rimes plates, embrassées) ou un retour à la ligne pour chaque vers.

Au niveau du fond, on constate donc que les fanfictions relèvent de la littérature puisqu'elles s'apparentent, de manière plus ou moins rigoureuse, à des genres littéraires éprouvés. Seulement, les formalisations précédentes le montrent, l'usage des genres littéraires est rarement rigoureux. On retrouve des caractéristiques propres à tel ou tel genre dans telle ou telle fanfiction mais jamais une utilisation méthodique de ces caractéristiques.

Le plus souvent, les fanfiqueurs mélangent les genres. On passe ainsi dans une grande partie des récits d'un roman ou d'une nouvelle avec un récit mené par un narrateur omniscient à de longues séances de dialogues reprenant les caractéristiques formelles de la pièce de théâtre. Les fanfiqueurs ne se contentent pas d'un genre littéraire, ils en synthétisent plusieurs à l'intérieur de leurs écrits, de manière consciente ou non.

Même si l'on peut considérer le mélange comme une invention, il faut constater que les fanfiqueurs de Wakfu n'inventent pas de nouveaux genres alors que c'est parfois le cas pour d'autres fanfictions d'autres univers. On peut citer à nouveau, exemple déjà évoqué dans le développement préalable, la song-fic. Malgré tout, une véritable diversité des genres dans les usages est constatable.

Après avoir étudié ces genres connus et reconnus, il semble intéressant de se pencher du côté de la paralittérature. En effet, si la recherche de sous-genres poétiques, du côté de ses formes les plus classiques, ne donne rien (pas de sonnet revendiqué par exemple), en est-il de même pour le genre narratif, et plus précisément les genres paralittéraires? Autrement dit, le fantastique, le roman policier, la science-fiction ?


Le point de départ de cette nouvelle formalisation sera le livre La Paralittérature d'Alain-Michel Boyer[50]. Grâce à des recherches par mots-clés sur des moteurs de recherche (« fantastique », « policier », « science-fiction », etc.), et plus précisément un dépouillement des fanfictions du forum officiel de Wakfu, voici une première formalisation :

·Fantastique (Une Nouvelle histoire. Le manoir du cauchemar[51])

Le manoir du cauchemar utilise plusieurs caractéristiques du récit fantastique. Tout d'abord, l'irruption d'éléments surnaturels (des fantômes) dans un monde réaliste ou encore une esthétique singulière (un manoir, des bougies qui éclairent faiblement, etc.).

·Science-fiction (La trame de l'espace[52])

La Trame de l'espace se rapproche grandement des space opera, sous-genre de la science-fiction. On retrouve un cadre spatial qui est l'espace, avec son lot de batailles, et plusieurs lieux communs de la science-fiction comme les trous noirs ou les failles temporelles.

·Roman policier (Enquêteurs, à vos enquêtes ![53])

Il s'agit surtout d'un jeu participatif reposant sur la résolution d'énigmes. La résolution prend la forme d'une enquête policière, à la manière des romans d'Agatha Christie. Seulement, il ne s'agit pas forcément ici de meurtres à élucider.

·Roman érotique, pornographique (Nocturne[54])

Nocturne se veut un récit érotique puisque l'auteure évoque une scène de nudité du personnage Evangélyne face à son amoureux, Tristepin. On ne peut pas qualifier cette courte nouvelle de pornograhique puisqu'il n'y a aucune scène de sexe explicite.

Cette formalisation s'est strictement tenue aux catégories proposées dans le livre La Paralittérature. Néanmoins, il faut tout de même évoquer des résultats qui demeurent des fictions mais sortent d'un tel cadre. Les fanfiqueurs ont par exemple imaginé de fausses interviews, de faux articles de journaux ou encore des histoires drôles par rapport à Wakfu.

On constate là encore, comme pour les genres littéraires éprouvés analysés plus haut, un problème de rigueur. Les écrits de fans se rapprochent des genres de la paralittérature mais jamais pleinement.

Autre problème rencontré lors de cette analyse, l'inachèvement des textes. Très souvent, les fanfiqueurs ne terminent pas leurs œuvres. Soit, faute d'idées, soit par manque de temps ou par manque de réactions des lecteurs. Ainsi, on se retrouve avec des écrits incomplets qui rendent toute analyse comparative délicate. Par exemple, comment être certain qu'un texte en cours est une grande nouvelle, un court roman ou un roman classique dans ses proportions quantitatives ?

Même si certains le font, sans que cela soit toujours pertinent comme on a pu le voir plus haut, peu de fanfiqueurs qualifient leurs œuvres par une référence générique. On ne lira quasiment pas « une nouvelle » ou « un roman ». Le plus souvent, le fanfiqueur parle de « fanfiction », ou de « fanfic », comme s'il s'agissait d'un fourre-tout dont le caractère commun de tous les écrits qui s'y retrouvent serait la fiction. Il s'agit toujours d'imaginer une histoire, à l'intérieur de l'Histoire imaginée par les équipes d'Ankama.

En résumé, au niveau du contenu, les fanfictions usent de manière non rigoureuse des genres littéraires. Elles démontrent également une tendance à l'hybridation et une domination de la fantasy, une fantasy plus ou moins malmenée. Cette domination s'explique par la référence à lafantasy que met en avant Ankama sur ses créations. Les fanfiqueurs ne font que suivre les caractéristiques du monde aimé pour imaginer leurs propres histoires. Cet usage de la fantasy est également lié aux lectures des fanfiqueurs. On pourra consulter en annexes[55] les résultats d'un questionnaire adressé aux fanfiqueurs du forum officiel de Wakfu.

Majoritairement, ces derniers affirment lire de la fantasy, et de la littérature plus classique (résultat des programmes scolaires), ce qui semble symboliser une extension de Wakfu. Les joueurs appréciant le monde d'Ankama se dirigent par la suite vers des romans appartenant pleinement à la fantasy. Comme la fantasy constitue une grande partie de leurs goûts, Wakfu et lectures, il semble logique que ces fans devenant écrivains reproduisent des schémas, réutilisent des caractéristiques propres à cet univers littéraire.

Les fanfictions, postées sur les forums dédiés à Wakfu, se rapprochent donc, plus ou moins, de la littérature propriétaire au niveau des formes et des contenus. Mais qu'en est-il pour les fictions textuelles à l'intérieur du jeu Wakfu ? En effet, les écrits fictionnels de fans ne se limitent pas aux récits postés sur les forums : à l'intérieur même du jeu de rôle en ligne, on peut découvrir une utilisation littéraire du texte. Ce que l'on nomme le « rôle-play ». Cette utilisation renvoie-t-elle à des pratiques littéraires éprouvées ou imaginent-elles de nouveaux types d'écrits ?

 

III) Réactivation de pratiques littéraires anciennes dans le jeu Wakfu

Même si les fanfictionsconstituent une grande partie des productions de fans avec une base textuelle, il ne faut pas non plus oublier d'interroger la pratique du roleplay. Cette pratique consiste à utiliser encore une fois du texte pour créer des fictions. Des fictions qui peuvent être diffusées sur les forums mais également prendre vie dans un jeu de rôle en ligne. Si les fanfictions, comme on a pu le voir, sont proches sur la forme et le fond de la littérature propriétaire, cette pratique textuelle en direct l'est-elle tout autant ?

A)Le texte comme moyen de communication dans Wakfu

Il faut tout d'abord s'avoir qu'au sein du monde imaginaire de Wakfu, les joueurs communiquent entre eux via des bulles de texte. Ces bulles font penser aux phylactères des bandes dessinées, qui expriment la parole, ou la pensée, d'un personnage précis. Ainsi, un joueur peut dialoguer avec d'autres personnages en écrivant du texte sur son clavier et lire la réponse de son interlocuteur en regardant la bulle qui lui répond. Sans entrer dans trop de détails, on remarque qu'il existe plusieurs manières de dialoguer. Il s'agit toujours d'utiliser le texte mais ce texte peut-être partagé avec tous ou restreint à un groupe préalablement défini.

En jouant à Wakfu, j'ai pu découvrir que les fans qui écrivaient des fanfictions pouvaient également pratiquer ce que l'on nomme le « roleplay ». Il s'agit de faire vivre son personnage en s'assimilant complètement à ce dernier le temps d'une partie. Le joueur prend la peine de construire un passé à son personnage, des traits de caractère et peut se lancer ainsi dans des événements qu'il scénarise lui-même, impliquant souvent plusieurs joueurs faisant également du roleplay.

J'ai pu acquérir des connaissances sur le roleplay grâce à des discussions avec des rôlistes, joueurs pratiquant le roleplay, dans Wakfu mais également grâce à la lecture d'ouvrages en anglais ou de blogs spécialisés dans le roleplay dans Wakfu[56]. Il existe plusieurs essais sur cette pratique d'un rôle dans un univers donné. On peut citer The Functions of role-playing game de Sarah Lynne Bowman[57] ouThe Fantasy role-playing game de Daniel Mackay[58].


B)Synthèse du roleplay

Tout d'abord, le roleplay est une pratique possible du jeu. En effet, tous les joueurs au sein de Wakfu ne font pas de "rp" (abréviation utilisée entre initiés), certains préfèrent le "xp" (autrement dit, faire gagner à son personnage de l'expérience en menant des combats, donc augmenter son niveau d'évolution, ses statistiques, etc.)Ces deux pratiques étant différentes, la réussite recherchée par le joueur n'est pas la même. Alors que le joueur qui veut augmenter son niveau combattra sans cesse pour atteindre un niveau symbolique (comme le niveau 100), le joueur pratiquant le roleplay sera plus soucieux de construire son personnage en lui inventant et en lui faisant vivre des histoires. Il est donc possible qu'un rôliste possède un personnage faible au niveau des statistiques mais ce n'est pas un problème pour lui car cette accumulation de points n'est pas ce qu'il recherche. Il veut au contraire que son personnage possède un background important (autrement dit un passé, une personnalité, etc.) ; cette recherche ne passe pas, contrairement à l'adepte du « xp », forcément par le combat. Les deux peuvent acquérir une certaine notoriété mais pas forcément auprès des mêmes personnes car les rôlistes forment tout de même une communauté très spécialisée.

Même si la pratique du roleplay consiste à s'imaginer des histoires et à les faire vivre à ses avatars, cette manière de jouer n'est pas pour autant pleinement libre. Il existe une codification importante qui structure les échanges entre rôlistes au sein du jeu (via les phylactères évoqués plus haut) ou sur les forums (on utilise une balise [/RP/] pour expliquer que l'on parle comme si l'on était son avatar, et [/HRP/] pour signifier qu'on ne pratique plus le roleplay mais que l'on parle en son nom).

La classe du personnage que le joueur choisit, avant de se lancer dans l'aventure, est déjà une détermination importante. En effet, chaque classe a sa psychologie et il serait incongru d'aller à l'encontre de cette base (sauf s'il s'agit de pratiquer le détournement volontaire). Par exemple, un personnage peut-être un Iop. Un Iop est un guerrier, il est réputé pour sa force, sa bravoure (son souhait le plus profond est de « mourir en héros », d'« entrer dans la légende » pour reprendre quelques expressions de Tristepin, personnage Iop du dessin animé Wakfu), mais pas pour son intelligence. Une des moqueries récurrentes dans le dessin animé, à l'égard de Tristepin, mais que l'on retrouve également dans le jeuWakfu (entre joueurs), est "cervelle de Iop".

Pratiquer le roleplay, c'est se plier à des déterminations, c'est donc faire abstraction de notre monde, accepter la logique du monde imaginaire de Wakfu. En effet, si l'on pratique le roleplay, on ne peut pas parler de bus ou de philosophie rousseauiste. Ces éléments de vie appartiennent à notre monde. Il convient donc d'être cohérent par rapport à la psychologie de notre classe, l'essence du personnage, mais également cohérent vis-à-vis de l'univers fictionnel dans lequel on évolue, cohérent dans ses productions textuelles, sur les forums (lorsque l'on rédige la fiche technique de son personnage ou lorsque l'on raconte sous forme de récit une aventure vécue par son avatar) mais également lors de discussions en direct dans le jeu Wakfu[59].

L'univers fictionnel du rôliste dans Wakfu, c'est le background (l'arrière-plan, ici au sens d'histoire). Dans le cas de Wakfu, il s'agit du monde des douze. Cette contrainte veut donc dire que pour le rôliste, il faut respecter un cadre géographique (pour Wakfu, un monde partiellement englouti après le chaos de l'ogre Ogrest, ses pleurs noyèrent partiellement les terres), un cadre temporel (actuellement nous sommes en 970 dans Wakfu) et des particularités techniques et technologiques (pas de voitures, de bus mais des portails Zaap, des montures et...vos pieds).

Après ces quelques éléments génériques, il convient d'entrer un peu plus dans le détail. J'évoquais plus haut la psychologie générale de la classe. La classe définit également des caractéristiques physiques. Par exemple, un Iop n'a pas d'iris. Il serait donc absurde, si je converse dans le jeu en roleplay avec un Iop,de lui dire « Regarde-moi dans les yeux ».

La pratique du roleplay a également ses degrés d'assiduité. Il est possible de ne faire que du roleplay, certains joueurs croisés m'affirmèrent que ce personnage (ils en avaient plusieurs) était dédié à une telle pratique. D'autres par contre préfèrent pratiquer le roleplay de temps en temps. Pour baliser cet exercice singulier, les joueurs parlent de "séances RP". Sur Wakfu, le joueur Nalon m'avoua qu'il ne faisait pas d'xp le soir mais qu'il pratiquait le roleplay. Il partageait ainsi son temps de jeu sur Wakfu de manière très distincte. Un temps pour se battre et un temps pour tenir un rôle et donc créer des histoires via ses actions (se rendre à tel lieu, agir de telle manière avec quelqu'un) et ses dialogues avec les autres joueurs.

On peut commencer à pratiquer le roleplay en s'introduisant, de manière arbitraire, dans un échange. Ce fut plusieurs fois mon cas. J'observais par exemple Xremington, un joueur dont la classe est « brigand », à la taverne d'Astrubracontant des histoires sanglantes. J'ai écouté et suis intervenu à plusieurs reprises en faisant le Iop, donc la brute ("Ouais, du sang !!", "Encore de la baston").

Il est aussi possible de débuter grâce à des phrases vides de sens, qui ne servent qu'à établir une connexion, à montrer à son interlocuteur que l'on dialogue en tant que personnage et non en tant que joueur. En disant, par exemple à la taverne d'Astrub, « Bonjour, vous me servez à boire ? », l'autre joueur comprend qu'il ne s'agit pas d'un joueur ordinaire mais d'un rôliste. En tous les cas, les indices sont nombreux (vouvoiement, évocation d'une pratique virtuelle comme s'il s'agissait d'une pratique réelle, etc.)

Dans Wakfu, le roleplay se pratique dans des lieux particuliers même si, au quotidien, il est possible de l'exercer où l'on veut. Le plus souvent, c'est dans la taverne d'Astrub que les échangent naissent (carrefour des joueurs abonnés ou non, juste après l'initiation sur le mont Zinit,qui sert de tutoriel). Le fait qu'il s'agisse d'une taverne offre aux rôlistes des possibilités de mise en scène. S'asseoir sur un tabouret ou sur la table montre aux autres, sans rien dire, le caractère du personnage. Du respectueux au frondeur. Encore une fois, il s'agit d'indices pour une interprétation. Il existe plusieurs tavernes dans Wakfu.

Les caractéristiques de notre personnage, imposées en partie par le jeu (et donc le choix d'une classe) et par soi-même (l'histoire qu'on lui invente), guident les échanges. Par exemple, les sens physiques du personnage. Si j'incarnais un Ecaflip, un guerrier[60], j'aurais un odorat très fin. Je pourrais donc, dans certaines situations, inventer des dialogues en me basant sur cette donnée propre à ma classe et le cadre (à côté d'un Iop, je peux faire la grimace et me plaindre d'odeurs nauséabondes puisque le Iop reste un personnage rustre donc potentiellement sale car ne se lavant pas ou peu). Les sens psychiques correspondent eux principalement à l'histoire que j'imagine pour mon personnage. Son enfance, son passé. Si j'imagine une enfance difficile, je pourrais facilement jouer sur une émotivité forte.

Il faut préciser que toutes ces contraintes ne sont pas surveillées par une instance en charge du bon respect du roleplay. Les rôlistes jouent le jeu et forment une communauté qui accepte de « faire semblant ». C'est donc à chaque rôliste de veiller à respecter ces règles. Il est possible que les plus assidus rappellent à l'ordre certains égarements. Néanmoins, les pratiques du roleplay sont multiples et il est tout à fait possible de détourner les codes évoqués plus haut pour justement pratiquer un roleplay parodique. Même si les règles sont nombreuses, on constate des degrés de souplesse dans le respect de ces règles. Il ne faudrait pas oublier que derrière ces fondements théoriques il s'agit avant tout d'un plaisir.

Un plaisir qui doit être partagé. Je vis un soir une scène illustrant une rupture de ce contrat tacite au cœur du roleplay. Le joueur Xremington était à la taverne d'Astrub, toujours provoquant, il posa son personnage sur une estrade, devant un autre joueur(Pisio)dont le personnage était une femme. La surplombant, Xremington commença à tenir un propos volontairement outrancier en demandant à Pisio s'il voulait vendre son corps contre quelques Kamas (monnaie du jeu). Pisio, au lieu d'entrer dans le jeu, en s'offusquant ou non, rompit toute volonté de roleplay en affirmant qu'il était « un gars ». Xremington jouait un rôle, Pisio refusa d'entrer dans l'échange. Il parla en tant que joueur et non en tant que personnage.

Si le roleplay reste majoritairement une pratique textuelle, on note que dans Wakfu, il peut utiliser différents canaux. A côté des dialogues écrits, et visibles via des bulles, il existe en effet des émoticônes. Ils sont nombreux et permettent, si l'on clique sur l'un d'entre eux, de faire agir notre personnage. On y trouve une matérialisation de la colère, le fait de pointer du doigt, voire de lâcher une flatulence.

Voici un exemple d'une utilisation pour le roleplay de ces émoticônes. Un soir, je découvris un joueur, Kills Heal, à la taverne d'Astrub. Ce dernier ne parlait pas mais son comportement relevait du roleplay. En effet, son personnage lisait la gazette de Wakfu. Seulement, au lieu de laisser son personnage seul, sans mise en scène, il l'avait laissé à une table, assis sur un tabouret, un journal à la main. L'avatar reproduisait la pratique réelle du joueur, ce qui n'était pas obligatoire si Kills Heal voulait lire la gazette en tant que joueur sur son ordinateur.

D'autres outils sont proposés par les développeurs pour aider les rôlistes à vivre leurs histoires. Par exemple, en utilisant « ** » au début de son message, notre texte prendra la forme d'une bulle de songe. A côté de ces facilités pensées par les développeurs, on note également l'émergence de conventions d'écriture inventées par les rôlistes. La pratique du rôle-play a entériné certains codes. Par exemple, en entourant son texte de « * », le joueur signale une action comme : *frappe le Iop*. On ne verra rien à l'écran, on exprime simplement le désir de l'action. L'autre joueur peut faire « comme si » l'action s'était véritablement déroulée. Ainsi, le rôliste pallie l'absence de possibilités physiques offertes par les développeurs en rédigeant du texte, un texte qui fait sens pour ceux qui pratiquent le roleplay. Certaines actions ne peuvent se faire via les émoticônes alors les rôlistes rusent en usant de conventions d'écriture.

C) Le roleplay et les concours littéraires

Après cette présentation, interrogeons-nous plus spécifiquement sur la littérarité de cette pratique. En assistant à plusieurs sessions de roleplay, on se rend compte tout d'abord qu'il s'agit d'une pratique de groupe, puis d'une pratique orale, improvisée ou non, retranscrite par du texte dans le jeu. Par la volonté de créer des fictions à plusieurs en racontant des histoires ou en incarnant des histoires (personnage avec un passif imaginé), on se rend compte que le roleplay est une pratique qui s'éloigne du simple chat (IRC : Internet Relay Chat)[61].


En regardant cette pratique dans une perspective littéraire, on perçoit plusieurs analogies avec des pratiques littéraires anciennes marquées par l'oralité. En effet, la littérature n'a pas toujours été le fait de l'écrit, pas exclusivement. Même si l'écrit de fiction a connu une expansion forte grâce à la popularisation de supports (des écrits égyptiens sur papyrus aux imprimés sortant des imprimeries à caractères mobiles type Gutenberg, voire aujourd'hui la dématérialisation avec la popularisation des formats .pdf ou .epub), il y a toujours eu en parallèle l'existence d'une littérature orale ou du moins d'une oralisation de la littérature (sous-entendu oralisation d'un texte transposé sur support physique).

Au temps de la Grèce antique, les grandes cités organisaient de nombreux concours artistiques, comme le rappelle Jean-Charles Moretti dans son livre Théâtre et société dans la Grèce antique[62].Les rhapsodes, par exemple, étaient des spécialistes de la déclamation de poèmes sans accompagnement musical[63]. Artisan de la déclamation, le rhapsode choisissait un poème qu'il psalmodiait en public et participait parfois à des concours artistiques[64].

Les adeptes du roleplay dans Wakfu aiment à créer des événements (« events »). Ces évènements consistent bien souvent en une réunion de plusieurs personnes afin de créer une histoire, élaborer un concours, etc.

Pour étudier ces filiations, on se focalisera sur le forum officiel de Wakfu. Ce dernier possède une rubrique nommée « Évènements entre joueurs »[65]. En consultant plusieurs pages de cette rubrique, via diverses recherches par mots-clés (« poésie », « concours », « poèmes », « théâtre », etc.), on tient la preuve que les rôlistes de Wakfu réactivent plusieurs pratiques antiques de la littérature.

Cette section dans le forum ne sert, le plus souvent, qu'à annoncer un événement et préciser les conditions de participation, voire les récompenses. Comme, par exemple, Le Festival du Theatrotron,initié par po91, qui propose aux participants de « faire une pièce (de théâtre) qui dure maximum 10 minutes »[66]. On ne peut quasiment pas lire de retranscription de l'événement terminé. Il ne demeure que des échanges entre l'organisateur et les joueurs intéressés à propos de détails du concours (les récompenses, etc.). Evoquons maintenant la nature de ces concours et leurs analogies avec des pratiques littéraires anciennes.

Jean-Charles Moretti parlait de concours artistiques pour la Grèce antique. On retrouve des concours du même type sur Wakfu. Un phénomène récurrent reste le concours de poésie. Certains rôlistes emploient des termes très techniques, comme « barde »[67], ou encore des références littéraires (comme Cyrano de Bergerac[68]) ce qui semble signaler une certaine culture littéraire. On verra dans l'annexe 3 que les fanfiqueurs avaient eux aussi une culture littéraire classique à côté d'une culture plus spécialisée dans la fantasy.

La notion de réussite est toujours présente dans ces concours. Elle se matérialise par des cadeaux comme des sommes d'argent (pas d'argent réel mais la monnaie du jeu, les kamas), des habits, des objets que notre avatar pourra porter. Il ne s'agit plus de réussir en combattant des monstres et en augmentant les statistiques de son personnage mais d'être le meilleur conteur, dialoguiste, poète, etc. Donc d'être élu par un jury, d'être applaudi par une assistance.


Grâce à l'existence de ce monde imaginaire qu'est Wakfu, et grâce à la marge de manœuvre allouée par les développeurs, il est tout à fait possible de créer des réunions artistiques au sein du jeu. Il suffit aux joueurs de se positionner autour d'une des estrades du monde de Wakfu (chaque état en possède plusieurs), de laisser la place à un joueur sur l'estrade et de faire asseoir les autres devant le participant. Il faut noter que les estrades dans Wakfu ne sont pas similaires aux théâtres grecs. Il n'y a pas de gradins en arc de cercle ou d'autel centré. L'estrade est souvent seule, en bois, et entourée d'herbe sur laquelle vont s'asseoir les joueurs. Cette architecture a le mérite de mettre tous les joueurs au même niveau. Il n'y a pas de décalage lié à la richesse (comme les balcons donnant sur la scène dans les théâtres à l'italienne par exemple) ou l'expérience des uns et des autres. Chacun est libre de s'asseoir où il veut. Le mieux placé sera le premier arrivé.

Certains concours sont parfois le fait des développeurs. Un bon exemple est le concours Une note de tendresse[69], où le but était de déclamer son amour aux membres de Clan. Afin de comparer pertinemment ces concours à ceux de l'Antiquité, il serait intéressant de se demander comment se déroule précisément ce type de réunion poétique.

Le concours poétique qui se déroula en mars 2012, rapporté par Bananeblonde[70], nous renseigne sur plusieurs éléments. Tout d'abord, le concours se déroula sur une estrade à Sufokia (une des nations de Wakfu), « J'arrive sur l'estrade de l'artère sans arrêtes accompagnée par certains participants de ma réunion » écrit Bananeblonde. On constate ici une appropriation par les joueurs d'un matériel imaginé par les développeurs mais sans but fixe ou exclusif.Les rôlistes décident d'en faire un espace délimité pour un concours artistique.

Le message, annonçant le concours, est véhiculé par des « tofus voyageur » (créature de Wakfu ressemblant à des poussins qui ont la faculté de voler), « portant des affiches ». On apprend également que le concours se solde par une récompense en Kamas (la monnaie du jeu). Bananeblonde explique :« Un lot de 30 Kamas sera donné au vainqueur, un Lot de 10 Kamas au second et 5 kamas au troisième...Plus ! Une bourse de 5 Kamas pour un prix...Spécial ! ».

Le déroulement du concours fut particulièrement simple. Les participants, une dizaine, passèrent les uns à la suite des autres sur l'estrade pour déclamer leur poème. Le jury, dont le gouverneur de l'Etat organisant ce concours, décerna les prix. Les poèmes furent retranscrits dans le sujet dédié à ce concours sur le forum officiel de Wakfu. On trouve également dans le sujet la liste des participants.

Un bémol est à relever, celui de l'accord de tous les participants. En effet, comme ce genre de concours est organisé par quelques-uns, qui attendent la participation, et la bonne volonté, d'autres joueurs, rien n'empêche l'intrusion de joueurs refusant de « faire semblant ». Bananeblonde rapporte ainsi « dommage que certains ne cherchent pas à jouer le jeu ». Connaissant désormais précisément ce type de concours, quelles analogies peut-on y déceler par rapport aux pratiques artistiques grecques ?

Tout d'abord, l'organisation de l'événement est rattachée à un lieu précis. Ici, une estrade. En parcourant plusieurs sujets portant sur des concours poétiques du même type, j'ai pu constater que les joueurs privilégiaient souvent le havresac. Il s'agit là d'un sac magique que possède chaque joueur. Il est possible d'entrer dedans et d'aménager son espace comme une maison (qui grandit avec l'expérience du personnage). Le fait que ce lieu soit privé, et ressemble à une maison, est propice au calme et à la création d'un café-théâtre[71]. En effet, il est tout à fait possible de faire entrer plusieurs personnages à l'intérieur d'un havresac. Cet isolement permet de ne pas subir le parasitage de certains joueurs, comme Bananeblonde le remarquait plus haut. Il est d'ailleurs possible pour l'organisateur de la soirée de filtrer les entrées dans son havresac en acceptant ou non les demandes de joueurs se trouvantà l'entrée. Un filtre qui rappelle les videurs des boîtes de nuit. Je n'ai par contre pas relevé l'existence de théâtres comme durant l'Antiquité, au mieux des havresacs aménagés comme des tavernes[72].

On trouve également, comme au temps de la Grèce antique, l'existence de prix en or. Chaque concours trouvé sur le forum officiel de Wakfu proposait comme récompenses des lots plus ou moins conséquents d'argent. Cet or provient majoritairement de l'organisateur du concours, voire du responsable politique de l'état où se déroule l'événement. La monnaie de Wakfu est une monnaie que l'on doit frapper soi-même. Il faut collecter certains minerais et se rendre à un endroit précis pour créer, à partir de cette matière première, des pièces d'or. Les personnes organisant ces concours, des joueurs ordinaires, distribuent ainsi une partie de leurs richesses pour récompenser des performances artistiques (poétiques, théâtrales, etc.) Cette attitude ressemble à celle du mécénat comme on pouvait le voir au temps de la Grèce antique. Les prix en or peuvent également être distribués par la société Ankama lorsqu'elle propose un tel événement.Néanmoins, malgré ces analogies, on ne retrouve pas la richesse des concours artistiques de l'Antiquité dans ces initiatives au sein de Wakfu.

Par exemple, on ne retrouve pas d'utilisation d'instruments comme la cithare, de costumes (masques, vêtements), de mécènes type chorège ou agonothète, etc. Il est possible que ces absences tiennent aux limitations techniques. Les joueurs pratiquent le roleplay avec les outils fournis par les développeurs. Même s'il est possible d'en détourner certains, de se les approprier, comme les estrades, très rapidement les joueurs vont buter sur les limites des matériaux disponibles. De ce fait, un concours artistique prendra le plus souvent la forme d'une réunion entre personnages parlant chacun leur tour dans un lieu précis (souvent isolé, pour le calme, tel un havresac aménagé). Mais les joueurs utilisent-ils forcément toutes les possibilités offertes par les développeurs ?

Il semble difficile d'être tout à fait affirmatif, d'annoncer que les rôlistes utilisent tous les moyens possibles et réclament toujours plus de facilités. Par exemple, le jeu permet de faire agir de différentes manières son personnage, via les émoticônes évoquées plus haut. Il est possible, si encore on possède ces actions (donc si les statistiques de notre personnage sont suffisamment élevées), de faire chanter pendant quelques secondes notre personnage, ou de lui faire jouer de la guitare, de le faire siffler, etc.[73]A chaque fois, le personnage s'agite, avec une guitare par exemple, et émet du bruit. Bien entendu, ces actions prédéfinies sont limitées et il n'est pas possible de modifier les sons choisis par les développeurs.Notre avatar effectuera toujours la même micro-action à partir du moment où l'on appuiera sur le bouton approprié.

Pourtant, malgré ces opportunités, je n'ai pas assisté à l'utilisation de ces actions prédéfinies dans le cadre d'un concours de poésie, ce qui contribue à simplifier les concours poétiques par rapport aux concours ou pratiques fictionnelles du passé, comme par exemple les troubadours du Moyen Age utilisant des instruments. A noter tout de même, pour les émoticônes, que des discussions peuvent naître sur le sujet, voire des demandes[74], malheureusement ce phénomène reste marginal.

En se référant au travail de Jean-Charles Moretti, on peut dire que les concours poétiques organisés dans Wakfu sont surtout d'ordre chrèmatique (non sacrées, avec récompenses numéraires) et les participants s'apparentent essentiellement à des rhapsodes (déclamation d'un texte sans accompagnement musical).

Comme ces concours se restreignent le plus souvent à la déclamation d'un texte, il n'est pas rare de voir également naître ce genre d'initiatives sur le forum de Wakfu. Certains sujets sont spécialement créés pour cela, il ne s'agit plus de comptes-rendus d'un événement qui se serait déroulé dans le jeu mais d'un événement imaginé spécialement pour le forum[75].

A noter que l'identité des participants peut varier entre le forum et le jeu. En effet, en créant son avatar, le joueur imagine un pseudonyme mais ce n'est pas forcément ce pseudonyme qui apparaîtra sur un forum. Il est donc possible pour le joueur de s'amuser avec une pluralité d'identités : l'identité réelle, celle sur les forums et dans le jeu, ce qui confirme la spécificité même des jeux de rôles : brouiller les pistes conduisant au réel.

Même si l'on ne retrouve pas la complexité des concours artistiques de l'Antiquité, il n'empêche que les rôlistes de Wakfu tentent plusieurs projets consistant à réactiver d'anciennes pratiques littéraires. A côté des poésies mentionnées plus haut, on observe également des concours d'écriture de contes[76] qui se déroulent essentiellement sur le forum. Malgré une recherche approfondie par mots-clés dans les événements entre joueurs sur le site de Wakfu, je n'ai pas relevé de session de roleplay s'apparentant à une veillée de contes dans le jeu. Pourtant, une telle initiative existe dans d'autres MMORPG comme Warcraft[77].

Dans Wakfu, ces concours de contes ressemblent surtout à des concours d'écriture classique. Il s'agit de proposer son texte, souvent avec un nombre de signes déterminé, sur un thème précis, et d'attendre le jugement du jury qui décidera des vainqueurs et des récompenses.

Enfin, on relève également une autre pratique artistique ancienne dans ces événements de roleplay dans le jeu : le théâtre de rue. Sur le forum, certains rôlistes cherchent à engager des volontaires pour créer des pièces de théâtre[78]. Ce théâtre peut-être improvisé et fait parfois l'objet de captations vidéos[79].

Les rôlistes peuvent choisir de se cacher des autres pour créer leur propre histoire, qui sera montée par la suite et postée sur Internet. Mais le roleplay théâtral peut également prendre la forme d'une improvisation collective.

En se promenant dans les tavernes des différents lieux de Wakfu, il n'est pas rare de rencontrer des personnes pratiquant du roleplay au regard de tous. J'ai personnellement assisté, à plusieurs reprises, à des échanges, souvent dramatiques (il était régulièrement question de troubles amoureux), entre personnages à la taverne d'Astrub.

Bien souvent, les autres joueurs se posent à côté des rôlistes, les regardent, voire interviennent à certains moments (de façon délicate ou non). C'est ainsi que cette pratique fictionnelle peut émerger un peu partout dans le monde de Wakfu. Il suffit que deux rôlistes qui se connaissent se rencontrent pour que naisse un échange théâtral improvisé.

Ainsi, on observe une plus grande flexibilité dans cette reprise de pratiques littéraires anciennes. Là où l'Antiquité gagnait en complexité, avec des costumes, des décors, des concours de différents types (sacrés ou non), le monde imaginaire de Wakfu gagne en spontanéité.

Il n'est plus question de mécénat, de lieux spécifiques (même s'ils peuvent exister de manière temporaire), mais plus d'un état d'esprit qui peut éclore un peu partout. Au fil des rencontres, les rôlistes, ces amoureux du verbe et de la fiction, peuvent créer des histoires en échangeant entre eux. La part d'improvisation est difficile à cerner tant ces personnes peuvent se retrouver ailleurs (sur le forum, dans la vraie vie) et élaborer des embryons d'intrigue. On pourrait, afin de poursuivre cette réflexion, analyser de possibles rapprochements avec l'écriture de scénario, de pièces de théâtre voire de bandes-dessinées.

Il n'en demeure pas moins, que cette spontanéité est constatée et peut-être éprouvée à tout moment, à toute échelle. J'ai moi-même joué le jeu à plusieurs reprises. Me promenant dans la taverne d'Amkana ou d'Astrub, j'ai à plusieurs moments joué un rôle, celui d'une brute épaisse, afin d'enrôler d'autres amateurs de théâtre improvisé. Cette invitation fut le plus souvent bien reçue et entraina quelques joutes verbales, voire quelques veillées (de contes, de poèmes). La seule restriction à cette spontanéité reste l'accord des autres, l'acceptation de jouer un rôle un temps donné.

Les fanfictions, et autres fictions textuelles, de Wakfu se rapprochent de la littérature propriétaire sur plusieurs aspects. Il peut autant s'agir du choix d'un média, le texte, que de l'usage de genres littéraires. Il ne s'agit jamais pleinement d'œuvres rigoureuses qui seraient en tout point similaires aux recueils publiés par des éditeurs littéraires classiques ou aux anciennes pratiques issues de l'histoire de la littérature. Il s'agit surtout de rapprochements qui démontrent une parenté forte entre ces écrits de fans et la littérature propriétaire. On ne peut pourtant s'arrêter là. Si des rapprochements sont visibles dans le cadre d'une étude comparée, de texte à texte, il convient désormais d'aller plus loin et d'interroger la spécificité même des fanfictions par rapport à la littérature propriétaire.

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