II) A) La transfictionnalité en littérature

Après avoir constaté plusieurs analogies entre la littérature traditionnelle et les fictions de fans, via une étude comparée entre différents textes à propos de divers points comme les genres littéraires, la question de la littérarité n'est pas pleinement résolue.

En effet, comparer des fictions est une chose, comparer leurs spécificités en est une autre. Ce qui singularise les écrits de fans, comme les fanfictions, c'est qu'il s'agit de fictions empruntant les personnages et l'univers à une œuvre déjà existante. Les écrits de fans ne font qu'utiliser un matériau créé par d'autres. C'est ce que font perpétuellement les fans de Wakfu lorsqu'ils imaginent des nouvelles ou romans. Ils vont réutiliser des personnages du dessin animé comme Adamaï ou des classes de personnages du jeu tels les Sacrieurs pour les plonger dans de nouvelles histoires. Cette singularité trouve-t-elle un écho dans la littérature traditionnelle ou est-elle le signe d'un dépassement ?

Adamai (personnage du dessin animé Wakfu)

 

Il existe un phénomène au sein de la littérature traditionnelle que l'on nomme la transfictionnalité. Le spécialiste francophone sur cette question, Richard Saint-Gelais, en donne une définition très précise (1). Une œuvre transfictionnelle ne se contente pas de citer des personnages d'une autre fiction, comme Emma Bovary évoquant les personnages de Paul et Virginie de Bernard de  Saint-Pierre, elle les fait vivre, agir en tant que personnages. Richard Saint-Gelais insiste également sur la différence entre l'intertextualité et la transfictionnalité.

Cette définition de la transfictionnalité en littérature vaut également pour les fanfiqueurs de Wakfu. Il s'agit bien de la même mécanique qui est décrite. La seule différence qui opposerait une œuvre transfictionnelle de la littérature traditionnelle à une fiction de fan serait qualitative et reposerait alors sur un jugement d'initié (une critique littéraire donc). A ce stade, aucun élément ne permet d'objectivement dissocier les deux types de texte.

En partant d'une telle définition, et en constant une similarité, plusieurs questions se posent. Alors que les écrits de fans comme les fanfictions sont par essence transfictionnels, ce phénomène est-il courant ou marginal dans la littérature traditionnelle ? Quel statut prennent ces œuvres ? De simples hommages ? Des continuations ? Des œuvres indépendantes, trouvant une identité propre leur permettant de se détacher de l'œuvre originelle qui fut inspiratrice ?

On a tendance à penser, en littérature traditionnelle, qu'une œuvre est le fait d'un homme et que cette œuvre ne doit supporter aucune modification en dehors de celles apportées par l'auteur d'origine. Il y a là un rapport d'exclusivité et d'achèvement qui semble admis par tous. Le Rouge et le noir est un roman de Stendhal, a un début et une fin, il semble difficile d'imaginer une suite.

L'auteur mort, l'œuvre tombe après soixante-dix ans dans le domaine public en France. Suite à une directive européenne du 29 octobre 1993, l'ensemble des pays adhérant à l'Union Européenne ont accepté de s'aligner sur ce nombre d'années (2). Pourtant, malgré cette libération au niveau du droit, le rapport à une fiction du passé semble, a priori, toujours plus patrimonial que vivant. On réédite les œuvres, on les traduit. On mène, en somme, un travail de communication pédagogique plus que de création littéraire. On ne tente pas de sortir du caractère figé de l'œuvre, on se focalise sur la diffusion.

Pourtant, en regardant du côté des autres arts, on se rend compte à quel point ce rapport d'exclusivité entre l'auteur et sa propriété intellectuelle, et d'achèvement de l'œuvre une fois l'auteur d'origine mort, est une tendance propre à la littérature. En effet, en musique on ne sera pas aussi restrictif dans l'usage de l'œuvre d'un autre. La musique classique est l'exemple le plus criant. Les grands compositeurs comme Bach, Beethoven ou Mozart sont joués dans de multiples festivals locaux, enregistrés régulièrement par de nouveaux compositeurs. Il y a dans ce processus à la fois un hommage, l'envie de faire perdurer et connaître de grandes œuvres à un nouveau public mais également un travail de création pur car toute interprétation est une création (par le choix des instruments, de l'acoustique pour l'enregistrement ou la prestation, etc.).

Au-delà de la musique classique, tout en restant dans le domaine de la musique, on retrouve ce passage aisé d'une propriété intellectuelle d'un artiste à un autre dans la variété française ou le rock. De nombreux artistes n'hésitent pas à s'accaparer la chanson d'un autre pour l'interpréter ou plutôt la ré-interpréter. Des émissions comme La Nouvelle Star (3) reposent sur ce principe, ou des albums hommages du type Putain de toi (hommage à Brassens) (4).

Putain de toi(Album hommage à Brassens)

Reprendre n'est pas abolir le lien qui existe entre une œuvre et un artiste, au contraire on souligne le propriétaire de l'œuvre. La création personnelle se niche alors dans la réorchestration, l'interprétation vocale. Pour reprendre l'exemple d'un chanteur français comme Brassens, le texte demeure mais l'enrobage lui changera.

Il est impossible pour la littérature traditionnelle de rentrer dans une telle dissociation. La littérature est un média exclusivement textuel. On ne peut donc pas jouer sur des décalages (vocaux,  instrumentaux). En ne se fondant que sur le texte, une œuvre utilisant le phénomène de la transfictionnalité devra donc se contenter de produire un nouveau récit tout en maintenant un nombre suffisant de liens avec l'œuvre originelle (style, ambiance, personnage, univers). Toute la difficulté revient donc à user d'un canal précis et unique, le texte, tout en conservant (pour que l'œuvre relève bien de la transfictionnalité et qu'il ne s'agisse pas d'une œuvre autre, coupée du récit inspirateur) et en innovant suffisamment (pour ne pas être dans la copie). C'est cet équilibre complexe du respect et de l'innovation qui semble délicat en littérature, plus que pour la musique par exemple.

Pourtant, certains arts avec une base textuelle, comme la bande dessinée, proposent plusieurs cas de continuations d'une œuvre via différents auteurs. Des séries comme Spirou et Fantasio reposent totalement sur le principe de la transfictionnalité. A chaque fois, on utilise les mêmes personnages, Spirou et Fantasio entres autres, pour leur faire vivre de nouvelles aventures. La série, née en 1938, est passée par plusieurs mains. De Rob-Vel, le créateur, à Franquin jusqu'à récemment Yoann et Vehlmann. Ce qui est intéressant à noter ici c'est que la dissociation entre la propriété intellectuelle et l'auteur originel est total. Il n'importe plus de garder cette filiation, comme le fait que Le Rouge et le noir est un récit de Stendhal, mais de faire vivre un personnage comme si ce dernier était un être plausible d'un monde possible.

Spirou et Fantasio

Seulement, la littérature traditionnelle n'est pas la bande dessinée et, une fois encore, repose sur un média restrictif : le texte contre le texte et l'image. Si l'on devait mener à bien cette étude de la transfictionnalité dans la littérature traditionnelle afin de répondre aux questions posées plus haut, il conviendrait de commencer à partir de l'Antiquité, pierre angulaire de la création littéraire.

Les œuvres de l'Antiquité datent de plusieurs siècles et comptent parmi les traces les plus anciennes de la littérature occidentale. Œuvres fictionnelles, ou non, elles ne cessèrent d'influencer à travers le temps bien des auteurs. Sophie Rabau explore justement à ce sujet la figure d'Homère dans son livre Quinze (brèves) rencontres avec Homère (5).

Pour ne pas se perdre dans ce champ d'étude si vaste, il convient de restreindre notre observation. Il serait vain d'étudier la littérature antique dans sa globalité, on se focalisera donc sur le théâtre. Plus particulièrement, sur les tragédies de la Grèce antique (les récits et plus précisément les personnages centraux mis en scène), des grands auteurs comme Eschyle, Sophocle ou Euripide. On se contentera d'étudier les continuations de ces pièces dans le domaine du théâtre. Pour le cadre spatio-temporel, on se limitera au théâtre français, du XVIIème au Xxème sicèle.

En analysant ce corpus, on constate que plusieurs des créations antiques ont traversé les siècles. Voici une rapide formalisation :

•    Antigone (Henry Bauchau (6), Jean Cocteau (7), Jean Anouilh (8))
•    Œdipe (Pierre Corneille (9), Voltaire (10), André Gide (11), Jean Cocteau (12))
•    Alceste (Marguerite Yourcenar (13))
•    Médée (Pierre Corneille (14), Anouilh (15), Max Rouquette (16))
•    Andromaque (Jean Racine (17))
•    Orphée (Pierre Corneille (18), Jean Cocteau (19), Jean Anouilh (20))
•    Electre (Jean Giraudoux (21), Marguerite Yourcenar (22))

Antigone, de Jean Anouilh

Comme on peut le voir, le théâtre du XXème siècle fut particulièrement prolifique dans cette réutilisation des types. Des dramaturges comme Cocteau ou Anouilh s'emparèrent de personnages de l'Antiquité pour proposer de nouvelles versions. Mais comment fait-on pour créer sans copier ? Comment peut-on insuffler une originalité créative sans dénaturer l'œuvre d'origine ?

Prenons le cas d'Antigone. La pièce de Sophocle a connu trois grandes réécritures au cours du XXème siècle. Jean Anouilh écrit son Antigone pour répondre à l'occupation allemande durant la IIème guerre mondiale (23). Il utilise ses mots mais s'empare de ce type, cette figure du refus (dans la pièce de Sophocle, Antigone s'oppose à l'ordre de Créon et va recouvrir le corps de son frère, Polynice, banni et conspué, de terre), pour en faire une caisse de résonance par rapport à l'actualité de l'époque.

Dans ce cas-ci, c'est le contexte qui change et qui apporte donc un éclairage nouveau au type Antigone. On peut noter également des différences de fond comme le fait, pour Anouilh de ne pas insister sur l'aspect religieux ou de faire de Créon non un dictateur mais une victime de sa souveraineté.

Par ces détails, tout en gardant l'essentiel du déroulement et les types principaux, on assiste à une réactualisation dans la continuité d'une œuvre ancienne. L'auteur réutilise des éléments de l'œuvre passée, en la modifiant un peu, souvent pour faire écho à un contexte historique ou pour coller à une pensée théorique.

Pour l'illustration d'une théorie littéraire, on peut citer, en sortant un temps du cadre français, l'Antigone de Bertold Brecht. Le dramaturge allemand, fondateur de la distanciation au théâtre, a justement choisi d'écrire son Antigone car la pièce étant historiquement très lointaine elle pouvait créer l'effet de distanciation recherché par Brecht. Le but pour l'homme de théâtre était de créer une analogie entre la situation d'Antigone et la chute du IIIème Reich. Brecht modifiera lui aussi des éléments de la pièce de Sophocle comme l'ajout d'un avant-propos situé pendant la guerre 39-45 ou une nouvelle fin montrant Thèbes écrasée par les forces militaires d'Argos.

Antigone, de Bertold Brecht

A côté de ces œuvres réécrites faisant écho à une théorie littéraire ou un contexte historique précis, on retrouve également avec ces types antiques des actualisations pures. Le message diffusé par la pièce d'origine est jugé encore valable, les pièces parlent d'amour, de relations humaines, seulement ce contexte de Thèbes, et ces relations entre rois et reines, peut sembler lointain pour le public du XXème siècle. C'est ainsi que l'on observe plusieurs recontextualisations de ces œuvres antiques. On peut citer par exemple Eurydice d'Anouilh où l'histoire se déroule à l'époque moderne (XXème) puisqu'on y trouve des bus, des hôtels ou des gares. Autre exemple, toujours chez Anouilh, avec Médée où le dramaturge installe Médée dans une roulotte.

La transfictionnalité en littérature se réduit-elle à cette seule modernisation ? Un auteur réutilisant un type antique le fait-il forcément pour le rendre moderne ou proche de ses aspirations ? Cette réutilisation de types antiques montre clairement l'intemporalité des écrits antiques. Au fond, Antigone sera toujours une figure du refus et de la protection de la famille face à la loi, Polynice dans Electre sera toujours une figure de la vengeance. La force des écrits antiques est qu'ils incarnent des types et que ces types parlent de l'humain, d'une telle manière que les vices et vertus décrits sont intemporels. Comme ce sera le cas pour les écrits moralistes du XVIIème siècle (Tartuffe de Molière, Les Caractères de La Bruyère, Maximes de La Rochefoucault).

Ce qui intéresse les dramaturges du XXème siècle comme Jean Anouilh est l'intemporalité du message des textes antiques. Seulement, cette vision correspond-t-elle encore aux exemples de transfictionnalité se basant sur des textes plus contemporains. Pourquoi faire une suite à Madame Bovary ? Les Misérables ? Don Quichotte ? Autant en emporte le vent ? Orgueil et préjugés ?

Ce qui est intéressant en observant de près ces suites constatées dans le champ littéraire, c'est tout d'abord que la réception critique n'est pas toujours positive. Alors que les dramaturges du XXème siècle ne connurent pas de levers de boucliers pour leur réutilisation de types antiques, on note que lorsque la transfictionnalité s'attarde sur des œuvres plus récentes, la réception critique est parfois mitigée voire hostile.

Tout d'abord, le problème est souvent juridique. Même si l'œuvre d'un auteur est tombée dans le domaine public, il n'en demeure pas moins que le romancier qui décide de s'emparer d'une œuvre ancienne pour la poursuivre, la compléter, peut s'exposer aux descendants du romancier inspirateur. Le droit moral reste lui permanent et il est possible pour tout descendant légal de porter en justice l'œuvre transfictionnelle s'il juge que cette dernière n'est pas conforme à l'œuvre originel.

Certains cas illustrent les divergences dans la réception critique d'œuvres transfictionnelles par les descendants du romancier d'origine. Par exemple, le roman Scarlett d'Alexandra Ripley fut répudié par les héritiers de Margaret Mitchell alors que le livre Le Clan Rhett Butler de Donald Craig fut lui approuvé par ces mêmes héritiers (24).

C'est probablement un des éléments expliquant la frilosité de certains romanciers à poursuivre une œuvre ancienne par la voie de la transfictionnalité. La peur du procès est plausible si le romancier inspirateur est mort plus ou moins récemment et si des héritiers sont encore vivants et reconnus. Les héritiers peuvent craindre un manque à gagner ainsi qu'une atteinte à l'œuvre originelle. Ce fut le cas avec une suite des Misérables de Victor Hugo qui provoqua un long procès en France (25). On ne trouve pas ce même problème pour des ouvrages antiques comme les pièces de Sophocle.

De même, on peut imaginer une crainte d'un auteur à reprendre une œuvre ancienne de peur de perdre sa personnalité, de se faire éreinter par une communauté de fans ou de s'attaquer à plus grand que soi (la paralysie face au géant littéraire).

Plus intéressant encore, on remarque que les suites ou préquelles (récit se situant avant l'histoire inspiratrice), deux modes de la transfictionnalité, se déroulent en grande partie au niveau de la littérature anglophone. On recense peu de cas dans la littérature française, si l'on se focalise sur la production romanesque des dix dernières années, alors que pour la littérature américaine et anglaise, ce jeu entre l'ancien et le nouveau est plus courant et pose moins de problèmes judiciaires et de réception critique. Évoquons quelques cas dans l'univers du roman, de 2000 à aujourd'hui, relevant de la transfictionnalité.

Citons par exemple Pride and Prejudice and Zombies de Seth Grahame-Smith ou La Mort s'invite à Pemberley de P.D. James (tous les deux se basant sur Orgueil et préjugés de Jane Austen). Le premier est une variation de genre du roman de Jane Austen (version horrifique et fantastique), le second est une suite criminelle, un roman policier. The House of Silk de Anthony Horowitz, une suite de Sherlock Holmes qui reçut la permission des descendants de Conan Doyle (plus précisément de la Conan Doyle Estate, société gérant les droits relatifs à la série Sherlock Holmes (26)), Peter and the Starcatchers de Dave Barry et Ridley Pearson qui propose une préquelle au Peter Pan de J.M. Barrie, Gertrude and Claudius de John Updie qui est une préquelle au Hamlet de Shakespeare ou encore Wicked de Gregory Maguire qui est là encore une préquelle à The Wizard of Oz de Frank Baum.

Quelles premières conclusions peut-on énoncer ? On ne peut pas dire que la littérature traditionnelle n'est pas adepte de transfictionnalité. En dehors des types antiques qui voyagent à travers les siècles, on observe également plusieurs cas de préquelles ou suites, qui restent néanmoins minoritaires par rapport au total de la production littéraire. De plus, la plupart de ces cas relevant de la transfictionnalité sont le fait d'auteurs anglais ou américains. On peut même ajouter que de nombreux auteurs sont connus et reconnus par la critique littéraire moderne, comme John Updike ou P.D. James. Il ne s'agit pas d'auteurs de seconde main mais bien de romanciers réputés se prêtant un temps au jeu de la suite ou de la préquelle.

Même si l'on peut comprendre le faible nombre d'œuvres relevant de la transfictionnalité dans le champ de la littérature traditionnelle, il est plus complexe de comprendre cette différence entre la littérature francophone et anglophone. Cet écart tient-il à un rapport différent aux livres, aux auteurs ? Une telle question mériterait une étude à part entière.

Pour des œuvres romanesques récentes, on observe donc diverses formes de transfictionnalité que l'on peut tenter de formaliser ainsi :
•    La préquelle (imaginer un avant à l'œuvre originelle) (Ex : Peter and the Starcatchers de Dave Barry et Ridley Pearson, préquelle de Peter Pan)
•    Une suite (Ex : La Mort s'invite à Pemberley de P.D. James, suite d'Orgueil et préjugés de Jane Austen)
•    Une variation de genre (réécrire le roman inspirateur en le transposant dans un autre genre ou sous-genre littéraire) (Ex : Pride and Prejudice and Zombies de Seth Grahame-Smith, version horrifique de Orgueil et préjugés de Jane Austen)
•    Imaginer un terme à ce qui n'en a pas (Ex : les tentatives pour finir The Mystery of Edwin Drood, le roman inachevé de Dickens).
•    Réécriture de l'intrigue originel (Ex : Emma, oh ! Emma ! de Cellard où Emma Bovary ne se suicide pas à la fin).

La transfictionnalité prend diverses formes, touche différemment les littératures traditionnelles, ou autrement dit « institutionnelles », de tous les pays et provoquent diverses réceptions critiques. Ainsi, la transfictionnalité, qui semble bien être la spécificité même des écrits de fans, comme les fanfictions de Wakfu,  existe autant pour la paralittérature que la littérature institutionnelle. Malgré des modes de transfictionnalité, on observe toujours un jeu sur une propriété intellectuelle. Un auteur décide qu'on ne peut laisser en l'état tel récit car ce dernier est tellement riche qu'il ne peut se réduire à un roman. Les caractères sont si fascinants qu'ils nécessitent des prolongements comme des préquelles ou des suites.

Ce fil rouge qui semble traverser les types de transfictionnalité, un récit si riche qui nécessite d'y revenir, fait écho à une vision éclatée de la fiction. La fiction n'est pas seulement un récit cloisonné à un livre mais un monde imaginaire que l'on explore un temps via un livre. Autrement dit pour paraphraser une théorie littéraire résumant cette manière de penser, il s'agit là d'un « monde possible ».

La théorie littéraire des mondes possibles, que l'on appelle pour commencer de manière générique mais qu'on affinera par la suite, semble la théorie la plus pertinente pour expliquer la transfictionnalité. Un concept que l'on retrouve autant en littérature traditionnelle que dans des œuvres protéiformes, s'étendant sur différents médias, comme Wakfu et ses fictions de fans.

Ainsi, la transfictionnalité observée au début de ce chapitre semble s'inclure dans une dynamique théorique plus vaste. Dans l'ouvrage collectif La Théorie littéraire des mondes possibles, dirigée par Françoise Lavocat, Richard Saint-Gelais évoque ce principe des mondes possibles dans son article « Le monde des théories possibles : observations sur les théories autochtones de la fiction » (27).

A l'origine, la théorie des mondes possibles provient du domaine scientifique. C'est pour cela que l'on parle de « la théorie littéraire des mondes possibles ». Dans la troisième partie de son livre La Théodicée, Leibniz évoque le rêve de Théodore, prêtre de Delphes. Ce dernier affirme que les mondes possibles sont les chambres-bibliothèques d'une pyramide infinie qui contient les variantes de la vie de Sextus Tarquinus s'il avait choisi d'écouter le conseil de Jupiter de renoncer au trône.

A travers cette histoire, l'auteur veut nous dire, comme on peut le lire dans le chapitre I, « Les genres de la fiction - Etat des lieux et propositions » de Françoise Lavocat, de l'ouvrage collectif La Théorie littéraire des mondes possibles : « cette séduisante fiction corrobore l'intuition commune selon laquelle le monde aurait pu être différent, à des degrés variables, de ce qu'il est, qu'un petit événement aurait pu changer les cours des choses » (28)

Des cas de romans jouant la carte de la transfictionnalité, variante horrifique ou réécriture divergente par exemple, rentrent pleinement dans une telle définition. A ce stade, on ne note aucune réelle différence entre les fictions de fans de Wakfu et la transfictionnalité d'œuvres littéraires. Les fictions de fans s'inscrivent dans un univers et telles les variantes de la vie de Sextus Tarquinus proposent des variations.

La divergence entre ces deux ensembles d'écrits tient aux médias, au sens de support, employés et inspirateurs. Wakfu est une création pluri-médiatique, ou création transmédia si l'on devait regarder du côté d'Henry Jenkins (plus précisément le transmedia storytelling (29)), là où les œuvres littéraires évoqués précédemment sont, bien entendu, le simple fait de la littérature donc du canal texte.

Une œuvre littéraire qui se veut une suite d'un classique par un autre auteur demeure dans le système clos de la littérature. Il s'agit d'un roman poursuivant un autre roman. La source d'inspiration sera toujours littéraire et le résultat le sera tout autant.

Cette cohérence et linéarité dans l'échange n'est plus aussi évidente dans le cas des écrits de fans de Wakfu. En effet, les fanfictions et autres formes de fictions amateurs peuvent prendre pour base autant le jeu vidéo que les bandes dessinées ou le dessin animé d'Ankama. Les sources d'inspiration sont variées, plus variées que pour la transfictionnalité littéraire.

Seulement, en dépit de cette divergence de support, il est toujours question de s'inscrire par une fiction dans un univers imaginaire. L'exploration du monde possible sera différente à chaque fois car d'une exploration sonore, graphique et interactive, on passe pour le cas de la littérature à une exploration essentiellement textuelle.

Pour le cas de créations transmédia, comme Wakfu, la question de la littérarité se trouve diluée dans une série d'autres interrogations. Le texte n'est plus clos sur lui-même, vu comme une finalité mais bien comme un moyen. Un moyen d'expliquer, d'expliciter, un monde imaginaire. La fiction littéraire qui est autosuffisante d'une certaine manière, support unique dans un système centré sur un type de création, change de statut pour le cas des fictions de fans d'une création transmédia.

Si l'on ne se focalise que sur la question de la littérarité. On se rend compte à quel point la fiction d'un fan et l'œuvre littéraire d'un romancier professionnel, usant du procédé de la transfictionnalité, sont proches. Les points communs sont nombreux. Dans les deux cas, on explore un monde imaginaire, on s'inscrit dans un schéma de conservation et de continuité, on réutilise un matériau d'origine qui n'est pas le nôtre, etc.

Néanmoins, cette exploitation textuelle d'un monde possible reste le fait d'un auteur en littérature. Il s'agit de P.D. James, de Dave Barry et d'autres. A chaque fois, on tient lien un romancier professionnel, travaillant seul une propriété intellectuelle qui ne vient pas de lui. La littérarité des œuvres transfictionnelles tient aussi au statut de l'auteur. Même si le procédé de la transfictionnalité n'est pas le plus commun dans les pratiques littéraires, on retrouve toujours un schéma très classique : un auteur - une propriété intellectuelle - une œuvre qui en découle. Ce schéma classique, qui semble se retrouver dans tous les domaines de la littérature, est-il aussi pertinent et courant dans le cadre des fictions de fans ?


(1) « (la transfictionnalité) doit être distinguée de l'intertextualité, dont elle constitue un cas particulier opérant selon des mécanismes et une économie propres. L'intertextualié repose sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie ou pastiche. La transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base d'une communauté fictionnelle : constituent un ensemble transfictionnel, non pas les textes qui mentionnent un personnage comme Sherlock Holmes (par exemple celui que je suis en train d'écrire), mais bien les textes où Holmes figure et agit comme personnage. Il en va de même pour les univers fictifs considérés dans leur ensemble. Un auteur qui situerait une histoire dans MiddleEarth, le monde imaginé par Tolkien dans The Lord of the Rings, créérait du coup un ensemble fictionnel dans lequel le texte de Tolkien serait rétrospectivement inclus », Saint-Gelais, Richard, La Fiction à travers l'intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité, page 2 https://www.fabula.org/forum/colloque99/PDF/Saint-Gelais.pdf, page consultée le 20/03/2013

(2)  Directive 93/98, 29 octobre 1993, relative à l'harmonisation de la durée de protection du droit d'auteur et de certains droits voisins. En ligne : https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:31993L0098:fr:HTML, page consultée le 20/03/2013

(3) « Nouvelle Star 2013 : revivez la reprise rock de « Gangnam Style » par Flo : https://www.metrofrance.com/culture/nouvelle-star-2013-revivez-la-reprise-rock-de-gangnam-style-par-flo/mmaw!OZsb6Nc5ps426/, page consultée le 20/03/2013

(4) Putain de toi, album collectif, https://musique.fnac.com/a1888984/Hommage-a-Georges-Brassens-Putain-de-toi-CD-album, page consultée le 20/03/2013

(5) Rabau, Sophie, Quinze (brèves) rencontres avec Homère, Paris, L'Antiquité au présent, Belin, 336 p., 2012

(6) Bauchau, Genry, Antigone, Paris, J'ai lu, 314 p.

(7) Cocteau, Jean, Antigone, Paris, Folio, Gallimad, 111 p

(8) Anouilh, Jean, Antigone, Paris, La petite vermillon, La Table Ronde, 128 p., 2008

(9) Corneille, Pierre, Théâtre III, Paris, Garnier Flammarion, 511 p., 1999

(10) Voltaire, Théâtre complet de M. de Voltaire V1, Kessinger Publishing, 422 p.

(11) Gide, André, Théâtre, Paris, Gallimard, 1942

(12) Cocteau, Jean, La Machine infernale, Paris, le Livre de Poche, 154 p., 1992

(13) Yourcenar, Marguerite, « Le Mystère d'Alceste », Théâtre II, Paris, Gallimard

(14) Corneille, Pierre, Médée,  Paris, Classico Lycée, Gallimard, 160 p., 2012

(15) Anouilh, Jean, Médée,  Paris, La petite vermillon, La Table Ronde, 91 p., 1997

(16) Rouquette, Max, Médée, Paris, Classiques et contemporains, Magnard, 158 p., 2008

(17) Racine, Jean, Andromaque, Paris, Librio Théâtre, Editions 84, 96 p., 2001

(18) Corneille, Pierre, La Toison d'or, Kindle édition

(19) Cocteau, Jean, Orphée, Paris, Librio Théâtre, J'ai lu, 94 p., 2003

(20) Anouilh, Jean, Eurydice, Paris, La petite vermillon, La Table Ronde, 176 p., 2012

(21) Giraudoux, Jean, Electre, Paris, Petits classiques, Larousse, 286 p., 2008

(22) Yourcenar, Marguerite, « Electre ou la chute des masques», Théâtre II, Paris, Gallimard

(23) « L'Antigone de Sophocle, lue et relue, et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges1. Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre », Anouilh, Jean, 4e de couverture de la première édition, Antigone, La Table Ronde, 1946.

(24) L'express Culture, Scarlett, https://fiches.lexpress.fr/livre/scarlett_426069, page consultée le 21/03/2013

(25) « Suite et fin de l'affaire des Misérables - Cour d'appel de Paris du 19 décembre 2008 », https://www.sacd.fr/Suite-et-fin-de-l-affaire-des-Miserables-Cour-d-appel-de-Paris-du-19-decembre-2008.1188.0.html, page consultée le 21/03/2013

(26) « Le roman d'Horowtiz est la première suite de Sherlock Holmes a avoir été écrit avec l'accord de la « Conan Doyle estate », « Horowitz's novel is the first Sherlock Holmes addition to have been written with the endorsement of the Conan Doyle estate », Sansom, Ian, The House of Silk by Anthony Horowitz - review, https://www.guardian.co.uk/books/2011/oct/27/house-silk-anthony-horowitz-sherlock-holmes, page consultée le 19/03/2013

(27) « Postuler que les textes de fiction renvoient à des mondes possibles, c'est en effet admettre que le principe d'une corrélation entre texte et hors-texte, mais préciser aussitôt que ce hors-texte, loin de se confondre avec la réalité empirique, est en fait une construction abstraite dont le fonctionnement interne est largement tributaire du texte », Saint-Gelais, Richard, « Le monde des théories possibles : observations sur les théories autochtones de la fiction », La Théorie littéraire des mondes possiblesž Paris, CNRS Edition, p.102

(28) Lavocat, Françoise, « Les genres de la fiction - Etat des lieux et propositions », La théorie littéraire des mondes possibles, Paris CNRS éditions, p.15

(29) Gallarino, Aurore, « Henry Jenkins explique sa vision du transmedia et de l'engagement des publics », https://www.transmedialab.org/autre/henry-jenkins-explique-sa-vision-du-transmedia-et-de-lengagement-des-publics/, page consultée le 21/03/2013

 

 

Article d'origine : https://levelfive.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=263:reflexions-journal-dun-memoire-ii-a-la-transfictionnalite-en-litterature&catid=35:reflexions&Itemid=29

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