Avant se lancer dans l'analyse comparée des jeux vidéo et des romans du corpus de cette étude, il convient de définir une approche critique. En effet, comment aborder le jeu vidéo ? D'autres médiums d'expression artistique ont connu l'élaboration de méthodologies critiques. Par exemple, le cinéma a bénéficié du travail d'universitaires comme Jacques Aumount ou Christian Metz. La littérature a également nourri de nombreux essais critiques permettant d'analyser des romans.

Christian Metz


S'interroger sur une méthodologie pour approcher le jeu vidéo, c'est tout d'abord se questionner sur la définition même du jeu vidéo. On trouve, dans certains essais littéraires, des éléments applicables au média interactif. Umberto Eco, dans son livre L'œuvre ouverte, décrit des caractéristiques propres à certaines compositions musicales ou romanesques qui sont tout autant adoptables, a posteriori, par le jeu vidéo. Lorsqu'Eco cite Pousseur sur la musique sérielle post dodécaphonique, on retrouve un portrait de l'œuvre ouverte qui correspond sur bien des points au jeu vidéo[1].

Umberto Eco évoque l'auditeur non plus dans une position statique mais dynamique, ce qui correspond au joueur de jeux vidéo qui doit agir pour mettre en mouvement le monde dans lequel il évolue. De même, Umberto Eco aborde le nombre de choix possibles[2], forcément restreints pour une bonne transmission de l'information, dans l'œuvre ouverte. Les jeux vidéo du corpus, en particulier les jeux d'aventure type point and click[3] (pointer et cliquer) correspondent à cette structuration de l'information.

Umberto Eco

Des jeux comme Retour sur l'île mystérieuse de Kheops Studio par exemple, jeu du corpus, offre une pluralité de choix qui à certains moments se recoupent pour faire progresser l'histoire. Il est possible d'accomplir telle ou telle action, l'ordre est interchangeable jusqu'à un certain point. C'est une vision possible des choix pour le joueur dans un jeu vidéo.

Ainsi, le jeu vidéo est d'abord un média donnant une place active au spectateur tout en bornant ses choix pour ne pas diluer l'information. Le spectateur devient d'une certaine manière acteur mais également créateur. Par ses actions, il déclenche des mécanismes qui font progresser l'histoire. Markku Eskelinen résume cette multiplicité des rôles du joueur dans l'article « Towards Computer Game Studies »[4] issu du livre First Person, New Media as Story, Performance and Game.

Retour sur l'île mystérieuse

Du fait de son caractère particulier, si différent des autres arts, le jeu vidéo pose à la fois un problème de définition mais également d'approche. Matthieu Triclot relève ce problème dans son livre Philosophie des jeux vidéo en mettant en avant la partie expérience que suscite chez le joueur le jeu vidéo : « Le jeu vidéo est un drôle d'objet : un objet pour lequel on ne peut pas se contenter, précisément, d'une description d'objet. Il présente ainsi une propriété que l'on pourrait appeler l'irréductibilité des expériences à la seule description du dispositif du jeu »[5]. Comment rendre compte de cette expérience ? Pour Matthieu Triclot, il ne faut pas se contenter d'une description froide du jeu. Il ne faut pas en rendre compte comme on analyserait la notice d'un jeu traditionnel.

Même en cherchant du côté des théoriciens du jeu comme Roger Caillois[6] ou Jacques Henriot[7], on ne trouve pas de méthodologies efficaces pour aborder le jeu vidéo. Mathieu Triclot évoque des classifications provenant de ces deux penseurs applicables au jeu vidéo mais ces dernières sont toujours transgressées[8]. C'est par cette transgression que l'on se rend compte du caractère unique du jeu vidéo. D'ailleurs, Mathieu Triclot le précise en distinguant l'expérience que l'on retire d'un jeu traditionnel de celle d'un jeu vidéo : « Dans les jeux vidéo, on joue avec une machine dont la propriété fondamentale est de pouvoir reproduire sous forme de simulation de petits univers, pour peu qu'on puisse en livrer les règles. De là, une forme d'expérience spécifique dans la zone simulation-calcul qui n'a pas d'équivalent direct dans les jeux traditionnels »[9].

Le Jeu, de Jacques Henriot

Malgré des analogies avec les théoriciens du jeu et une littérature d'expérience (les œuvres ouvertes que nomme Umberto Eco), le jeu vidéo reste pourtant indéfinissable. Le jeu vidéo n'est ni un film, ni un livre, ni un jeu traditionnel mais emprunte un peu à tous ces médias. Janet Murray, dans un article issu de First Person, New Media as Story, Performance and Game, « From game-story to cyberdrama », résume cet aspect foisonnant du jeu vidéo[10]. Le jeu vidéo est un média incluant de l'image, du texte, des sons ou encore des univers virtuels à parcourir.

Le jeu vidéo serait une sorte de synthèse d'autres médias, médias de l'image comme le cinéma ou médias du texte comme la littérature. C'est ce qu'avance Jon McKenzie dans sa réponse à Henry Jenkins dans le premier tome de First Person, New Media as Story, Performance, and Game[11].

Du fait de ce caractère hybride, le jeu vidéo serait donc à étudier aussi bien comme un film, un roman qu'un monde fictif modélisé en deux ou trois dimensions, parcourable plus ou moins librement.

Depuis le début des années 2000, un nouveau champ d'étude est apparu. Il s'agit des game studies qui regroupent des travaux de réflexion provenant pour une grande part des pays anglo-saxons et portant sur les jeux vidéo[12].


A l'intérieur de ce champ d'étude, on distingue deux approches s'opposant. D'un côté, il y a les tenants de la narratologie, de l'autre ceux de la ludologie[13]. L'étude qui sera menée dans ce mémoire se rapproche plus d'une approche narratologiste que ludologiste puisqu'il s'agit de se focaliser sur la narration, du passage d'une narration linéaire (roman) à une narration plus libre (jeu vidéo).

Seulement, l'étude de cette narration passera autant par l'étude du texte, des images que par les différentes interactions du personnage, dirigé par le joueur, dans un univers fictif. Henry Jenkins utilise l'expression « narrative architects »[14] pour définir les game designers autrement dit les créateurs de ces mondes virtuels dans lesquels évoluent les joueurs.

%A9oludiques/121393444645752