Après Nomad Soul et avant Heavy Rain, David Cage avait proposé aux joueurs une œuvre qui se voulait tout aussi mature et émouvante que les deux jeux précités. Seulement, après quelques heures de jeu, et une fin déroutante (au mauvais sens du terme), le verdict est sans appel : un jeu médiocre boursouflé de prétention, incapable de se dégager d'une aura de mauvaise série B.

 

 

 

Des cinématiques déguisées, des interactions non justifiées

David Cage ne cesse de le répéter, il veut révolutionner le jeu vidéo. Du coup, il cherche, il tente. Sa solution, pour le cas de Fahrenheit, la scène cinématique déguisée. On enchaîne ces passages cinématographiques en ayant une marge de manœuvre faible. Le problème n'est pas l'utilisation d'un tel procédé mais plutôt l'absence de justification de la part du créateur français.

Prenons un exemple concret. Vers la fin du jeu, on découvre un clan de mystiques vêtus de noir (une caricature bien épaisse des religieux) qui adresse la parole à un pauvre homme, au centre de l'assemblé. La séquence n'est qu'une longue scène cinématique où l'on découvre un échange musclé entre l'accusé et ses juges. Mais comme David Cage refuse qu'on le pointe du doigt en lui objectant qu'il utilise de façon outrancière un tel procédé, il rend artificiellement interactive une scène essentiellement verbeuse qui n'avait pas besoin de l'intervention du joueur. Ce passage ne propose aucune justification, présente un intérêt ludique et créatif nul. La caméra bouge et le joueur enchaîne des combinaisons sans comprendre l'intérêt ni l'impact de la chose. Si l'on ne faisait rien, la cinématique ne serait en rien modifiée.

Outre l'overdose que subira le joueur s'il va jusqu'à la fin du jeu, ces actions contextuelles, qui ne le sont parfois pas du tout, sont atrocement ennuyeuses et, une fois encore, non pertinentes, non justifiées. Elles se résument à des codes de couleur à effectuer en suivant le bon timing. Plusieurs questions demeurent sans réponse : pourquoi ces couleurs ? Pourquoi le rouge puis le vert et non le vert puis le rouge ? Pourquoi ce rythme ? Quasiment toujours le même ? Pourquoi donc enchaîner des combinaisons de couleur et pas des combinaisons d'images par exemple ? Pourquoi une action contextuelle à tel moment et pas à tel autre alors que les deux scènes sont similaires ? C'est l'arbitraire du prince qui saute aux yeux. Cela est ainsi car je l'ai décidé, point.

Le gros problème, c'est que les actions effectués par le joueur ne traduisent pas les gestes des personnages. Les combinaisons sont déconnectées de l'action qui se passe sous nos yeux. Une fuite du héros ? On peut penser qu'un coup de stick à gauche va se traduire par un mouvement vers la gauche, un geste, un regard dans cette direction. Il n'en est rien.

Prenons un autre exemple concret. Tyler, le policier noir, et sa femme dansent dans leur appartement. On se dit que, logiquement, Cage va calquer les combinaisons à effectuer sur le rythme de la musique que l'on entend. Au lieu de cela, les gestes à effectuer sont complètement isolés de ce contexte intime.

A côté de cette déconnexion du gameplay par rapport au récit, certaines actions à effectuer n'ont aucun intérêt. J'entends par là que l'échec de ces combinaisons laborieuses n'a pas même le moindre effet sur l'action visible à l'écran. A un moment donné, Lukas, le fugitif, et la policière hispanique se retrouvent dans un cimetière. L'échange se conclut par une poignée de mains. Manque de chance, je rate mon énième combinaison. La conséquence est que nos deux protagonistes...se serrent malgré tout la main. Lukas est un peu mou dans son geste mais c'est à peu près tout.

L'emprunt et la copie

Esthétiquement, Fahrenheit n'atteint aucun sommet. Le jeu se complait dans la reprise d'éléments graphiques de grandes références pop, provenant la majorité du temps d'Hollywood. Les ralentis sont nombreux. Seulement, il ne s'agit pas du ralenti de Sam Peckinpah tout en finesse, ou du maniérisme d'un John Woo amenant le procédé à son paroxysme esthétique. David Cage se contente de poursuivre le sillage creusé par la saga Matrix en pensant qu'en ajoutant un ou deux ralentis à une scène d'actionon la rendra plus forte. Le procédé ne fait pas tout.

David Cage réutilise jusqu'à l'esthétique des costumes de certains films. C'est ainsi que les moines agressifs du jeu ressemblent aux religieux du film Les rivières pourpres 2 : les Anges de l'Apocalypse d'Olivier Dahan sorti un an plus tôt. De même, Cage reprend presque trait pour trait la conduite de la grande bataille de Nemo contre les sbires de la Matrice dans Matrix Reloaded sorti en 2003 (deux ans avant Fahrenheit). L'affrontement sur les buildings entre Lukas et un moine fou est similaire sur beaucoup de points. La scène s'éternise pour déboucher sur la fuite du héros, comme dans le film américain. David Cage n'arrive jamais à sublimer ses emprunts. Il copie, maladroitement, quelques éléments qui ne constituent malheureusement pas la quintessence du cinéma.

Les Rivières pourpres 2

Le seul emprunt intelligemment réutilisé demeure la segmentation de l'image provenant de la série 24 heures chrono. Cette fragmentation donne de bons résultats. Par exemple, à un moment donné Lukas voit son téléphone sonner. L'image se scinde en deux, le téléphone et Lukas. Le téléphone poursuit son appel infernal jusqu'à ce que l'on décroche. En séparant l'image en deux, Cage ajoute de la tension à la scène en rappelant sans cesse au joueur l'existence du téléphone. On ne peut le fuir, où que l'on aille avec l'avatar. Autre bonne utilisation du procédé, lorsque Lukas se réfugie dans un hôtel miséreux, l'image se segmente une fois encore en deux. Dans une des parties, deux policiers traversent le couloir jusqu'à la chambre du fugitif; dans l'autre, on dirige Lukas en cherchant un moyen de sortir. Là encore, la pression est intelligemment dosée et de ce fait la séquence est porteuse d'un sentiment de danger bien retranscrit.


De bonnes idées mal exploitées

David Cage a de bonnes idées, seulement leur mise en application est parfois laborieuse et donne pour résultat un gigantesque raté. Par exemple, le jeu propose une barre de moral tout au long de l'aventure. Celle-ci varie en fonction de nos réponses/découvertes/actions. Problème, il arrive que l'on commence une séquence en constatant que notre personnage est déprimé. C'est le cas de la femme policière hispanique avant d'aller boxer. Là encore, des problèmes de justification. On trouve également l'inverse. A un moment donné, Lukas, qui est pourtant un fugitif/tueur au bord du gouffre, voit sa barre avec un bon niveau. Il est presque heureux alors qu'il est l'ennemi public numéro 1. Petit problème de logique.

L'autre gros défaut de cette barre, c'est sa graduation. Autant, lorsque le moral chute, les états changent. On est « tendu » puis « déprimé » et ainsi de suite. Seulement, lorsque la jauge monte, on ne plafonnera qu'à un étrange « neutre ». Pas de « bien dans sa peau », « heureux », « reposé », juste « neutre ». Pourquoi être explicite dans un sens et vague dans l'autre ? Encore un problème de logique. Et puis, soyons honnête, l'incidence d'une telle barre sur le jeu est assez minime. Ces fluctuations de l'âme ne bouleverseront pas notre personnage ni le cours de l'histoire. Au mieux il dira qu'il est triste, lâchera quelques phrases ici et là mais c'est tout.

Clichés en pagaille

On ne peut pas dire que David Cage soit un grand créateur de personnages. Poncifs et clichés viennent s'aligner tranquillement au fur et à mesure que l'histoire se déroule sous nos yeux. Le policier noir est une bonne synthèse de cette manière de faire. Il écoute de la funk chez lui, vit dans un décor très 70's avec un papier peint psychédélique et surtout témoigne d'une vie à vous arracher des larmes grosses comme le poing. Notre Cosette au masculin a vécu une enfance difficile dans le Bronx. On aurait presque l'impression d'un retour dans les années 80 avec la vision du nègre sympa et travailleur, à la Eddie Murphy, des films hollywoodiens de l'époque.

Je passe rapidement sur le vieux flic à deux jours de la retraite, David Cage probablement trop nourri aux mamelles des productions standardisées américaines aime les personnages creux et le fait savoir. Si l'on parlait d'un épisode de Walker Texas Ranger, il n'y aurait pas de raison de se plaindre mais là il s'agit tout de même d'un jeu vidéo avec de grandes prétentions créatives. Les personnages les plus risibles, mais probablement les plus drôles, demeurent les clochards résistants. En effet, nos hommes des rues forment en réalité une sorte de milice secrète dans les égouts d'une grande ville américaine.

L'amour improbable

Certes, les personnages sont caricaturaux et ne dégagent rien si ce n'est l'impression d'une vague mécanique rouillée conduisant les braves à agir en automates déclinants. On pouvait se dire que, malgré tout, les relations seraient intéressantes. Touchantes vu que Cage n'a de cesse de mettre en avant le mot « émotion » dans ses interviews.

Encore une fois, il n'en est rien. Petit exemple de relation incongrue, l'histoire d'amour qui se tisse entre Lukas et la policière hispanique. Alors que la jeune demoiselle pourchasse pendant les Ÿ du jeu le jeune homme en se jurant de le coincer, d'un coup d'un seul, dans le dernier quart de l'aventure, elle décide de se rallier à sa cause et accepte même de lui faire l'amour dans un wagon désaffecté perdu dans les méandres du métro.

Pourquoi ce revirement ? On passe presque de la policière droite et irréprochable à la nymphomane sans l'ombre d'une explication. David Cage nous inflige un retournement gratuit, à la manière de ces romans fleuves des feuilletonistes du XIXème siècle. Il s'agit plus de faire un coup que de construire une œuvre.

La seule justification de cette relation étonnante est la scène de sexe dans le métro. Elle est racoleuse et d'autant plus incongrue qu'elle est le point d'orgue d'une relation absurde. La caméra tourne et s'attarde avec la lourdeur d'un réalisateur de film érotique sur les parties les plus charnues du couple. David Cage est probablement fier d'apporter du sexe dans le jeu vidéo. Le problème, c'est qu'il ne suffit pas de faire dans la rareté pour faire de la qualité. Il faut aussi apporter un peu de subtilité à tout cela.

Des incohérences à la pelle

Fahrenheit regorge également d'incohérences scénaristiques. Premier exemple, Lukas se rend chez un éminent professeur universitaire spécialiste des Mayas. Il l'a vu à la télévision, du coup il se dit qu'il faut le contacter par rapport aux visions qui l'assaillent. Le plus absurde, c'est que Lukas arrive à avoir un rendez-vous en un coup de téléphone alors que l'homme passe à la télévision et qu'il ne connait absolument pas son interlocuteur. Autre élément absurde : le rendez-vous lui-même. Lukas se rend dans un musée mais le gardien de nuit ne fait pas le lien, alors que c'est son métier, entre le jeune visiteur et l'ennemi public numéro 1 visible à la télévision et dans les journaux. Le gardien lit son édition du soir, avec le visage de Lukas en une, mais tel l'aveugle il laisse passer le héros du jeu en prenant même la peine de répondre à une de ses questions.

Autre incohérence, la première rencontre entre Lukas et la policière hispanique. La jeune femme interroge longuement notre suspect, les preuves de sa bizarrerie s'accumulent mais elle n'en fait rien. Lukas porte des bandages sur les bras, un livre de Shakespeare (comme sur les lieux du premier crime, même type de livre, rare) trône à côté de lui et surtout le jeune homme suinte, tremble et pousse des cris hystériques à intervalles réguliers. Elle sait de plus qu'il a fait une crise dernièrement au sein de l'entreprise mais se contente de partir en lui faisant un salut de la main.

Dernière incohérence, après le premier crime dans un bar notre jeune policière interroge la serveuse. Cette dernière lui avoue dans un premier temps n'avoir vu qu'un instant le possible tueur et donc être dans l'impossibilité de le décrire. Pourtant, quelques questions plus tard, alors qu'on lui demande si elle peut venir le lendemain matin faire un portrait robot, elle répond « oui ». Etonnant d'accepter de se plier à un tel exercice quand on dit n'avoir aucun souvenir du visage du potentiel coupable.

Détournements et dérisions

David Cage s'amuse, avec malice et un certain talent, à détourner l'information traditionnelle d'un journal pour servir différentes causes. Sur le PC de Lukas, en surfant sur Internet, on aperçoit un moment donné une photo du créateur français. La nouvelle nous apprend qu'il vient de porter Nomad Soul en film et que cette adaptation connaît un succès public et critique. Il semble difficile de ne pas voir ici une certaine ironie de Cage à l'encontre des critiques récurrentes qu'essuie le développeur (vrai-faux créateur de jeux vidéo, utilisation de cinématiques à la place d'un gameplay plus interactif, etc.).

Autre détournement amusant, toujours via le PC de Lukas et toujours sur Internet : une nouvelle d'un journal en ligne nous apprend un massacre dans un collège américain. La cause, selon l'auteur de l'article serait les jeux vidéo. Petit tacle amusant à cette chasse aux sorcières dont nos médias généralistes sont friands, le jeu vidéo étant le bouc émissaire par excellence.

Mention

Commentaire : Fahrenheit est un jeu potentiellement intéressant mais concrètement raté. En ne réussissant à proposer qu'un récit digne d'un téléfilm, des clichés en pagaille et une esthétique racoleuse, Cage ne parvient jamais à nous embarquer dans son histoire. Mais surtout, au-delà d'un récit laborieux et lourd, le jeu ne révolutionne pas le média jeu vidéo et souffre d'un manque de logique et de cohérence.

L'article d'origine : https://levelfive.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=198:chronique-fahrenheit-pc&catid=40:pc&Itemid=28

Suivez-nous sur Twitter : https://twitter.com/#!/alfouxlf

Rejoignez-nous sur Facebook : https://www.facebook.com/pages/Levelfivefr-Chroniques-vid%C3%A9oludiques/121393444645752