Le jeu Heavy Rain sortit le 24 février 2010 en France. Globalement, les avis furent élogieux. Néanmoins, dans ce concert de louanges, quelques sites se permirent de ne pas crier à l'excellence. Il ne s'agissait pas de parler d'un jeu raté mais plutôt de nuancer la liesse générale. Du coup, sur son blog VIP hébergé par Gameblog.fr, David Cage s'en était pris aux deux sites français mollement enthousiastes : jeuxvideo.com et gamekult.com, ainsi qu'à Edge pour faire dans l'international. Selon lui, ces « mauvais » tests n'étaient que le résultat d'adolescents attardés. Même si l'affaire est ancienne, elle a le mérite, une fois analysée, de présenter les possibles rapports entre sites spécialisés et créateurs, entre ego et réalité.

 

 

David Cage

 

 

 

 

 


 

Avant de commencer cette analyse, recopions ici les propos de David Cage concernant les sites vilipendés par le créateur français :

 

« Les articles désagréables sont finalement à compter sur les doigts d'une main, ce qui est plutôt inattendu. Les deux principaux sites français de jeux vidéo sont au premier rang de ceux qui n'ont pas aimé (on n'est décidément jamais prophète en son pays...). L'ensemble de la presse française a réservé un accueil très positif au jeu conforme aux réactions des autres pays, mais ces deux sites sont curieusement passés totalement à côté du jeu. Au-delà des notes médiocres (dont la plus mauvaise note tous pays confondus, trois points en-dessous de la moyenne mondiale quand même...), c'est la médiocrité des articles qui m'a frappé. Pas de réflexion, pas d'analyse, juste un texte de gamin de quatorze ans dans une cour de récréation. Les développeurs et les éditeurs essaient de faire évoluer les jeux vidéo, il faudra un jour qu'une certaine presse sur internet se remette également en question.

 

Autre mention spéciale pour le magazine anglais EDGE, autre exception internationale. Autrefois magazine de réflexion et d'avant-garde, le magazine n'est décidément plus ce qu'il était. Après trois mois d'articles désagréables sur Heavy Rain (dont deux avant la preview, c'est-à-dire sans avoir eu accès au jeu...), la review était prévisible. Un étrange article en forme de règlement de comptes où mon nom apparaît une phrase sur deux, comme si la review était sur moi et pas sur le jeu. Là encore, pas d'analyse, pas de réflexion, pas de recul, juste du verbiage pseudo-intello sans le moindre contenu. »

 

I) Jeuxvideo.com se lâche

 

 

Une référence à 2001, l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick

 

Jeuxvideo.com, peu connu pour ses prises de risque, fait pourtant preuve de bravoure en chroniquant intelligemment la création de Quantic Dream. Logan, le testeur, reproche dans un premier temps à Heavy Rain de ne pas réussir à se libérer de ses influences. Quand on parle d'influences, il faut bien faire attention à ce que l'on dit. Dans un vieux Master Class, à l'époque du film Le Pacte des loups, le réalisateur Christophe Gans définissait en trois catégories ces fameux rapports d'un film à l'autre, à d'autres même. Selon lui, on peut d'abord parler de clins d'œil, petites perches explicites pour les cinéphiles (tel élément, telle ambiance...faisant penser à tel ou tel film) ; de vagues influences, allusions plus vaporeuses ; et de « pillages ». Pour illustrer cette dernière catégorie, on peut citer Francis Ford Coppola qui dans un de ses films réutilise plan pour plan une scène de l'Orphée de Cocteau. Cet « emprunt », non mentionné, est en effet un vol.

 

Tout cela pour dire que ce cher Logan reproche à David Cage à la fois la vague influence, deuxième catégorie, qui prédomine dans son œuvre et dont il n'arrive pas à se détacher (s'inspirer du Seven de David Fincher sans faire autre chose qu'une copie du film original selon le testeur de jeuxvideo.com), et de l'autre une certaine tendance à l' « escroquerie ». Le journaliste relève quelques emprunts troublants au niveau des dialogues. Autrement dit, des répliques identiques entre le jeu de Cage et le film du réalisateur américain.

 

Mais Logan n'est pas là que pour pointer du doigt les mauvaises actions de David Cage en la matière, il relève également, et cela positivement, les clins d'œil du développeur. Le testeur évoque ainsi la reprise de la scène du monolithe dans 2001 l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Ethan, le père de famille cherchant son fils dans le jeu, se retrouve un moment donné dans une salle d'une blancheur aveuglante comme l'astronaute du film américain. Ainsi, le début du test oscille entre le constat positif et négatif de l'influence.

 

Le moins que l'on puisse dire, c'est que développer une telle critique, flirtant avec l'analyse comparée jeux vidéo/cinéma, est loin d'être le propre d'un adolescent. Surtout si l'on reprend la vision caricaturale de David Cage. En suivant le créateur français, on pourrait dessiner le portrait d'un adolescent plus affamé de productions Europacorp que de films de Kubrick (sauf peut-être Full Metal Jacket, l'œuvre la plus abordable, dans son ensemble, du cinéaste).

 

 


 

A un autre moment, Logan se plaint d'une mauvaise utilisation des thèmes musicaux dans Heavy Rain. Pour le testeur, le jeu reste trop proche, on retrouve une fois encore cette notion de l'emprunt troublant, du travail de Howard Shore. Exemple concret à l'appui, notre testeur parle de l'apparition récurrente du thème central pour des actions aussi variées qu'un combat ou la réalisation d'œufs brouillés. Une réutilisation aussi abusive conduit forcément à la dévaluation de la composition. Le thème perdant ainsi tout son impact. Pourquoi une même tension dramatique pour une action où l'on risque sa vie et le fait de se faire à manger ? Certes, rater la cuisson d'œufs est grave en soi, cholestérol/mauvais goût, mais on est quand même loin de la tentative de meurtre. Une critique de la bande son d'un jeu qui interroge son utilisation ? Encore une fois, une telle subtilité est étonnante de la part d'un adolescent bas du front.

 

Plus loin, Logan parle de la banalité des actions. Comme David Cage parle d'un critique « attardé », on est en droit de s'attendre à une saillie du style : « ouah c'est trop nul, y a pas d'action, on fait des trucs débiles » (ce que l'on a pu lire dans certains tests d'amateurs). Hors, le critique apprécie le fait de s'imposer des actes ordinaires pour se fondre dans notre personnage. La volonté d'immersion que Cage voulait instaurer est donc bien comprise, l'attardé gagne un bon point. C'est plus le dosage de ces actions qui pose problème pour le testeur de jeuxvideo.com. Un rythme un peu mollasson qui conduit même pour Logan, ce qui est paradoxal quand on connait la visée initiale du jeu, à briser l'immersion. Ainsi, le testeur comprend le but de Cage mais il désapprouve son application. L'être stupide n'en finit pas de nous étonner.

 

Le principal reproche que l'on pourrait faire à ce test de jeuxvideo.com, ce de n'être au fond qu'un test classique. Balisé dans son déroulement, réduit dans ses analyses. Le syndrome de la grille à remplir. Ainsi, lorsque le testeur Logan parle d'un scénario digne d'un direct-to-video, on aimerait en savoir plus. Pourquoi un tel jugement ? Néanmoins, le ton global est plutôt intelligent. Ni une charge facile et excessive, ni un éloge un peu béat. Juste une critique positive, avec des nuances.

 

II) Gamekult.com et l'ennui

 

 

Un QTE dans le jeu Shenmue

 

Le test du site gamekult.com fut beaucoup plus classique dans sa critique. Classique et non puéril ou adolescent. C'est le testeur Poischich qui s'occupa du gros dossier Heavy Rain. Son propos mettra surtout en avant l'ennui que provoque le jeu. Il souligne, par exemple, une mise en place longuette de l'aventure. Et surtout, l'utilisation abusive des QTE.

 

Le quick time event servit, en premier, à souligner un moment fort de l'action. C'était le cas dans Shenmue avec ses fameuses courses-poursuites, point d'orgue des scènes d'action dans lesquelles agissaient Ryu. De même, dans un titre comme Bayonetta, le QTE permettait de finir un boss avec éclat. Mise en scène cinématographique, virtuosité de la caméra, tels étaient les éléments constitutifs de ces passages vidéoludiques.

 

 


 

Poischich ne critique pas frontalement les QTE, il critique surtout l'usage qui en est fait. Trop de QTE qui forcent à être sur le qui-vive en permanence, à réagir à des enchaînements à reproduire. Pour le testeur de gamekult.com, il est fatiguant d'être dans une telle posture pour des actions aussi anodines que se faire du café ou préparer à manger. Pourquoi, selon lui, refuser la fluidité d'un bouton d'action, affecté pour tout le jeu, du style le bouton A (une convention comme une autre), qui permettrait de « faire couler » ces actes anodins. Il serait peut-être préférable, pour plus de fluidité et donc de réalisme, ce réalisme que cherche David Cage, de trouver un concept (comme celui évoqué précédemment) pour évacuer rapidement des actions mineures et réduire considérablement le temps de jeu pour que le déplacement et l'action se rejoignent au mieux. Bref, créer une union quasi parfaite, belle et lisse, au lieu de scinder l'aventure en micro-jeux dont l'intérêt n'est pas toujours au rendez-vous.

 

Autre reproche de Poischich concernant les QTE, le fait que les choix cruciaux du jeu se fassent sur des actions contextuelles plutôt que sur des réflexions mûries de la part du joueur. On ne peut susciter l'émotion qu'en travaillant ses personnages, en développant une implication du joueur à l'aventure, comme ce que Mass Effect fit afin de servir, au moment propice, des choix moraux. Des choix forcément plus percutants dans la mesure où ils émanent de personnages attachants et complexes. Ainsi, pour le testeur de gamekult.com, le choix d'un embranchement pourra se décider sur l'exécution réussie, ou non, d'une gestuelle. Comment se sentir émotionnellement impliqué dans un bouton manqué ?

 

Le moins que l'on puisse dire, c'est que ces critiques, même si trop axées sur les QTE au final, même si trop prises dans le cadre conventionnel du test, n'en demeurent pas moins intéressantes. On peut adhérer ou non à ces remarques, mais il semble difficile de dire qu'elles sont l'émanation d'un cerveau limité. Il y a critique d'un procédé et développement de la critique. Développement qui glisse vers une réflexion, pas assez ample malheureusement, plus générale sur l'émotion dans le jeu vidéo.

 

III) Gameblog.fr et l'éloge

 

Alors que David Cage critique ouvertement les deux sites spécialisés évoqués plus haut, le créateur français ne s'en prend pas à gameblog.fr. Rappelons tout d'abord que le site offrit, peu avant la sortie du jeu, une tribune au développeur (un blog VIP). Mais également, un habillage publicitaire aux couleurs de la production Quantic Dream qui vint recouvrir ces lieux numériques (fonds d'écran et petit origami dans le logo du site) ; des interviews fleuves de David Cage ainsi que des reportages dans les locaux du studio français ou encore un podcast entre David Cage et Eric Viennot.

 

Le jeu sorti, gameblog.fr offrit au dernier né de David Cage un test élogieux (5/5, le jeu parfait). Du coup, l'exposition précédente du jeu, sur ce même site, n'en devint que plus suspecte. Un lecteur de gameblog.fr, visiblement écœuré par ce tapis rouge à peine voilé, proposa à l'époque, sur l'un des forums du site, un screen résumant cet emballage médiatique.

 

 


 

Certains parleront d'amour exposé. Certes, mais autant d'amour ressemble au final à un long et lent plan marketing. Un service pub dans lequel vient se fondre le test louangeur qui prend ainsi des accents de communiqué de presse et non plus de critique vidéoludique. Cette affaire nous rappelle forcément celle du site jeuxactu.com qui rehaussa la note de Timeshift, de 9 à 16, lorsque la campagne publicitaire du jeu vint recouvrir le site spécialisé. Affaire différente mais similaire sur plusieurs points.

 

IV) Conclusion

 

 

 

David Cage n'est pas un idiot, il nous montre simplement par sa réaction qu'il est le produit de son époque. Une époque où le critique est de plus en plus chahuté dans sa légitimité, de plus en plus remis en question dans son existence même. Un critique, c'est quelqu'un qui propose une réflexion, une vraie analyse, c'est un initié avant tout. Un homme qui déroule une argumentation. Dire des critiques négatives, surtout quand celles-ci proposent des nuances, des développements, une argumentation, bref l'envers du jugement de valeur simpliste, qu'elles proviennent d'attardés ou de gens à côté de la plaque, c'est nier la critique. Et, au passage, n'accepter que les louanges, lisses et suspectes, d'amis comme le site gameblog.fr. David Cage n'est pas Dieu, il peut s'être trompé, quelques erreurs sous les bonnes idées. Il serait temps de faire preuve d'un peu d'humilité, les critiques n'ont pas toujours raison mais de là à les prendre de haut...il  y a de la marge.

L'article d'origine : https://levelfive.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=167:reflexions-le-createur-et-la-critique&catid=35:reflexions&Itemid=29

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