Certains jeux terminés me donnent la sensation d'un plaisir non achevé. Un peu comme si, les différentes sessions se succédant, le bien-être censé être au rendez-vous avait fait faux bond. En réfléchissant à ce problème, j'en suis arrivé à décortiquer ma propre expérience de joueur. Tout est limpide, une question de ludique et de cérébralité.


I) Un jeu, un livre

Honoré de Balzac

C'est après avoir terminé le jeu Red Dead Redemption que la puce vint se faire entendre à mon oreille. J'avais pris le temps de faire tranquillement cette aventure solitaire. Seulement, en regardant les notes dithyrambiques de la presse spécialisée, je me rendis compte que mon ressenti n'était pas aussi flamboyant que ce que les testeurs décrivaient.

Une appréciation plus négative de ma part ? Oui, mais pas seulement. Ce petit bémol ne pouvait pas se résumer uniquement à un avis subjectif différent. Donc, de l'arbitraire in-critiquable d'une certaine manière. J'avais apprécié le jeu mais un profond ennui m'avait emparé à certains moments de l'aventure. Une analogie se fit presque automatiquement dans mon esprit. Je me remémorai Balzac et son Père Goriot. Pourquoi ce morceau de la Comédie humaine ? Quel est le rapport entre le jeu de Rockstar et ce roman réaliste ?

II) Nourrir l'interprète

Une gravure représentant une scène des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos

La réponse est simple. J'ai pris beaucoup d'intérêt à analyser Red Dead Redemption. A prendre des notes après mes sessions de jeu, à revenir dessus, à approfondir tout cela. La construction cyclique, la dimension économique voire politique du jeu, la morale pessimiste, voire célinienne (c'est toujours les sans-grades qui l'auront dans le cul en quelque sorte, eux qui font le sale boulot et que l'on paie mal), la finesse des relations entre certains personnages, etc.

Un jeu capable de nourrir une foule de lectures, interprétations, riche à analyser, bref une belle création. Car, il faut bien le rappeler, une bonne œuvre c'est une œuvre qui nourrit l'interprète. Prenons le cas de la littérature, je parlerai de Balzac juste après. Un roman dont on ne peut rien tirer, aucune lecture possible car, en quelque sorte, le roman dit déjà tout et ne dit rien de plus, ce n'est pas une grande œuvre, une création au sens noble du terme.

C'est pour cette raison qu'un Marc Levy, qui ne nourrit rien si ce n'est le désir insatiable de lecture de jeunes ou vieilles demoiselles, ne rentre pas dans le champ de la littérature. Pas dans le même champ que Rousseau pour rester dans des thématiques amoureuses. Avec La Nouvelle Héloïse, Rousseau ne fait pas, comme Marc Levy, que dépeindre une histoire d'amour. Il apporte également sa réflexion sur les passions (forcément intérieures, tout jaillissement étant une violence), leur contrôle, le rapport de l'être amoureux à la société dans laquelle il s'intègre (ne pas provoquer de rupture du contrat social qui structure la société), la glorification de l'âme pure (Rousseau s'opposant à la mystification justifiée de Diderot), etc.

Rousseau apporte des niveaux de lecture à son roman. Il injecte une réflexion. D'autres auteurs dépeignent des histoires suffisamment riches pour permettre diverses lectures. C'est le cas des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Un auteur comme Roger Vailland n'a cessé d'apporter des interprétations modernes de l'œuvre de Laclos. Il se fend même d'une interprétation marxiste des rapports de force décrits dans le roman épistolaire. Tout cela est anachronique, pas de marxisme à l'époque, mais pertinent. On peut en effet, tout cela tient debout, y lire une lutte des classes personnifiée par Valmont et ces dames.

III) Le ludique et l'analyse

Ainsi, Read Dead Redemption fut pour moi une création riche, intéressante à analyser. Seulement, je n'ai pas pris un grand plaisir à y jouer. Malgré ses bonnes idées, le ludique était assez peu présent lors de mes sessions de jeu. Par exemple, ne proposer que quatre/cinq canevas pour toutes les missions (la séquence avec la gatling, la protection d'un convoi et compagnie), ce qui veut dire de nombreuses répétitions dans les situations rencontrées, clore l'histoire avec des missions inutiles, ne pas assez développer ce système des actions arbitraires (la prostituée qui vole le cheval, le commerçant qui se fait attaquer...)....tous ces détails furent des embûches à mon plaisir.

Le Père Goriot

 

J'en tire donc la conclusion qui s'impose, le ludique et l'analyse ne sont pas forcément liés. Il est tout à fait possible d'avoir en face de soi une œuvre dense, nourrissant notre intelligence, mais absolument pénible à lire, voir ou jouer. Ces deux modes de réception, l'un immédiat l'autre non, sont exclusifs d'une certaine manière et l'on aurait tord de critiquer excessivement un jeu en prétextant seulement qu'il est redondant et donc peu ludique. En effet, derrière cette austérité, ou ce raté sur le plan ludique, il est probable que le soft soit intelligent pour ce qui est de l'analyse. Que l'on parle de la finesse du scénario, d'une esthétique léchée ou d'un sous-texte critique pertinent.

Balzac m'a éclairé dans cette réflexion. Je n'ai jamais pris un grand plaisir à lire ses romans. Style assez plat, narration pas vraiment fluide, des descriptions lourdes et longues...Balzac est poussif sur le plan ludique, là où d'autres auteurs, comme Stephen King, le surclasseront. Seulement, en termes d'analyse, de réflexion, la Comédie humaine impose le respect. Prenons le cas du Père Goriot.

Le Père Goriot s'ouvre sur une longue et lente description de la pension dans laquelle vont évoluer les personnages du récit. Le tout doit bien faire dans les cinquante pages. Balzac nous décrit par le menu cette gargote en s'attardant sur une foule de détails. A lire, on s'endort souvent, on s'ennuie beaucoup. Seulement, l'idée est forte. Balzac fait cette description non pas pour meubler mais parce que, dans sa pensée, lui qui incarne le mouvement réaliste dans la littérature française, il faut connaître précisément le contexte dans lequel évolue l'homme pour mieux comprendre ce qu'il est voire ce qu'il devient. Une condition par le milieu. Brillant mais mal dit, en quelque sorte.

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