L'objet de cet article est de réfléchir à la façon dont les jeux vidéo amènent le joueur à progresser et à s'améliorer, bien souvent dans la douleur. J'ai choisi un titre quelque peu polémique, qui met tout de suite en avant le problème qui se pose dans le jeu vidéo : le manque de diversité dans le mode d'apprentissage proposé, et une construction didactique basée sur la frustration et la punition.


Vous allez comprendre votre douleur, jeunes gens. Peut-être verrez-vous mon générique de fin, mais le sang de vos doigts tâchera les boutons de la console qui m'accueille avant que vous ayez une chance d'y parvenir...

 

 

 

A) J'échoue, je recommence, j'améliore, j'échoue, je recommence, j'am...

L'apprentissage par l'échec, nous le connaissons tous. Depuis notre plus tendre enfance, nous ne cessons d'apprendre de nos erreurs. Observer discrètement un enfant en train de jouer est une chose passionnante. L'enfant découvre tout avec un appétit hors du commun, et son inexpérience absolue le fait enchaîner échec sur échec. Un lego récalcitrant, un puzzle dix pièces bien compliqué, un bouton mal placé pour déclencher une musique sympa, autant de raisons de se planter, de subir des échecs à répétition. Et pourtant l'enfant ne lâche rien, il s'agace parfois quand la concentration a duré trop longtemps mais il y retourne toujours, immanquablement, jusqu'au moment où les échecs se transforment en succès, jusqu'au moment où la difficulté devient maîtrisée et où l'on finit par montrer à ce lego qui est le boss.


Un enfant de 12 mois peut se battre avec ces deux maudits machins en plastique pendant des heures, subir des échecs des dizaines de fois, avant de réussir à les emboîter sans heurts ni hésitations...

Plus tard, on retrouvera le mécanisme de l'apprentissage par l'erreur de façon très récurrente : apprendre à jouer d'un instrument de musique, apprendre à conduire, apprendre un sport... il semblerait donc naturel que les jeux vidéo empruntent la même voie, et proposent une courbe d'apprentissage marquée elle aussi par l'échec et l'erreur. Et le moindre qu'on puisse dire, c'est qu'ils ne s'en sont pas privés !

B) L'âge d'or des jeux vidéo : une machine à broyer du joueur

Ayant connu les débuts du jeu vidéo, je suis bien obligé de constater à quel point leur mécanisme ludique pouvait reposer sur la frustration du joueur. La plupart du temps, la seule façon de survivre était de mémoriser chaque niveau par cœur, en subissant des dizaines de Game Over. D'échec en échec, on finissait par dominer un jeu, comme l'enfant avec ses legos, et par être capable d'en faire le tour, même si certains seront restés inaccessibles jusqu'au bout, n'offrant leurs crédits de fin qu'à une rare frange de joueur acharnés ayant provisoirement renoncé à toute autre forme d'amusement (de vie sociale ?) pour y parvenir.


Qui a déjà vu les crédits de fin du fabuleux mais très difficile R-Type ? J'y ai laissé tout mon argent de poche à une époque, mais rien à faire. Comme un enfant battu, plus j'aimais ce jeu, plus il me punissait...

Particulièrement féroces dans le domaine de la punition: les shoot'em up (genre devenu quasiment obsolète de nos jours mais qui cartonnait à cette époque) et les beat'em all. Ils étaient particulièrement vicieux et refoulaient les joueurs moyens ou médiocres sans aucune pitié.  Comme vous le savez souvent, on finit par aimer ses bourreaux, et il est hallucinant de voir la quantité de joueurs qui regrettent l'époque de ces jeux presque impossibles, et qui se tournent naturellement vers le retro-gaming, dont le succès ne cesse de progresser.

C) Le culte de l'excellence ?

C'est bien cette difficulté radicale qui est à l'origine de l'éclosion de ce qu'on peut appeler le pro-gaming, et cela va avec une certaine idée de la pratique du jeu vidéo, à mille lieues au départ des principes de casual gaming ou de ce qu'on pourrait appeler de l'easy-gaming. Il s'agit ici de distinguer le joueur « amateur » et le joueur pro, en allant jusqu'à la consécration par le biais de l'e-sport et des tournois internationaux.

Le problème, c'est qu'on laisse beaucoup de joueurs sur le carreau avec un niveau de difficulté et d'exigence aussi élevé. Et, surtout, au-delà de cela, on peut se demander s'il n'existerait d'autres moyens d'apprendre. Parce qu'il ne faut pas se leurrer, il y a quelque chose de pratiquement masochiste dans ce type de gameplay et dans un tel niveau de frustration. Un joueur qui parvient à un si haut niveau avec un jeu y a passé des centaines d'heures, il a souffert le martyr sur certains passages délicats, il a dédié une part de son existence à la maîtrise de ce qui n'est finalement qu'un jeu vidéo, et on peut se demander si tout cela est bien raisonnable.


Le fameux Contra de Konami fait partie de ces jeux dont la réputation de difficulté est puissamment ancrée dans la tête des joueurs qui s'y sont essayés. A raison, bien entendu...

Le plaisir éprouvé par le joueur est ici celui de la personne qui a enduré une souffrance, qui a connu les affres du découragement, d'une certaine humiliation, avant de parvenir à entrer dans un cercle restreint d'initiés, qui ont connu les mêmes difficultés que lui. N'y a-t-il pas des moyens plus subtils, plus humains, voire plus intéressants, d'apprendre et de progresser ?

D) Apprendre autrement, quand le jeu vidéo s'affranchit de son réflexe d'éducateur sadique

Vous allez me dire : comment faire autrement ? Quelles sont les alternatives ? Tout apprentissage ne se base-t-il pas sur ce principe de frustration-amélioration ? La réponse est bien évidemment non. Mais il faut avouer que les tentatives et les exemples restent plutôt rares dans le jeu vidéo. Il faut pourtant noter que ces approches souvent novatrices ne sont en général pas passées inaperçues, et ont même parfois connu un franc succès, critique à défaut de public.

Il existe bien des façons d'apprendre autrement que par la punition et l'échec. Voici en vrac des hypothèses qui méritent qu'on s'y arrête : la réussite par l'observation et la réflexion, l'apprentissage par les sens, la réussite par le bien-être et les valeurs humaines, la progression par le développement du sentiment ou de l'amour. Et, rarissime dans le jeu vidéo, la découverte/apprentissage par l'humour.


Je sais ce que vous pensez: mais qu'est-ce qu'il raconte ? Aucun jeu ne propose ce genre de chose. Et pourtant...sans vouloir se lancer dans un catalogue rébarbatif, quelques piqûres de rappel permettront de se souvenir de quelques-unes de ces exceptions si bien venues.

Certains genres de jeux sont propices au développement d'une autre satisfaction, je songe notamment à tous les jeux d'aventure du type Myst, qui a connu d'ailleurs un grand succès à son époque.


La saga des Myst ne repose pas sur la punition du joueur. Le concept même de ses énigmes et de son gameplay entraine le joueur dans un autre type de satisfaction que la progression masochiste.

Ici, ce sont bien les capacités d'observation, de raisonnement, de déduction qui sont mis en valeur et qui récompensent le joueur. Il peut y avoir bien sûr une certaine frustration, due à la difficulté de certaines énigmes, mais globalement, le jeu encourage bien plus la récompense que la punition.

Il y a également de vrais jeux inspirés, qui proposent une façon de progresser, d'apprendre, d'évoluer, qui sort complètement des mécanismes un peu rouillés proposés par les jeux classiques. Je pense à des merveilles comme ICO, The Void, ou encore Okami.


Le troublant, le sublime, l'unique ICO, fait reposer sa progression et le plaisir du joueur sur l'attachement sentimental, le partage, et la préoccupation de quelqu'un d'autre que soi. Unique en son genre.


Un coup de pinceau dans Okami vous apporte un plaisir insensé. Pas de stress ici, pas d'humiliation ou de skills insensés. Juste un mouvement simple, toujours magique, qui va engendrer une fontaine de lumière et de couleurs.

The Void. Une sensualité infinie, un érotisme tempéré par un monde mortifère et dangereux. Un jeu complexe avec les couleurs, avec vos sens, avec la mort, va se mettre en place, pour un voyage totalement unique en son genre.

Bien sûr, il ne s'agit là que de quelques exemples, et des jeux conceptuels ont vu le jour régulièrement ces dernières années. Cela constitue d'ailleurs à mon sens un formidable contrepoint à une tendance actuelle qui consiste à dénigrer les productions récentes en se penchant de façon nostalgique sur la production passée. Autant le dire tout de suite, je ne soutiens plus du tout ce genre de discours aujourd'hui. Si on me ressortait des Rick Dangerous ou des Contra aujourd'hui, je n'y jouerais simplement pas. Le joueur adulte que je suis ne pourrait plus supporter la combinaison simultanée de l'acharnement vidéoludique et de la punition systématique.  Je n'ai aucun espèce regret des années 80, si ce n'est des souvenirs annexes liés à mes expériences de joueur de l'époque, et aux partages et éclats de rire avec des amis adolescents aujourd'hui évanouis.

L'éducation et la progression par la souffrance, même si elles demeurent efficaces et qu'elles enseignent - durement certes - une certaine forme de ténacité et de volonté, sont encore trop représentées dans les jeux vidéo aujourd'hui. L'arrivée d'un nouveau type de joueurs amenés aux jeux vidéo par l'accessibilité de la Wii ou de la DS adoucit cette tendance, mais on sait le procès que les « vrais » joueurs font à ces jeux (et même à ces joueurs), ce qui aurait tendance à montrer que les joueurs, comme conditionnés, sont bien plus attachés à leur bourreau qu'il n'y paraît.


Une nouvelle génération est néanmoins en train d'éclore, y compris parmi les développeurs, et de nouvelles pistes de réflexion sont lancées. Jonathan Blow, avec son fameux Braid, a surpris tout le monde, et le jeu a fasciné des milliers de joueurs de par le monde.


Braid est un jeu qui amène le joueur sur un terrain d'apparence connu, avec ses allures de jeu de plateforme. Mais M.Blow nous a emmené sur cette piste pour mieux nous interroger dans nos habitudes de joueurs, et nous désarçonner complètement dans notre perception du temps, de la mort et du statut de héros. Chapeau bas.

En marge du casual gaming, on a vu apparaître et se consolider l'importance des développeurs indépendants, et il faut bien avouer qu'ils font souvent souffler un vent de fraîcheur dans le monde du jeu vidéo, parfois trop attaché à ses codes et ses vieux réflexes. On pensera à de vraies merveilles comme World of Goo ou Patapon, qui proposent des gameplays novateurs, l'un reposant sur une manipulation jouissive de la physique, l'autre basant tout son système de jeu sur les sons et les rythmes.

Pour conclure, je dirai que je ne partage pas le point de vue des personnes qui pensent que tout à été fait en matière de jeux vidéo, et que les développeurs sont condamnés à une certaine redite. Je pense au contraire que le jeu vidéo doit se re-penser pour se renouveler, et ce renouvellement passe aussi par une réflexion sur le moyen d'élever le joueur via une activité ludique. En l'état, les jeux vidéo ont encore l'apparence austère du professeur des années 50, en blouse et armé d'une dangereuse règle en fer, prêt à vous détruire les doigts au moindre faux pas. On sait désormais qu'il existe tellement d'autres façons de s'enrichir, de découvrir, et d'apprendre, que cela ouvre des possibilités énormes encore inexplorées pour la plupart par nos chers développeurs de jeux.

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