"MAIN DANS LA MAIN, ILS FUIENT VERS LEUR LIBERTE"

 

 Nous sommes en Mars 2002. Me voilà dans mon magasin de jeux vidéo favori, dans lequel je traîne régulièrement. Je suis là, un peu perdu, à regarder toutes les boîtes de jeu en rayon... Un joueur passionné, moi ? Tu parles, quand je vois tout ce qui s'exhibe devant moi, je me demande franchement pourquoi je m'évertue à venir encore ici. Des produits qui font l'éloge de la guerre, des jouets pour enfants qui réduisent tes neurones à néant, des pièges chronophages qui te transforment en employé d'usine avide de «points d'expérience» virtuels... Voilà l'image que me véhiculent ces rayons. Qu'est-ce que je fais ici ? Suis-je vraiment passionné par ce qui ne sont que des œuvres convenues, commerciales, vulgaires et sans âme ?
Je me dirige vers la sortie du magasin, me persuadant de ne plus jamais y revenir. Et là, j'aperçois une boîte de jeu, isolée des autres, qui m'intrigue. Elle attire mon attention, je l'examine de plus près. Elle est sublime. Parfaitement colorée, d'une sobriété au ton juste, elle laisse tout de suite place à mon imagination. On y reconnait un moulin, une échelle et deux petits personnages, main dans la main, qui courent. Ce ne sont pas eux qui accrochent l'œil, mais le décor qui les entoure, les ombres des bâtiments, l'histoire que chaque objet de l'image raconte. J'y discerne avec certitude l'influence d'un certain Giorgio de Chirico, peintre et sculpteur du XXe siècle, et en particulier de sa peinture Mystère et mélancolie d'une rue, qui lui ressemble trait pour trait. Cette boîte est décidément hors du commun. Je lis le titre : «Ico». Voilà qui est encore original. Curieux, je la montre au vendeur pour information :
«Ce jeu...
-Il vient juste de sortir. La boîte est superbe, n'est-ce pas ? Peinte en personne par le game designer, un certain Fumito Ueda. On a eu de la chance lors de la localisation, parce qu'aux Etats-Unis, c'est pas le même topo ! Là-bas ils ont dû se trimballer une boîte horrible, où les personnages sont représentés en gros plan, et en images de synthèse.»
Réellement troublé par l'aura du jeu, je décide de tenter le coup.
Me voilà chez moi, le jeu en main. Sans plus attendre, je l'insère dans ma console...

Au fin fond d'une forêt où seuls quelques rayons de soleil parvenaient à percer à travers les feuillages, un son de sabots retentit. Foulant le sol d'un rythme soutenu, il y avait là quelques chevaux qui, tous montés par un individu masqué et vêtu d'une parure sombre, se hâtaient d'un pas décidé vers l'orée du bois. Parmi eux se trouvait un enfant à l'apparence étonnante. Accoutré d'une tunique orange, d'un habit blanc à motifs et de sandalettes, il avait une peau mate, un visage accueillant, les yeux verts et un regard profond. Mais ce qui attirait le plus l'attention chez lui, c'était ses cornes longues, imposantes, majestueuses, mystérieuses. Ce garçon, il s'appelait Ico.
Le piaillement des oiseaux, naguère tambour de guerre lyrique du groupe durant toute une promenade, commençait à se faire lointain. Subtilement, le chant d'un vent marin et de la houle des vagues vint le substituer. La sortie du bois se dessinait enfin. Les chevaux, exténués, s'arrêtèrent au bord de la falaise qui terminait la route, et leurs cavaliers descendirent admirer la majesté de ce qui s'offrait à leurs yeux. Cernée par un océan infini se dressait au loin une immense forteresse, à l'architecture tout autant fantasque qu'impénétrable...
Les hommes à l'apparence de bourreaux avaient continué leur chemin à pied, et emprunté un chemin escarpé qui les mena au pied de la falaise. Une barque les y attendait, les invitant à traverser l'eau qui les séparait de la forteresse. Toujours en leur compagnie, Ico ne cessait de se questionner sur son sort :
«Pourquoi m'emmènent-ils dans cette maudite cité ? Pourquoi aucun d'eux n'a dit mot durant le voyage ?» pensait-il, alors qu'il admirait avec mélancolie la théâtralité de cet instant où inéluctablement, la barque sur laquelle il voguait s'engouffrait doucement dans la gueule de la cité fortifiée.

Les efforts du pagayeur avaient porté leurs fruits, car le groupe parvint à bon port. En son enceinte, la forteresse paraissait d'autant plus ancienne. Visiblement, elle était abandonnée depuis des générations, et il ne s'y apparentait comme forme de vie que des mécanismes mystiques qui activés, auraient presque donné l'impression que les murs, les escaliers et les portes étaient doués d'intelligence...Toujours aussi muets, les hommes masqués escortèrent Ico jusqu'à une salle gigantesque, où des dizaines et des dizaines de petites cellules à taille humaine étaient entreposées. Dans cet endroit lugubre, comme érigé tel un cimetière, il y avait une cellule vers laquelle le groupe semblait se diriger, une cellule qui n'attendait qu'une chose : qu'on lui destine une âme pècheresse. Avec douceur, l'un des bourreaux prit Ico dans ses bras sans qu'il ne se débatte, et le plaça à l'intérieur de sa future prison. Tout en la scellant, il prononça ces mots :
«Je suis désolé. Tes cornes... Il est de notre devoir de te bannir. Pour le bien du village.», avant de repartir avec ses semblables.
Sa vie s'apprêtait à se conclure de la sorte, en une injustice poignante, une trahison que jamais il n'aurait soupçonnée. Jugé comme un fautif et laissé pour mort dans une pauvre jarre, le jeune garçon commençait déjà à s'étouffer de panique, et à remuer dans tous les sens comme un forcené. Jusqu'à ce que, par miracle, ses gesticulations vives fassent basculer puis se briser sa prison de pierre. Allongé ventre au sol, sonné, Ico fut libéré. Le temps qui lui fallut pour reprendre connaissance fut bref, mais largement suffisant aux hommes masqués pour qu'ils fussent déjà loin. Ico s'était relevé tant bien que mal, et scrutait d'un œil désespéré cet endroit sordide dans lequel on l'y avait abandonné. Tel une enclume, le poids de sa solitude si soudaine s'affaissa sur ses épaules, et ses pensées devinrent torture :
«N'ont-ils donc aucune pitié ? Que vais-je devenir ? Je ne suis qu'un enfant... Je n'ai plus qu'à me débrouiller.»
Seul face à lui-même et oppressé par le plein silence qui l'encerclait, Ico sortit au plus vite de ce tombeau morbide.

Son chemin l'avait mené jusqu'à une tour voisine, à l'intérieur de laquelle se tenait un long escalier circulaire, qui semblait presque interminable. Ico n'eut d'autre choix que de le monter. Laborieusement parvenu jusqu'en haut, il découvrit avec stupeur qu'au plafond se tenait une grande cage en métal, suspendue par une chaîne. Dans cette cage, il y avait une fille... Une fille recroquevillée, et vivante, bien vivante. Soulagé de savoir qu'il n'était plus seul mais tout de même un peu effrayé par cet être qui ne déniait même pas lui accorder un regard, Ico l'interpella timidement :
«Qu'est-ce que vous faîtes là ? Vous aussi ils vous ont enfermée ?»
Il fut d'abord surpris par sa propre voix, qu'il n'avait pas usée depuis une longue période, puis il comprit rapidement que cela était vain, car la fille ne parlait visiblement pas la même langue que lui. Il rajouta malgré tout :
«Ne bougez pas, je vais vous tirer de là», pour finir par quitter la tour en sortant par une fenêtre.
Une fois à l'extérieur, Ico fut frappé par la vue qui s'offrait à lui. Le ciel était d'un bleu vertigineux, le panorama de l'océan à perte de vue était d'une magnificence sans nom, et la cité qu'il pensait lugubre, vue sous cet angle, était en fait de toute beauté. Seul sur le balcon, il pensait à la liberté, qui était si proche, à portée de ses yeux. Incarcéré dans cette forteresse, aussi grande soit-elle, jamais il n'avait autant chéri et désiré la beauté de la nature. Il ne put s'empêcher d'esquisser un sourire, car au fond de lui-même, il venait de s'investir d'une mission qui sauverait bien plus que sa propre vie. Il allait sauver cette jeune fille qu'il venait de rencontrer, et lui rendre elle aussi sa liberté.
Ico monta au sommet de la tour déverrouiller le mécanisme censé faire descendre la cage de la fille. Ceci fait, il revint à l'intérieur et redescendit les escaliers. En bas, la cage était bien là, tout comme la fille qui n'avait pas bougé. A première vue, rien ne semblait apte dans cette tour à déverrouiller la cage, et Ico n'eut d'autre alternative que de lui sauter dessus pour la faire choir et s'ouvrir. Sa malice fit mouche, car Ico réussit à libérer la fille en preux chevalier servant qu'il était. Enfin, si l'on fait l'impasse sur le fait qu'il se retrouve les quatre fers en l'air suite à sa cascade pittoresque... La fille, elle en revanche, avait beaucoup plus d'allure. En toute grâce, elle se tenait debout face à lui, fière et distinguée. Vêtue d'une robe blanche au tissu rapiécé mais noble et soyeux, elle marchait les pieds nus. Le teint de sa peau était d'un blanc éclatant, et son visage était merveilleusement raffiné. Son nom était Yorda.
Devenue curieuse de son sauveur, Yorda s'était approchée de lui. Elle s'était accroupie devant lui et s'amusait un peu de son air maladroit et de son jeune âge, sans même remarquer qu'il avait des cornes. Elle lui parla. Ico, lui, avait peur et reculait. Comme il le pensait, cette fille ne parlait pas la même langue, et désemparé, il ne savait comment communiquer.
Il la voyait tenter de s'approcher un peu plus quand soudain, une présence envahissante et dangereuse se fit sentir. Derrière la fille se mouvait une grande ombre menaçante, d'un noir profond. L'ombre avança, et sans aucune hésitation, s'empara de Yorda pour l'engloutir dans les ténèbres de sa silhouette. Sans prendre le temps de réfléchir, Ico courut vers un bâton qu'il aperçut à l'autre bout de la salle et attaqua l'ombre de toutes ses forces. Il vainquit. Tout en gardant en main son bâton qu'il eut manié tel une épée, Ico se pencha et tendit la main à Yorda pour l'aider à se relever et à se remettre de ses émotions. Ainsi se montrait-il donc, le vrai chevalier servant.
Acceptant sa main, Yorda le remercia du regard. Elle avait à présent plus d'estime pour son sauveur, et était prête à le suivre n'importe où. Lui avait gagné en confiance, et était prêt à risquer sa vie pour protéger celle de sa muse, s'il le fallait. Main dans la main, les deux compères quittèrent la tour. Ico n'avait pas besoin de comprendre la langue de Yorda, pour savoir qu'un danger planait sur elle. Dès qu'il l'eut rencontrée, il comprit qu'elle cachait en elle un immense pouvoir. Tout cela le dépassait, mais il ressentait au fond de lui que c'était en la libérant qu'il avait déchainé la colère des ombres de cette cité. Dans les murs, dans le sol, tout autour d'eux, elles étaient partout et semblaient faire corps avec la forteresse, sans jamais vraiment se montrer. C'est pourquoi Ico ne lâchait plus la main de Yorda. Il savait que s'il s'éloignait, il ne la reverrait sans doute jamais. Ainsi, toujours en gardant un contact tactile, il la guidait, l'aidait à franchir des obstacles, et la protégeait.

Sortis de la tour, Ico et Yorda, voyant l'étendue de la forteresse, surent que le chemin serait long pour s'en échapper. Durant leur marche, aucun ne disait mot, mais pour communiquer, l'un faisait comprendre à l'autre la direction qu'il souhaitait emprunter à l'aide d'onomatopées. De manière plus intime, Ico devinait également les émotions de sa compagne, quand en lui tenant la main, il ressentait les battements de son cœur qui oscillaient entre un rythme stressé et paniqué par l'omniprésence des ombres. Il pressait alors le pas, pour qu'elle ne s'inquiète plus.
Ico et Yorda s'étaient vite égarés dans les méandres de cette prison à ciel ouvert, mais ils n'avaient plus le choix, ils devaient continuer de chercher une solution, d'aller de l'avant. Cet insupportable supplice psychologique que leur infligeait l'âme du château se faisait de plus en plus envahissant. Les acolytes, impuissants face à cet étau ténébreux, ne purent faire quoi que ce soit quand soudain, une force inconnue dissuada le corps de la jeune fille d'avancer. Yorda était retenue à terre, et au-dessus d'elle lévitait une silhouette féminine, enveloppée dans un tourbillon de noirceur terrorisante. De cette silhouette, seul le minois tout aussi beau que cruel d'une femme pouvait être distingué. Cela ne faisait aucun doute, cette «sorcière», ce devait être elle qui manipulait les ombres de la forteresse. Foudroyant Ico du regard, elle lui proféra ces mots :
«Ainsi, tu es celui qui a enlevé ma Yorda. Sais-tu au moins qui est cette fille ? Celle avec qui tu t'es allié n'est autre que ma fille unique. Ne perds pas ton temps avec elle. Son monde n'est pas le tiens, garçon aux cornes ! Maintenant, va-t-en.»
Puis, en un clin d'œil, la sorcière s'évapora. Yorda, toujours à terre, n'avait osé bouger. Le jeune garçon lui tendit la main comme il en avait l'habitude, et l'aida à se relever. Elle le lui en fut plus que jamais reconnaissante. Car cette fois, elle avait peur. De terribles puissances étaient à ses trousses, et elle savait que sans lui, son salut serait condamné.

La sorcière ne lâcherait pas prise, et comptait bien obtenir ce qu'elle convoitait tant : Yorda. Les ombres étaient plus nombreuses, plus colériques. Mais Ico ne manquait pas de courage. Bien que son corps d'enfant se fasse balayer par les ombres, il revenait toujours à la charge, son fidèle bâton en main, pour sortir Yorda de leur emprise. Ensemble, ils accomplissaient des miracles.
Animés par leur entraide inébranlable, les deux compagnons avaient progressé au sein du château, et pour la première fois, lieu véritablement dénué de toute hostilité fut atteint. Cet endroit était d'une vénusté éblouissante. Le soleil était à son zénith, et éclairait gentiment un petit étang situé près d'un moulin. L'hélice du moulin tournait sempiternellement, donnant ainsi naissance au son apaisant que provoquait le frottement de son bois. Oiseaux de toutes sortes venaient se ressourcer en ces lieux, et y admiraient la vue divine qui donnait sur de lointaines falaises, et sur l'océan à l'horizon. Ico et Yorda étaient fatigués par toutes leurs péripéties. Se reposer en un tel havre de paix ne pourrait que leur être bénéfique. Le garçon cornu prit un bain dans l'étang pour oublier ses combats, tandis que la demoiselle en robe blanche s'amusa à courir après des colombes, pour se changer les idées. Relaxés et heureux comme ils ne le furent plus depuis longtemps, ils retrouvèrent les plaisirs simples de la vie en profitant de l'instant présent. Ayant repris espoir, Ico s'approcha de Yorda :
«Tu vois ces falaises, au loin ? Je nous y emmènerai, et nous nous enfuirons, libres, très loin de cette forteresse de malheur.» lui dit-il en un regard.
Puis, harassés, les deux amis, finirent par s'endormir paisiblement, côte à côte. Et, durant leur sommeil, leur main se joignirent presque, comme si leur lien n'était qu'évidence...

A leur réveil, Ico et Yorda avaient quitté le moulin. Sans vraiment savoir où aller, ils erraient dans toute la cité à la recherche d'un quelconque échappatoire. Etrangement, depuis qu'ils avaient laissé le moulin derrière eux, l'environnement leur apparaissait de plus en plus accueillant et apaisant. De temps à autre, ils s'arrêtaient, et faisaient des pauses. Yorda flânait scrutant l'horizon, pendant qu'Ico cherchait un nouveau chemin à débroussailler. Parfois même, ils refaisaient une sieste côte à côte, et leur mains semblaient toujours se rapprocher un peu plus. Ainsi, ils visitèrent les jardins fleuris de la cité, passèrent devant une sublime cascade d'eau, et sous la bénédiction du chant des moineaux, retrouvèrent calme et sérénité. Le caractère carcéral du fort n'était plus, et le couple prenait alors tout son temps pour explorer les lieux. On aurait presque dit qu'ils se plaisaient ici, en fin de compte.

Le coucher de soleil pointait au loin quand Ico et la jeune fille découvrirent finalement que la liberté leur tendait les bras. Les deux amis avaient fini par atteindre la porte du château, immense et faite de pierre, mais hélas fermée. Ico partait rebrousser chemin, quand contre toute attente, la clé de cette énigme se manifesta devant lui. A l'approche de Yorda, le sol se mit à trembler. Un faisceau de lumière intense jaillit du corps fragile de la demoiselle, et se rua droit sur la porte, qui s'ouvrit sagement. Yorda avait enfin exploité son pouvoir. Malheureusement, elle semblait alors grandement affaiblie. Ico la prit par la main et l'aida à marcher sur le pont. Jamais ils n'avaient été aussi proche de la délivrance, ils ne pouvaient se permettre d'abandonner ! Pourtant, à deux doigts de s'évanouir, Yorda ne put faire un pas de plus. Ils étaient à mi-chemin. Ico continuait d'encourager son amie quand soudain, le pont commença à se rétracter. Chacun d'un côté différent du pont, ils s'apprêtaient à voir leur lien se briser. Ce qui aurait pu être un dilemme pour Ico ne le fut point, car il n'hésita pas une seule seconde. Sacrifiant sa liberté, il bondit de tout son élan vers le côté du pont où se trouvait Yorda. Son saut fut trop court, mais de justesse, Yorda le rattrapa par la main. Elle le tenait fermement et ne le lâcherait pour rien au monde, même si elle n'était pas en mesure de le remonter tant elle avait perdu d'énergie... Aussi admirable fut-ce-t-il, ce geste fut inutile. Car en un éclair, la sorcière surgit dans le dos de Yorda, et l'engloutit dans ses ténèbres, ce qui provoqua irrémédiablement la chute du garçon cornu...

Il pleuvait à torrent. La foudre éclatait rageusement. Ico venait de se réveiller dans la gorge caverneuse qui se situait sous le pont. Tombé de haut mais chanceux, il était sauf.
«Me voilà seul. Qu'est-il advenu de Yorda ? Cette forteresse, ces ténèbres, pourquoi sont-elles un tel fardeau ?» pensait-il en admirant tristement le paysage soudainement devenu glauque qui se dessinait devant lui.
Le sort était contre lui, mais Ico ne s'avouerait pas vaincu pour autant. Au gré de périlleuses cabrioles, ce courageux jeune homme parvint jusqu'à des grottes souterraines avoisinantes. Elles le mènerait sûrement jusqu'à la surface du château. Avec une solitude pesante et grandissante comme seule compagnie, il entama l'ascension. Son parcours lui parut interminable. Dans l'obscurité la plus totale, il gravit monceaux de rouille et gravats, tandis qu'un son métallique strident ne cessait d'agresser ses tympans. Lorsqu'il pouvait ne fut-ce qu'entrevoir la surface par quelques interstices à travers la roche, il constatait avec désespoir que le ciel s'assombrissait encore, et que l'orage se faisait toujours plus menaçant.

Quel ne fut pas son soulagement quand pour de bon, il atteignit la surface... L'endroit dans lequel il avait atterri lui était familier. En réalité, c'était par là qu'il était arrivé, accompagné par les hommes masqués. La barque n'avait pas bougé de son amarrage. Cela sous-entendait-il que les hommes masqués n'étaient pas repartis de la forteresse ? Peu importe, Ico n'avait que faire de ces questionnements, car Yorda était sans doute en danger. Mené avec sagesse par son intuition, il revint dans la salle où il fut abandonné par les siens. Ce qu'il y vit l'emplit de terreur. Des dizaines de cellules qu'il croyait jadis vides en sortaient des ombres qui comme lui, étaient dotées de cornes. Ces ombres lui ressemblaient, elles avaient sa silhouette. Mais pire encore, au centre de la salle, il vit Yorda, figée, changée en pierre, autour de qui s'agglutinaient les innombrables ombres pour la maudire. Ico avait ramassé une épée non loin d'ici, et se tenait là, prêt à en découdre. Il terrassa les ombres, une par une. Le combat fut rude, dramatique, mais plus que tout symbolique.
La bataille achevée, le jeune guerrier se tint funèbre, face à Yorda, pour qui il ne pouvait plus grand-chose. Lorsqu'il s'apprêtait à verser une larme, un escalier prit forme au fond de la salle, comme pour l'inciter à continuer sa progression. Il ne déclina pas l'invitation. Son vœu de vengeance allait être exaucé, car ce qu'il découvrit en haut des marches fut la salle du trône, où l'y attendait patiemment l'orgueilleuse sorcière, déesse des ombres. Les paroles qu'ils échangèrent furent brèves :
«Que lui avez-vous fait ?
-Silence. Tu arrives trop tard. Mon corps se fait vieux à présent. Mais Yorda me procurera le pouvoir de revenir à la vie. Etre mon réceptacle spirituel, telle est sa destinée ! Lorsqu'elle se réveillera, elle ne sera plus de ce monde. Maintenant, lâche ton épée et part. C'est ce qu'elle aurait voulu que tu fasses.»
Ico ne put contenir sa révolte. Il fendit l'air de son épée pour aller la planter en plein dans le cœur de son ennemie. Le coup fut fatal pour la sorcière, mais le choc que son trépas produisit envoya valser Ico à l'autre bout de la pièce. Heurtant le mur avec force, Ico perdit ses deux cornes dans une marre de sang. La douleur fut telle qu'il s'évanouit.
Les murs se mirent à trembler. Ico avait anéanti la maîtresse des lieux, et plus aucune force ne faisait tenir sur pied la cité. Tout s'écroulait, on assistait à une réelle scène d'apocalypse. Annihilée par sa propre puissance, la forteresse sombra lentement au fond des eaux. Tandis que, parmi les décombres, une ombre ondoyait, poussant délicatement une barque vers l'océan pour la faire voguer loin du château...

En ce jour nouveau, le ciel était d'une clarté absolue. On n'entendait que le cri des mouettes et la mélodie des vagues bleu azur qui mouraient au contact du sable chaud. L'air avait l'odeur de la liberté. A l'ombre des falaises, Ico avait repris connaissance dans la barque échouée au bord de la mer. Encore physiquement marqué par ses aventures, il partit se dégourdir les jambes en se promenant le long de la plage. La pureté du paysage le combla. Après une petite marche en communion avec la nature, il aperçut au loin une silhouette, blanche, allongée sur le sable. Circonspect, il s'en approcha. Arrivé à hauteur du corps échoué, il se pencha au-dessus de lui d'un air étonné. Yorda était étendue là, inconsciente, mais libérée de toute ténèbre. Elle reposait paisiblement. Le garçon n'avait pas vraiment réagi et restait bêtement planté à contempler son visage si doux. Alors, Yorda, lentement, bouga la main. Puis, elle ouvrit les yeux, et regarda Ico, amoureusement...

Je pose la manette. C'est bien ce que j'espérais, ce jeu m'a redonné la foi dans le jeu vidéo... Quelle poésie ! Tentant sans doute prématurément de prendre du recul sur l'expérience que je viens de vivre avec Ico, je me dis : est-ce que ce jeu est celui qui fera basculer le jeu vidéo dans le monde de l'art ? Hélas non, je ne pense pas, car son génie est trop discret, trop difficile à cerner pour beaucoup. Peut-être est-ce un manque d'aboutissement, ou une erreur de la part de Ueda d'avoir voulu faire preuve de tant de subtilité, au point d'en devenir élitiste. Mais si une chose est sûre, c'est qu'Ico est un élément charnière dans l'histoire du média. Car il est sans doute le premier à avoir eu une telle volonté de faire avancer les choses, ne serait-ce que par la beauté de son concept...