Le blanc domine des murs sur lesquels reposent quelques tableaux reprenant les artworks de Beyond et Heavy Rain. En fond de salle, le mot "EMOTION" écrit en lettres géantes surplombe la zone de création des personnages.

Cette phrase tirée de cet article écrit par Julien Chièze m'a particulièrement marquée. Si je savais que David Cage, fondateur de Quantic Dream (qui ont actuellement sorti trois jeux : The Nomad Soul, Fahrenheit et Heavy Rain), avait pour but de créer de l'émotion à travers le jeu vidéo, cette image du mot émotion dominant le studio durant l'intégralité du développement de leur prochain jeu, Beyond : Two Souls, m'est apparue comme une méthode extrême pour parvenir à ses fins.

Cage se considérant comme un réalisateur, il me semble intéressant de la comparer à d'autres réalisateurs. Et l'intégralité des cinéastes talentueux ont bien entendu des envies, des obsessions, des thèmes qu'ils creusent encore et encore tout au long de leur carrière. Certains même (Brian de Palma pour ne citer que lui) vont jusqu'à la redite obsessionnelle, sur des carrières cinématographiques s'étalant sur cinquante ans.

Mais cette obsession chez David Cage n'est pas celle de De Palma. Ce dernier tente dans chacun de ses films de porter un regard sur la technologie, en créant des images clés qu'on verra et reverra dans tous les sens dans la plupart de ses oeuvres (le coup de feu de Blow Out, la mission initiale dans Mission : Impossible, l'assassinat au début de Snake Eyes...). Ce thème a un sens dans l'oeuvre du réalisateur, profondément choqué par le film Zapruder montrant l'assassinat de Kennedy, qu'il analysera par le biais de ses films - littéralement, en ce qui concerne Greetings au début de sa carrière. C'est un exemple parmi tant d'autres, puisque tous les réalisateurs ont leurs obsessions.

L'obsession chez David Cage est de suciter l'émotion chez le spectateur. Cela pourrait être totalement légitime et louable, mais malgré tout cela me fait réfléchir. Avec cet article je vais essayer d'au moins toucher du doigt quelque chose qui fait tout le dilèmme de l'entreprise artistique de David Cage, sur laquelle repose toute la réussite ou non de ses jeux, que je traiterai d'un point de vue strictement cinématographique (il n'y aura pas ou peu de questionnement philosophique) : Pour un réalisateur, l'émotion en elle même peut elle être un but en soi ?

 

Penser adulte pour écrire adolescent ?

             Commençons avec l'autre obsession de David Cage qui fait énormément débat : la notion de maturité. Si je ne vais pas me risquer à expliquer ce qu'est la maturité (j'y perdrais probablement quelques dents), David Cage semble faire de ce thème l'un de ses principaux outils de créativité pour ses jeux. D'ailleurs, pour l'anecdote, lors du Festival du Jeu Vidéo 2009, j'avais participé à un concours de Michinima, auquel David Cage avait participé. J'étais allé le voir en lui demandant ce qu'il avait pensé de mon court-métrage 17 heures, et il m'avais répondu "C'est bien, c'est très mature.". J'avais 17 ans, et en revoyant mon oeuvre aujourd'hui, je me demande tout de même comment un créateur qui se voulait adulte avait pu me dire qu'elle était mature. 

 

                                                    

Il est temps d'avoir un peu honte. Mais bon, puisque David Cage dit que c'est mature, hein.

 

Mais je n'écris pas cet article pour m'auto-flageller et expliquer que mes créations sont ridicules quatre ans après les avoir conçues. En fait, il me semble que la remarque de David Cage sur mon film est relativement significative de la vision du réalisateur sur ce qu'est une oeuvre mature. Selon lui, il ne s'agit pas de bien traiter des thèmes, mais juste de les traiter. En cela, je pense que Heavy Rain est une oeuvre passant à côté de son thème. Parce qu'en effet, bien traiter la mort, ce n'est pas forcément des gens qui regardent par terre avec un visage "ouin ouin" sous la pluie avec une armée de violons, même si des films comme The Descendants d'Alexander Payne montrent que ça peut l'être, la pluie en moins. C'est une vision très étriquée de la maturité en fait, qui essaye d'aborder des thèmes certes matures (la mort, l'amour, le sexe), mais de manière on ne peut plus superficielle.

Prenons Heavy Rain comme exemple. Dans ce jeu, il y a toute une très longue scène suivant la scène de la mort du premier enfant de Ethan, mettant en scène ce dernier avec son deuxième fils Shaun. Cette scène m'a semblé de prime abord très intéressante, subtile, et riche en non-dits assez gênants. Pour résumer, on s'occupe de l'enfant d'Ethan comme un parent le fait après l'école, mais avec une tension palpable. Mais étrangement, quelque chose m'a mis mal-à-l'aise dans cette séquence sur le point de l'écriture, comme si cette scène n'était pas une fin en soi, mais amenait à quelque chose d'autre.

Effectivement, cette scène amène à la disparition de ce second enfant. C'est en cela que je trouve, avec du recul, cette scène complètement ratée. Au départ, on peut avoir l'impression que cette scène est là pour montrer un traumatisme profond suite à l'éccident du premier fils d'Ethan, mettant tout le monde mal à l'aise. Au final on se rend compte que le deuxième fils, au fond, ne sert à rien. Il ne sera ensuite qu'une carotte permettant de faire avancer l'âne qu'est Ethan pour que le méchant fasse joujou avec lui. Cela annule tout ce qui pourrait être intéressant avec la scène citée précédemment : Shaun n'est au final pas un personnage, mais un objet, un prétexte pour que les situations arrivent à Ethan. Il n'est là que pour que le personnage se dise "oh zut, il ne me reste plus qu'un seul fils, ça serait con qu'il meurt aussi vu que j'en ai plus d'autre !". Et pour le coup cela amène à un autre problème : la scène d'ouverture ne sert à rien, ou pour voir plus large, il y a forcément un fils de trop.

              La mort dans une oeuvre cinématographique se doit d'avoir une signification. Dans Heavy Rain, elle n'en a pas, du moins au début du jeu. Quand on voit la scène d'ouverture, on se demande où cela va nous mener, mais au final, il n'y a ni évocation, ni signification à cette scène, elle ne sert qu'à donner une tension superficielle à tout le jeu, et donc à amener la pluie, les regards vers le sol, le piano qui débarque quand Ethan regarde son fils... C'est en cela que la maturité que David Cage tente de donner à son jeu est à mon sens totalement à côté de la plaque. Certes il est intéressant de parler de mort, d'amour pour son fils et de sexe (je préfère ne pas parler de la scène de sexe dans le jeu, ça serait tirer sur une ambulance, je pense qu'on est tous conscient qu'elle est tellement ratée que ça en devient gênant). Mais ça ne suffit pas, il faut apporter un sens en plus d'aborder ces thèmes. 

 

James Cameron a-t-il écrit la fin de Titanic pour faire pleurer ? 

              Revenons donc sur la volonté d'émotions du réalisateur. Comme je le disais en ouverture de cet article, avoir des ambitions emotionnelles n'est en soi pas un défaut. Il me semble que tout cinéaste a cette ambition là, qu'elle soit ouverte dans sa mise en scène (Steven Spielberg, Michel Gondry) ou plus implicite, passant par le jeu d'acteurs et les situations (Michael Haneke, les frères Dardenne). Le tout est de toujours avoir une histoire à plusieurs niveaux. Ainsi, La Guerre des Mondes est autant une invasion alien que l'histoire d'un père qui doit faire face à ses responsabilités, et The We and The I est autant l'histoires d'une bande de jeunes faisant les cons dans un bus qu'une reflexion relationnelle et communautaire sur un groupe de jeunes en pleine crise de conscience (je prie pour que tous ces mots mis au hasard veuillent dire quelque chose).

Heavy Rain a bien entendu cette ambition là. Si je reprends la tournure de phrase précédente, je pourrais dire que le jeu de Quantic Dream est autant l'histoire d'un tueur en série que celle d'un père prêt à tout par amour. Le souci, c'est que ce n'est pas le cas. Quand on joue à Heavy Rain, on ne ressent à aucun moment la reflexion du créateur par rapport à son sujet. Par contre, on ressent, à tout moment, le questionnement de l'équipe qui se demande comment amener une scène de façon à faire pleurer le joueur/spectateur (on est l'un ou l'autre selon la scène).

Cela amène à quelque chose d'inhérent à Quantic Dream, qui confond en permanence la fin en soi et le moyen. C'est par ailleurs là où je veux en venir avec le titre de cette partie. Dans le livre Ecrire un Scénario de Michel Chion, le théoricien explique notamment qu'une oeuvre se doit d'avoir un but narratif unique - pouvant malgré tout passer par plusieurs thèmes comme le font les 2001 : L'Odyssée de l'Espace et autres Tree of Life - qui doit être trenscendé lors de sa conclusion (j'ai totalement vulgarisé son propos étant donné que ça mériterait toute une analyse séparée). Si Heavy Rain tente très maladroitement d'utiliser ce procédé via un twist affreusement mal amené et totalement dénué de sens, on peut difficilement considérer qu'il réussit à aller au bout de son thème, ou que la fin ait une quelconque signification. En fait, à l'image de Fahrenheit, on ressent plus l'envie de "Wow effect" que l'envie de conclure une thématisation racontée via un scénario. Pour faire clair, ces deux jeux oublient totalement ce qu'ils voulaient raconter pour se focaliser sur ce qu'il arrive aux personnages, un peu comme le font les productions télévisuelles bas-du-front telles que Plus Belle la Vie, Dallas ou, dans un registre plus proche de notre sujet, la fin de Metal Gear Solid 4.

Les fins de Titanic, Toy Story 3, Autant en Emporte le Vent, Scarface ou l'Impasse ont-elles donc été écrites afin de noyer le spectateur dans un ras-de-marée de larmes ? Il me semble évident que non. Si les mises en scènes de ces films poussent évidemment à l'émotion, grâce à des artifices typiquement cinématographiques incluant le non-dit et le hors champ (trop peu utilisés dans Heavy Rain), l'entreprise initiale de ces oeuvres ne sont absolument pas de créer de l'émotion. L'émotion vient naturellement lorsqu'on traite des thèmes avec talent, comme Toy Story 3 ne citant pas une seule fois les mots "désespoir" et "nostalgie", et qui pourtant a réussi à créer une tension émotionnelle exceptionnelle dans ses 25 dernières minutes, et en l'espace de trente seconde, on a toute la définition du désespoir sous les yeux sans qu'un seul mot ne soit prononcé - et je n'évoque même pas l'introduction de Là Haut. Lorsque David Cage pense à toutes ces oeuvres qui le fascinent, il réfléchit à toutes ces émotions qu'il a pu avoir, et c'est probablement le cas de beaucoup d'entre nous. Mais le créateur de ces émotions, lui,  a d'abord pensé à aborder un thème pour ensuite le partager en faisant pleurer, rire, peur au spectateur, et ce dernier retiendra bien entendu les émotions qu'il ressentira. En cela, David Cage pense comme un spectateur - en prenant le problème à l'envers -, en ne réfléchissant pas aux thèmes qu'il pourrait aborder, mais plutôt à comment faire pleurer son interlocuteur.

 

C'est quand même dingue, même ses yeux sont formés de sorte à ce qu'il ait l'air triste tout le temps.

 

Avec cet article, mon but n'était ni de dire que David Cage est un mauvais réalisateur/développeur, ni de dire que Fahrenheit et Heavy Rain sont de mauvaises oeuvres. Ils sont en fait plein de bonnes idées de mise en scène (l'introduction de Fahrenheit est une leçon d'exposition scénaristique), et Heavy Rain a l'une des scènes les plus intenses qu'il m'a été donné de jouer, celle dans laquelle Ethan doit se couper un doigt. Mais il me semble que Quantic Dream, en exposant fièrement le mot "EMOTION" sur l'un des murs de son studio, se trompe. Faire de l'émotion un but, c'est risquer de créer une oeuvre superficielle, dénuée de sens, qui n'a rien à dire si ce n'est :"les violons arrivent, vous pouvez pleurer désormais". Certes, Heavy Rain peut s'avérer une expérience morose, triste, et qui a bien entendu réussi à créer de l'émotion chez certains joueurs. Mais au final il faut se poser la question : L'émotion doit-elle être un prétexte à créer une histoire, ou une histoire doit-elle être un prétexte à créer de l'émotion ? Dans tous les cas, Quantic Dream a déjà choisi.