"─ Tu ne l'aime pas semble-t-il...
─ C'est pas ça, mais... Tu peux m'expliquer ce truc que j'ai sur la tête?
─ C'est ton bonnet voyons.
─ Je n'ai pas de bonnet.
─ Menteur, fût un temps où tu l'avais vissé sur la tête.
─ Oui. Quand j'étais petit. Et on m'obligeait à le mettre, en plus...
─ Tu l'as gardé. J'en suis sûre.
─ Peut-être. Mais tu le vois, là?
─ En tout cas, personne ne peut t'imaginer sans aujourd'hui."

Les deux personnes qui discutaient se trouvaient au centre d'une place ronde où se tenait les restes d'un marché animé. Sur la périphérie de l'esplanade pavée, de nombreuses échoppes provisoires vendaient les produits venus des fermes environnantes. Quelques artisans proposaient des chaises, des ustensiles, des bijoux...
Les deux silhouettes se tenaient côte à côte au centre de la place, parmi les citadins qui terminaient leurs courses et les marchands qui repliaient leurs étals. La matinée s'achevait et le marché s'effaçait doucement pour laisser la place au silence de midi. Du bazar assourdisant  de la matinée ne restait que les commérages tardifs des habitués aux paniers débordant parmi les cahots des charettes sur les pavés. Les deux personnes, un homme et une femme, ne s'interessaient pas à cette agitation. Ils regardaient la statue.

Cette statue trônait au centre de la place. Reposant sur un large socle de pierre plus haut qu'un homme, elle était encore relativement épargnée par les oiseaux et n'avait pas subi la patine des intempéries. Toute en bronze, elle représentait un homme dans une position héroïque brandissant une longue épée tenue par la main gauche, l'autre bras portant un bouclier. Un regard droit tourné vers le ciel achevaient d'en faire le symbole éternel de l'héroïsme. Le-dit héros portait une tunique courte et un bonnet long. Le dessus de la main gauche présentait un motif peu visible d'en bas.

L'homme qui s'était plaint de ce bonnet à sa compagne était grand, fin mais une musculature nerveuse et acérée se devinait derrière une certaine nonchalance. Il portait des vêtements informes, maltraités par les voyages: Bottes marrons au cuir terni, pantalon à la couleur indiscernable soutenu aux hanches par une ceinture robuste. Une chemise mal laçée au col s'apercevait derrière un manteau élimé qui détonait dans la chaleur de la mi-journée. Si ses habits pouvait faire croire à un vagabond quelconque, un sac à dos déformé par le poids de son chargement et une épée au dos, trahissait un mercenaire ou un aventurier quelconque.
Son visage d'ailleurs, évoquait un aventurier de conte. Agréable, fin, les demoiselles y remarquaient les yeux bleus d'un lac en été. Trois cicatrices anciennes mais discrètes sur le nez, la machoire et l'arcade achevait de donner une maturité sombre à ce visage juvénile. Ses cheveux blonds et courts restaient propres mais avaient subis la coupe d'un couteau mal manié...
La femme à son côté faisait près une tête de moins que lui. Chose tout aussi curieuse sous le soleil de midi, elle ne laissait rien paraitre de sa personne, enveloppée dans une cape bleu sombre qui descendait jusqu'au sol. La tête recouverte d'une large capuche, elle semblait vouloir se faire discrète malgré quelques badauds cherchant à la dévisager.

"─ Cela fait quinze ans que tu es parti, lança la femme.
─ Je sais.
─ Peux-tu dire pourquoi?
─ Non."
Cette réponse lui fit un choc, mais elle fit tout pour ne rien laissé paraitre. Elle pencha doucement la tête. Sa bouche s'entr'ouvrit à peine pour inspirer et étouffer la montée de tristesse qui lui enserra subitement la poitrine. Elle se surpris à devoir réprimer une larme.

Elle leva son regard vers la statue, les traits du visage soudain durçits. Elle abandonna ce masque en se tournant vers son compagnon, feignant une mine enjouée.
"─ Tu as dû en voir des choses pendant tout ce temps... Aller au-delà les mers, rencontrer tant de nouvelles personnes, de peuples... C'est quelque chose que j'aurai voulu faire."

A ces mots, ce sont les yeux de l'aventurier qui se fixèrent sur le sol, complètement absorbé. Un souvenir s'imposait à son esprit, le cri des mouettes au loin résonnant comme un appel. Puis le souvenir d'une jeune fille rousse chantant face à la mer, un hibiscus dans les cheveux.
 
 "─ Ca va?
 -Le souvenir disparût, déchiré comme un rêve dont on est arraché trop tôt.
─ Oui, oui. Excuse-moi. J'étais ailleurs..."
 
Les cloches sonnèrent la mi-journée. Les derniers chariots attelés quittèrent la place désormais jonchée des saletés du marché. Les quelques badauds restant se dispersèrent, jetant un coup d'oeil furtif à cet étrange couple qui restait au milieu et l'oubliant aussitôt.
 
"─ Tu sais...
─ Je..."
─ Pardon, vas-y, commença la femme.
─ Non, toi d'abord, répondit l'homme.
─ Je... Je me suis toujours demandé si j'avais fait quelque chose de mal. J'ai eu peur que ton départ ne soit ma faute ou que tu me reprochais quelque chose...  Je suis désolée, la guerre finie, le royaume était en ruine et moi je te demandais tellement... Je n'ai jamais pris le temps de simplement te dire merci. Je m'en veux tellement... Cette statue doit te paraitre bien stupide n'est-ce pas?
─ Je suis censé être mort?
─ Pour certains. Les autres pensent que tu nous a abandonné... il fallait rappeler ce que tu as fait pour eux.
─ Je ne te reproche rien. J'avais mes raisons.
 
Au moment où elle allait reprendre la conversation, une troupe de soldats en armure jaillit au pas cadencé d'une ruelle. Elle se composait de six hommes armés de piques, avec à leur tête un gradé à l'armure rutilante portant une épée. D'un signe de la main, toute la troupe fit halte. Le chef de l'escouade, tenant son fourreau, fouilla la place des yeux. Son regard tomba sur la femme à la capuche. Il se dirigea aussitôt vers elle d'un pas décidé. 
"─ Ils viennent pour toi on dirait, constata l'aventurier.
─ Oui. Je me suis absentée trop longtemps, ils ont du retourner le palais dans tous les sens..."

La femme retira sa capuche. Ses cheveux étaient aussi blonds que son ami. Coupés courts dans un carré plongeant impeccable, ils étaient maintenus par un bandeau discret et une fine résille d'or et de pierres précieuses. En son centre se trouvait trois triangles d'or formant un autre triangle, évidé en son centre. Elle affichait un regard, franc, amical mais durçit par un port royal. Le reste de sa physionomie ne transparaissait pas au travers de sa cape couleur nuit liserée de pastel.

 
La reine fit un pas en avant et se tourna vers l'aventurier.
"─ Je vais devoir te laisser. Mon royaume attend.
─ Juste une dernière chose.
─ Oui ?
─ C'est vrai que tu as écrit un livre sur moi?"
Elle échappa un sourire un peu géné.
─ Oui, c'est exact...
─ Et il s'appelle comment ?
─ La Légende de Zelda.
─ De Zelda?
─ Au début, c'était L'Aventure de Link, mais... Nous n'étions pas d'accord sur le titre.
─ Nous?
─ Une longue histoire. J'ai fait appel à un espèce de chroniqueur ou de troubadour... Un homme étrange, il avait les oreilles plates et venait d'extrême-orient...
-─ Il est encore là?
-─ Non, il est reparti chez lui avec ton histoire sous le bras. Je ne sais pas ce qu'il va en faire, mais il avait l'air très satisfait."

Le soldat arriva à hauteur de la reine. Avant qu'il n'ait eu le temps de dire un mot ou d'esquisser un salut, la souveraine d'Hyrule se tourna vers lui.
"─ J'arrive. Laissez-moi quelques instants."
-─ Bien, Altesse."
Le soldat recula de quelque pas en détaillant ce vagabond d'un air soupçonneux, il était convaincu de l'avoir déjà vu quelque part...
La reine reprit la discussion:

 
"─ Tu viens? Tu peux rester au château si tu veux.
-─ Non, j'ai posé pas mal d'affaires chez mon oncle. La maison est dans un sale état aussi. Je vais voir ce que je peux sauver.
─  A peine rentré et déjà au travail?
─ Ca m'occupera un moment. Et puis qui sait? Je vais peut-être devenir un bon charpentier, ironisa-t-il.
Silence.
-─ Tu es une légende maintenant, dit Zelda.
-─ C'est pour ça que je suis parti, répondit Link.
Nouveau silence.
-─ Tu me raconteras tes autres aventures, d'accord?
-─ D'accord. Je passe par les jardins? dit Link en souriant au garde.
Zelda se mit à rire. Un rire franc qui résonna longtemps dans la place désormais vide.
-─ Non, cette fois je donnerai des ordres pour qu'on te laisse entrer."
Elle se tourna vers le garde.
"─ Je suis prête. Nous pouvons rentrer au château."
Le garde fit un salut. Il rejoignit le reste de sa troupe, Zelda à son côté.
La reine d'Hyrule se retourna une dernière fois.
─ J'ai une fille, au fait.
─ Et comment s'appelle-t-elle?
─ Devine.
Zelda fit un discret adieu de la main, Link le lui rendit.
 
Le cortège fut rapidement hors de vue. Link resta seul un moment au milieu de cette place. Son alter-ego d'airain dominait le monde avec un air si arrogant, si confiant, si parfait et ignorant superbement celui qui lui avait donné naissance par une nuit d'orage, il y a plus de quinze ans de cela. Une éternité.
Après avoir réajusté son sac à dos, le héros de la Triforce fit demi-tour et reparti vers la maison qui l'avait vu grandir.