Cette réflexion sur The Legend of Zelda: Breath of Wild implique de dévoiler des éléments critiques du scénario. N'allez pas plus loin si vous souhaitez vous garder la surprise du jeu.

Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, nous avons largement pu mesurer l’ampleur du traumatisme qu’a représenté les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945) dans l’imaginaire collectif japonais. Sans polémiquer de notre côté occidental sur la justesse ou non de ces attaques, il n’en reste pas moins qu’une large partie de la production imaginaire japonaise fait écho à cet évènement. Que ce soit la chute d’une colonie spatiale sur Terre dans Gundam, l’explosion nucléaire fondatrice dans Akira ou les conséquences de la radioactivité dans Godzilla, le spectre du nucléaire destructeur rôde, là où au contraire la destruction massive est souvent salutaire du côté américain (je vous passe l’interminable liste où tout faire exploser à la bombe A est la solution à tous les problèmes. Je vous renvoie ici.)

Aujourd’hui, avec le souvenir de la Seconde Guerre Mondiale qui s’estompe, cessant d’être du vécu pour devenir de l’histoire, ce spectre de la catastrophe qui tendait à disparaître, va revenir sur le devant de la scène par le biais du séisme de mars 2011 et de ses deux conséquences directes, le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi.
Ces évènements extrêmements traumatisants ont déjà trouvé un écho dans plusieurs productions japonaises récentes. Nommons ici à titre d’exemples, Shin Godzilla d’Hideaki Anno, critique contre un gouvernement décrit comme sclérosé, carriériste et incapable de s’adapter aux circonstances ou de montrer de l’empathie, ou Your Name de Makoto Shinkai dont le météore destructeur (sans bombe atomique américaine pour s’occuper de lui) évoque en tant que métaphore du tsunami (qui a fait 90% des victimes immédiates du séisme), la violence du deuil, la reconstruction (ici, d’un vécu) et à la toute fin, l’espoir.

 Ce que nous allons voir ici, je pense que vous vous en doutez en lisant ce titre, c’est comment The Legend of Zelda: Breath of the Wild s’inscrit dans cette optique, en exprimant à sa manière, avec les codes de l’univers d’Hyrule et le gameplay, le traumatisme du séisme de mars 2011 et de la catastrophe nucléaire qui a suivi.

The Legend of Zelda nous a habitué au réveil de Link comme point de départ de notre aventure.  Ici, c’est sur la vision d’un temple en ruine que notre héros ouvre les yeux après un long sommeil. Des lieux que l’on soupçonnait être pleins de vie il y a des dizaines (centaines?) d’années sont aujourd’hui désertés et laissés à quelques Moblins en maraude. Tout au plus croiserons-nous une piètre cabane au pied des montagnes nous laissant à peine de quoi nous reposer et nous nourrir.
Avant que l’aventure ne commence vraiment (et nous laisse voir plus de monde) Breath of the Wild nous pose en guise d’introduction/tutoriel un fragment d’Hyrule déserté et coupé du reste du monde (la paravoile sert à nous en échapper), dans lequel toutes constructions, toutes traces de civilisation ne sont que ruines abandonnées.

Dans Breath of the Wild, le puissant royaume d’Hyrule est détruit car Ganon a gagné. Alors que dans tous les autres jeux Zelda, il nous appartenait de combattre l’ennemi éternel pour l’empêcher de plonger Hyrule dans le chaos, ici il n’y a pour ainsi dire plus rien à faire.
Comme le tremblement de terre de 2011, l’arrivée de Ganon est une catastrophe (le jeu parle de Fléau) que les habitants vivent comme une fatalité avec laquelle ils doivent désormais s'accommoder. La tempête est passée, brutale, impitoyable, et il s’agit maintenant pour les survivants de reconstruire.

L’Hyrule de Breath of the Wild fait écho au Japon d’après la catastrophe de 2011. Les morts, on les devine nombreux. Il n’y a qu'à s’approcher de la Citadelle pour avoir un aperçu de la gravité des destructions. Nintendo oblige, la violence est somme toute mesurée. Mais mon expérience sur ce jeu est néanmoins marquée par la présence, sans indication écrite de PNJ ou autre, des diligences détruites au bord des routes et surtout par ma première rencontre avec un sorcier équipé d’une baguette de feu, qui dansait autour d’une maison calcinée.
Si le jeu est démonstratif sur la violence du Fléau avec des lieux dédiés (château d’Hyrule, l’Amphithéatre et muraille d’Elimith), il sait aussi distiller des marques à plus petite échelle, au contact du joueur, rappelant là que le tsunami de 2011 n’est pas seulement la destruction d’un réacteur nucléaire (qu’on ne voit qu’aux actualités) mais aussi, à l’échelle de l’individu, le fait de voir une voiture, une maison catapultée à des centaines de mètres de distance par une vague de 15 mètres de haut.
Le jeu s’inscrit dans cette destruction présente partout mais de façon inégalitaire. Comme le séisme et le tsunami n’ont touché que la façade Pacifique (surtout les préfectures de Miyagi, Fukushima et Iwate qui concentrent la majorité des victimes), les PNJ indiquent à Link qu’ “à l’Est, au-delà d’Elimith, le Fléau fut moins violent” En effet, si le centre d’Hyrule concentre la majorité de la corruption, l’est et le village d’Elimith en sont exemptés. S’ils sont conscients de la catastrophe quand on les interroge, il n’en reste pas moins reconnaissants d’avoir été épargnés.
On peut donc voir dans les destructions subies par Hyrule le Japon post-Fukushima. Si Ganon a gagné, sa victoire n’est pas totale, absolue. Le monde n’est pas que pures ténèbres et garde somme toute sa normalité, même si l’épée de Damoclès du Fléau angoisse les gens.

Ganon en tant qu’avatar du séisme, du tsunami et de Fukushima Daiichi, sera abordé plus tard. Nous allons maintenant voir comment Zelda, les sheikah et le roi d’Hyrule vont symboliser les travers d'une trop grande confiance (hubris) dans la crise, et comment les Créatures Divines, les objectifs principaux du jeu, vont eux incarner le rôle de l’énergie nucléaire dont on perd le contrôle pendant la catastrophe.

La particularité de l’univers de Breath of the Wild est que tout Hyrule est au courant de la résurrection prochaine de Ganon. Par chance, les sheikah, peuple ancien à la technologie avancée, ont su il y a 10 000 ans faire face à Ganon en épaulant le Héros de la Triforce et la Princesse de cette lointaine époque.

Pour ce faire, ils ont créé quatre machines surpuissantes pouvant affaiblir Ganon, ainsi qu’une armée de robots autonomes capables de submerger toutes les créatures démoniaques que Ganon pourrait leur envoyer, sans risquer les vies des soldats. De cette façon, Ganon fut banni et scellé pendant des millénaires. Les quatre Créatures Divines furent laissées à la disposition de leurs descendants pour anticiper le retour de Ganon, ainsi que 120 Sanctuaires qui serviront d'entraînement au futur Héros de la Triforce.

En d’autres termes, tout a été tenté pour éviter la catastrophe. Même si 10 000 ans se sont écoulés, les hyliens connaissent les anciennes légendes et partent à la recherche de ces artefacts qu’ils essayent de faire revivre.
Zelda, en tant que princesse héritière, est la dépositaire d’une des trois parties de la Triforce. Son lien privilégié avec Hylia et l’attribut de la Sagesse lui permet avec Link (lié au Courage) de sceller Ganon. Hélas dans Breath of the Wild, il se trouve que Zelda ne parvient pas à être cette élue de la Triforce. Là où sa mère et sa grand-mère avant elle, étaient facilement parvenue à éveiller ce pouvoir, Zelda en est incapable malgré les efforts qu’elle fait pour y parvenir.
La princesse conçoit alors une haine envers cette faiblesse et donc d’elle-même. Surtout que son père, roi obtus et ne montrant que peu de tendresse, la soumet à une pression qui ne l’aide pas à se libérer de ses angoisses.

 

Si elle ne peut devenir ce qu’on exige d’elle, la princesse Zelda va donc aider à sa façon en devenant une scientifique. Alliée avec les sheikah restant, elle va parcourir le monde pour déterrer les reliques du passé, comprendre comment fonctionnent les Créatures Divines, aider les Prodiges (leur pilotes) à s’en servir, bref, organiser la guerre face à Ganon, sans trop savoir ce qu’il va se passer quand elle arrivera vraiment...

 Hélas, lors du réveil du Fléau Ganon, rien ne se passe comme prévu. Les Gardiens (les drones chargés d’encaisser les dégâts) se retournent immédiatement contre les hyliens et ravagent tout le centre d’Hyrule.

De même les Créatures Divines qui auraient dû affaiblir Ganon se retournent contre leurs pilotes et dévorent leurs âmes, devenant à leur tour des catastrophes pour les peuples qui en sont les gardiens (pluies incessantes chez les Zoras, volcan hyperactif chez les Gorons, tempête de Sable permanente chez les Gerudos...). Par miracle, alors que la situation semble perdue, Zelda parvient enfin à éveiller ses pouvoirs, mais il est trop tard. Link est grièvement blessé et ne peut plus jouer son rôle de Héros de la Légende. Zelda prend alors sur elle le rôle de combattre Ganon dans un face-à-face pour gagner du temps. Link mettra 100 ans à se remettre de ses blessures pour revenir dans le combat.
C’est à son réveil que le joueur entre dans Breath of the Wild.

De cette histoire que l’on découvre par le truchement des souvenirs de Link, on note, en se plaçant dans notre problématique, que si Ganon est le symbole du séisme de 2011 et du tsunami, les Créatures Divines sont elles le symbole du réacteur nucléaire de Fukushima Daiichi qui fut détruit.

Comme l’énergie nucléaire, les Créatures Divines sont des artefacts connus, éprouvés, dont l’efficacité ne saurait être mise en doute (cf le combat contre Ganon il y a 10 000 ans). Les hyliens ont toute confiance en elles car ils sont convaincus d'en avoir la maîtrise nécessaire. Mais cette maîtrise dans l’univers du jeu n’est pas parfaite. Plusieurs fois on notera quelques discrètes références au fait que les Prodiges ne sont pas à l’aise ou que leur Créature Divine n’est pas adaptée...

Les hyliens commencent donc à pêcher par orgueil, ils se reposent sur une technologie dont ils sont certain qu’elle va les sauver, notamment Zelda, qui en l’absence de pouvoir propre, les voit comme la seule option viable pour pallier à ce qu’elle pense être sa propre faiblesse. Elle se repose plus sur la technologie que sur ses propres ressources, et c’est ce manque de confiance en elle, renforcé par son père, qui va provoquer l’hubris finale où les peuples d’Hyrule seront incapables de faire face à la catastrophe qu’ils subissent.

Les japonais font confiance à la technologie nucléaire pour leur énergie.
Les hyliens font confiance à des machines vieilles de 10 00 ans pour les sauver.

 Le Ganon de Breath of the Wild est, quand à lui, une métaphore des tremblements de terre au Japon. Les japonais sont parfaitement au courant de la réalité sismique de leur pays: ils se préparent pour (les normes para-sismiques sont très contraignantes, d’ailleurs la plupart des victimes de 2011 le sont par le tsunami et non par le tremblement de terre lui-même alors qu’il était à 9 sur l’échelle de Richter).

Et comme dans Breath of the Wild, malgré les avertissements, les entraînements, les précautions prises, les normes, la catastrophe indicible n’a pu être évitée: des vagues de 30 m par endroit ont fait 15 000 victimes et un réacteur nucléaire a subi le pire accident possible, plongeant des régions entières sous les radio-éléments et condamnant pour de nombreuses années des pans entiers du pays.

Breath of the Wild réécrit dans le monde d’Hyrule la tragédie de 2011. Ganon, le Fléau est une catastrophe prévue, qui est déjà arrivée par le passé (voir parmi les nombreux précédents au Japon, Kobé en 1995 notamment).
Elle est attendue de pied ferme et toutes les énergies sont mobilisées pour la combattre. Mais quand vient l’heure de la bataille, alors que tout semblait prêt ou pas loin de l’être, rien ne se passe comme prévu. Le calcul méticuleux laisse place à la sidération complète. Et comme pour un réacteur nucléaire construit sur une façade océanique et prévu pour supporter ce type de catastrophe, les Créatures Divines de Breath of the Wild furent incapables de jouer leur rôle en se retournant contre ceux qui étaient censés en avoir la maîtrise.

La meilleure des préparations s’est avérée vaine et oblige Link/le joueur à tout reprendre depuis le début. Au final, le joueur a la liberté de décider ou non de refaire confiance aux Créatures Divines. Le jeu est parfaitement faisable sans leur aide, tout au plus le combat de fin verra sa difficulté augmenter. En forçant le trait, on pourrait dire qu’on voit là une adresse directe au joueur, Breath of the Wild lui demandant s’il veut encore faire ou non confiance au nucléaire dans sa vie de tous les jours. Mais dans la mesure où le jeu incite très fortement à s’y intéresser, on peut se demander si les scénaristes ne pardonnent pas, en ayant conscience que ce n’est pas le nucléaire (les Créatures Divines) qui sont en cause, mais bien l’utilisation qui en est faite (mauvaise préparation, Zelda qui se repose trop dessus) et surtout Ganon (le tremblement de terre/fatalité) qui sont les responsables de leurs malheurs.

Cent ans s’écoulent, et dans ce laps de temps, entre les destructions de Ganon et le réveil de Link, le Fléau a eut le temps de faire des ravages. Outre les destructions immédiates provoquées par les Gardiens, ce dernier a laissé des plaques noires et toxiques de corruption qui entravent la liberté de déplacement de Link. Si ludiquement la chose permet de briser la monotonie de l’open world (certaines zones de jeu nécessitent de réfléchir à comment y accéder), il est aussi aisé d’y voir là une référence directe à la contamination radioactive consécutive à l’accident de Fukushima Daiichi. Les divers dégazages et les explosions du réacteur ont provoqué le relâchement dans l’atmosphère de composés radioactifs contaminant pour un bon moment les sols et l’eau. Là encore, c’est Ganon qui reprend à, son compte la symbolique de la contamination par le biais de ces traces de corruption que Link pourra partiellement nettoyer en détruisant certains centres névralgiques la contrôlant (sous la forme d’yeux). Mais ce nettoyage ne pourra jamais être total: là où dans Twilight Princess, il était capable de libérer des régions entières des miasmes du Crépuscule, ici son combat est vain et tout au plus pourra-t-il se ménager des couloirs pour faciliter sa progression. Il est aisé d'y voir une référence au travail de décontamination qui attend les japonais pour espérer retrouver les abords de Fukushima sans y risquer les maladies dues à la radioactivité.

On pourrait tout aussi légitimement s'interroger sur la nature des Gardiens, ces drones qui se rebellent contre ceux qui les réveillent, contaminés qu'ils sont par Ganon, mais ne pêchons pas par excès de zèle. Récemment, la production de Final Fantasy a pu répondre à certaines interrogations de joueurs se demandant si certaines de leurs interprétations étaient correctes. Hélas pour eux, la plupart n’étaient pas fondées et les “preuves” lues entre les lignes n’étaient au final que la projection de ce que les joueurs ont bien voulu y voir.
Cette question m’a poursuivie tout au long de l’écriture de cet article. Ne suis-je pas en train de tout sur-interpréter? Comment puisse-je m’avancer sur pareil sujet, alors que je suis planqué en France loin de toute catastrophe géologique pouvant ravager 1/3 de mon pays? Ne suis-je pas non plus en train de projeter un schéma interprétatif (où tout s'expliquerait par la bombe A) qui a longtemps servi de grille pour donner du sens à telle ou telle oeuvre?
Je n’ai pas la réponse à cette question et peut-être pourrez-vous m’aider par vos commentaires.
Toujours est-il que les oeuvres de l’esprit sont un peu plus que son auteur veut bien y mettre dedans. Que ce soit un ego, une peur, un espoir, toute personne qui se risque à la transmission d’un imaginaire va nécessairement dire plus qu’il ne veut en dire au premier abord et tout lecteur va nécessairement y voir plus qu’il ne souhaitait en trouver de la même façon.
Ce rapport entre BotW et le tsunami de 2011 est-il voulu? Est-il inconscient? Est-il seulement réel? Toujours est-il que la première vidéo datant de 2011 sur “le nouveau Zelda” est bien différente du jeu que nous avons aujourd’hui entre nos mains.
Il n’en reste pas moins que, pour en rester à des aspects purement ludiques, j’ai pris énormément de plaisir à parcourir Hyrule, redécouvrant avec ce jeu la sensation grisante qui m’a accompagnée tout au long de Link’s Awakening, il y a de cela 20 ans. 

Et c’est sans doute là le principal.