Spoiler alert: Cette série d’articles, étalés sur plusieurs semaines, dévoilent la majorité des développements narratifs de Persona 5. Ce post s’adresse donc en priorité à ceux qui ont fini le jeu et qui souhaitent des éclaircissements sur les références mythologiques et tarologique de ce jeu

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Le Mat - Igor- Celui regarde d'en haut

Si Igor n’est pas la vraie identité du Fool de Persona 5, nous traiterons de Yaldabaoth et du Graal comme s’ils étaient les Persona de ce dernier dans la mesure où ils appellent beaucoup de développements mythologiques.

Le Mat, par son absence de numéro dans le tarot de Marseille, peut avoir trois sens différents: Il peut être d’abord un commencement, un départ. On y voit en effet un vagabond qui part à l’aventure avec rien d’autre qu’un pauvre baluchon sur l’épaule et qui semble se faire courser/mordre par un chien. C’est là un “wanderer” qui part en quête de sens et de lui-même et qui deviendra dans l’arcane I, Le Bateleur.
On peut aussi le voir comme une fin, une vingt-deuxième carte au-delà du Monde dont il serait l’évolution ultime, c’est-à-dire un Homme qui après la découverte de la transcendance, retourne parmi ses semblables. Celui-ci passe alors pour un fou aux yeux de ses contemporains, aveuglés qu’ils sont par leur certitudes et leurs préjugés dont il s’est lui-même  débarrassé. (c’est l'interprétation qui a ma préférence)

Il peut enfin être un arcane hors du jeu, un véritable joker (Comme le nom de code du Protagoniste d'ailleurs. C’est du Mat que le joker des jeux de carte tire son origine au passage) qui n’est pas dans le cycle numéroté mais à-côté de lui. Il n’est alors ni début, ni fin, mais spectateur d’un cycle. C’est le choix de Persona 5, en faisant du faux Igor le représentant du Mat.
Déjà dans les anciens Persona, Igor, en tant que gardien de la Velvet Room, est un personnage hors du temps et de l’espace. Que ce soit pendant la Dark Hour ou dans une prison intemporelle, il règne sur un monde clos, au-delà des perceptions humaines mais semble malgré tout au courant de tout. (il commente en effet la progression du Protagoniste en prenant des nouvelles de sa “réhabilitation”). A ce titre, Igor est un spectateur du monde des humains qu’il observe d’un oeil amusé.

Étant ici un directeur de prison, il commande aux fusions et aux Personas par l’intermédiaire de Justine et Caroline (XI - la Force). Il connait donc comme le Mat la vérité du monde et dans le cas du jeu, ce qui se trame dans l’inconscient collectif. Si Igor semble décalé par rapport au monde qu’il regarde d’un coin de l'oeil, il est surtout en tant que Yaldabaoth un être suprême, angélique qui est au-dessus du cycle de vie et de mort et donc du tarot. Au coeur de l’inconscient, il recueille en lui tous les désirs de l’humanité et en devient son incarnation, sa Persona, ce que nous verrons en parlant de Yaldabaoth.
En tant que boss de fin et faux Igor, il incarne à la perfection l’un des rôles du Mat, celui d’un observateur extérieur à l’action, ayant depuis le début les réponses aux questions du Protagoniste et à travers lui, du joueur.

 Le Graal et Yaldabaoth

Le Graal: Sur ce passage on va aller assez vite car je vais éviter de vous faire l'affront d‘expliquer ce qu’est le Graal.  Dans Persona 5, le Graal est le récipiendaire des désirs humains à renoncer au libre-arbitre pour accéder au confort et à la sécurité. Chaque blessure infligée par les Phantom Thieves est immédiatement soignée par des canaux contenant un sang qui symbolise les pensées humaines et ce besoin de soumission. Le Graal ne sert alors que d’incubateur au Démiurge, véritable boss final du jeu. Ici, le Graal est moins la coupe de Joseph d'Arimathie que le chaudron de Dagda celte ou la corne d’abondance grecque, c’est à dire un objet magique qui exauce les voeux de celui qui le possède et qui comble ses désirs (figure du Graal qu’on retrouve aussi dans la série des Fate/Stay). Dans Persona 5, le Graal apparaît aux Phantom Thieves (n’oublions pas qu’ils évoluent dans une représentation cognitive de l’inconscient collectif jungien) comme étant le réceptacle des angoisses humaines et leur besoin de se regrouper sous une figure paternelle dominante, c’est d’ailleurs l’objet de la partie suivante...

 

Yaldabaoth: Parler du boss de fin de Persona 5 va nous mener à raconter l’histoire d’une hérésie chrétienne assez peu connue mais qui sera bien après à l’origine d’autres, beaucoup plus fameuses, du manichéisme et des Cathares. Cette hérésie porte le nom de gnosticisme.
Au cours du IIème siècle, alors que le christianisme cherche encore ses marques, de nouvelles idées venues de Perse et de Syrie prennent racine dans la toute jeune foi chrétienne.
Le gnostique pense que l’Homme est à l’origine un être divin qui a reçu à sa création une parcelle de Dieu, qui constitue son âme, et qu’il cherche à retourner auprès de ce divin. Rien de choquant au premier abord me direz-vous, mais les choses vont se compliquer pour eux quand ils vont expliquer que cette chute de l’Homme du divin vers le monde matériel et corrupteur est le résultat d’une divinité mauvaise qu’ils appellent le Démiurge ou, selon les versions, Yaldabaoth.
Pour les gnostiques, Yaldabaoth est soit un dieu, soit un ange mauvais qui aurait créé le monde dans lequel nous vivons et dont nous sommes les prisonniers. Le “vrai Dieu” suprême et inconnaissable aurait créé par “émanation” (qu’on appelle des “éons”, vous voyez d’où vient le jargon de RPG maintenant? ) des "divinités inférieures" (ou des anges suivants les textes), et par paliers successifs, (idée que l’on retrouve aussi dans la Kabbale et les 10 sefirots), serait arrivé jusqu’à la sagesse (Sophia), c’est-à-dire la connaissance, et par extension la volonté de se rapprocher de Dieu. Yaldabaoth, archange ou sous-divinité qui aurait accéder au libre-arbitre, serait lui-même l’une de ses émanations du dieu primordial. Il aurait mêler matière et essence divine, créant ainsi notre monde et nous garderait prisonnier de la matière au travers de nos corps, impurs par essence.
(d'autres thèses gnostiques pensent que Yaldabaoth n'aurait créé que le monde matériel et que c'est Sophia, incarnation de la sagesse, qui nous aurait ajouté une âme d'origine divine)
Déjà, partir du principe qu’il existe plus d’un dieu, les choses se compliquent pour les gnostiques. Et ça va devenir franchement tendu pour eux quand ils vont commencer à expliquer que ce dieu mauvais n’est ni plus ni moins que celui de l’Ancien Testament. En effet, si on suit leur logique, quel est ce Dieu étrange qui exclut Adam et Eve du paradis pour avoir accédé à la connaissance? Et ce même Dieu ravage l’humanité dans un déluge, détruit des villes (Sodome et Gomorrhe), et un bon paquet d’autres villes/peuples dans l’Ancien Testament? En fait pour les gnostiques, chaque fois que l’Homme a tenté d’accéder à la connaissance, à s’affranchir du monde matériel, ils ont rencontré un Dieu jaloux qui a cherché à les maintenir dans l’ignorance. Ceci est la preuve, pour le gnosticisme, que le Démiurge/Yaldabaoth, le dieu de l’Ancien Testament est une divinité mauvaise.
Ils vont alors comprendre que Jésus dans le Nouveau Testament est en fait le représentant sur Terre du vrai Dieu, celui au-dessus du démiurge (son créateur, par le biais des éons, si vous suivez) qui lui essaye réellement de nous faire revenir au divin. Les gnostiques rejettent alors l’Ancien Testament et ne gardent que le Nouveau, qu’ils voient comme la parole de l’émissaire du Dieu unique (Jésus), ce dernier n’étant pas mort sur la croix et ressuscité mais juste revenu auprès du créateur d’où il venait.
Les gnostiques vont, suivant les époques et les sectes, agrémenter cette base pour l’enrichir d’évangiles apocryphes et de rites qui confinent à la magie. Comme je l’ai indiqué précédemment ils inspireront bon nombre d’hérésie au cours du Moyen-âge, comme les Bogomiles ou les Cathares. En effet, cette opposition matériel/spirituel est la base du manichéisme qui est juste postérieur au gnosticisme et qui sera l'origine des deux hérésies ci-dessus.
Dans Persona 5, le choix du Démiurge/Yaldabaoth comme antagoniste principal est un excellent choix. Par la symbolique du Graal, il est le récipiendaire de l’inconscient de chacun et de leurs désirs distordus/égoïstes qui s’incarnent ensuite dans Yaldabaoth. Il symbolise alors non pas une divinité créé par un dieu supérieur, mais il est “notre propre dieu”, c'est-à-dire une création archétypale née dans l'inconscient collectif  et créée à partir de nos préjugés et de notre désir à vouloir être dirigés transformant alors la prison du monde matériel imposée à nos âmes en une prison que nous créons nous-mêmes et dans laquelle nous cherchons à nous enfermer au nom de la sécurité et de l’ordre. 

Le Démiurge nous apparaît alors sous les traits d’une divinité angélique (il commande aux personas des archanges durant l’ascension des Phantom Thieves) mais aux contours inquiétants (voir le design: tout en angles et sans visage contribuant ainsi à sa déshumanisation), il se revendique d’ailleurs comme étant le dieu voulu pour et par les humains du fait de leur besoin de stabilité, les Phantom Thieves n’ayant alors aucun droit de se rebeller étant humains eux-mêmes. Ces derniers devront alors mener la révolte par l’intermédiaire de Satanael (voir supra), et en tant que Tricksters, ils perturberont cet ordre parfait et aliénant au nom de la justice et de la liberté de chaque individu à décider de sa destinée (voir le passage sur le libre-arbitre supra).

 

Voilà qui clot cette (longue) série d'articles sur Persona 5.
Tout au long de ces semaines, à moins que vous n'ayez tout lu en seule fois (quel courage!), nous avons levé un coin de voile sur les très nombreuses références mythologiques et tarologiques du jeu. Si tous ces developpements peuvent d'ailleurs s'appliquer à Persona 3 et 4, c'est avant tout à Megami Teisen que l'on doit cette introduction pléthorique de la mythologie en jeu vidéo.
On ne peut d'ailleurs que se féliciter de l'existence de cette licence tant elle met en avant des éléments religieux et mythologiques qui seraient totalement inaperçus autrement, étant l'affaire de spécialistes (trouver de la documentation sur le gnosticisme ou des évangiles apocryphes qui ne soient pas juste Wikipédia fût du sport je ne vous le cache pas).

J'ai d'ailleurs, il y a maintenant quelques années de ça, pu en faire l'expérience tandis que je découvrais grâce à Shin Megami Teisen (je sais plus lequel, c'était en tombant sur une soluce pour les fusions je crois...), l'existence de Métatron.
Curieux, je ne voyais pas à quoi faisait référence le jeu (je me considérais alors  suffisamment savant en mythologies) et décidais de mener mon enquête. Allant au CDI du lycée, j'ai alors commencé mes recherches en démarrant avec Universalis (car à l'époque Internet ne fonctionnait qu'avec Altavista... Les vieux savent) pour découvrir tout un pan de culture judéo-chrétienne, avec ces apocryphes, ces débats théologiques et ces réflexions métaphysiques, jusqu'alors totalement ignoré.

J'ai toujours trouvé extrèmement curieux qu'il faille aller jusqu'au Japon pour mettre le doigt sur un morceau entier de culture pour au final me renvoyer directement à la culture à laquelle je suis censé appartenir dans un bien curieux ping-pong... On ne peut que se féliciter qu'Atlus, depuis si longtemps, fasse un tel effort de syncrétisme, de compilation entre toutes les mythologies du monde pour nous les offrir de la sorte et donner ainsi aux curieux, dont j'espère toujours faire partie, l'envie d'aller plus loin, de lire, de comprendre, de s'émerveiller, de réfléchir...

Si ces posts ne sont bien sûr que de l'ouvrage d'amateur, qui nécessiteraient des meilleures sources et une meilleure érudition, il n'en reste pas moins que mon souhait le plus cher est, qu'après lecture, vous ayez vous aussi l'envie de voir ce qui se trouve au-delà du voile de la réalité, de comprendre quelles leçons peuvent nous apporter, dans leur immense diversité et leurs similitudes, tous les récits, contes et épopées de ce monde.

Merci d'être resté jusqu'à la fin.