Le jeu vidéo japonais est-il mort ? Depuis cinq ans et l'arrivée des consoles HD, la question revient comme un vieux serpent de mer au gré des déclarations alarmantes des développeurs nippons eux-mêmes. Personne n'a oublié le cri du coeur de Keiji Inafune (Megaman, Resident Evil) :Le Japon c'est mort mec, on est foutu, notre industrie est finie ! »
Je m'en étais d'ailleurs ému ici à l'époque. Alors oui c'est vrai, le bilan n'est pas bon à l'heure où cette génération de consoles s'apprête doucement à passer le relais. Mais faut-il pour autant se garder de tout espoir ? Dewi Tanner, gallois de son état et ancien producer au sein du studio tokyoïte NanaOn-Sha de 2007 à 2011, est bien placé pour répondre. Aux commandes de Haunt pour le Xbox Live Arcade, aujourd'hui producteur indépendant installé à Melbourne, il témoignait le 10 juillet 2012 lors de la Brighton's Develop Conference comme le relate le magazine Edge: C'est la troisième plus grande puissance mondiale [...] un pays de 128 millions d'habitants où seulement 1.5 % de la population est d'origine étrangère [...] et où toutes les tendances dans l'industrie de la musique, du cinéma et du jeu montrent que les consommateurs optent en grande majorité pour des produits domestiques. La musique occidentale n'occupe qu'un très faible pourcentage dans les charts nippons [...] la production cinématographique nationale a explosé au cours de la dernière décennie, passant de moins d'un tiers du marché à plus de la moitié. Pareil pour les jeux vidéo : en 2011, seuls 4 titres occidentaux sur 100 figuraient dans le classement des meilleures ventes - et il s'agit là d'un bon chiffre par rapport à d'habitude »
En un mot comme en cent, Tanner parle de repli. Un repli sur lui-même qui se manifeste également sur la toile. Le Japon s'est créé des réseaux sociaux sur mesure quand la planète toute entière basculait sur Facebook et Youtube, accentuant ainsi la distance qui pouvait déjà séparer l'Archipel du marché global [...] il s'est coupé des grandes tendances du marché mondial, c'est désastreux pour un pays si dépendant de ses exportations »
D'un autre côté, ne doit-on pas justement se réjouir de voir le Japon cultiver sa différence, préserver cette identité culturelle que nous aimons tant ? Oui, la préservation de sa singularité dans un monde globalisé reste un atout » ... à condition qu'elle n'isole pas complètement du reste du monde donc.

Conscients de leur difficulté à s'exporter, les pouvoirs publics locaux ont initié en 2010 la politique du "Cool Japan", censée promouvoir la culture nippone à l'international. Mais la crise est passée par là avec son lot de coupes budgétaires. Le Soft Power attendra. Plus prosaïquement sur le terrain, les développeurs nippons eux ont aussi tenté de rectifier le tir. Pour séduire les joueurs européens et américains, ils ont incorporé dans leurs récents jeux des features typiquement occidentales, ils ont singé le ton et l'esthétique des productions d'outre-mer [...] avec pour résultat la dégradation de licences japonaises stars comme Final Fantasy et Resident Evil »

Les rares qui sont encore de ce monde après avoir joué à Operation Racoon City peuvent en témoigner. Outre le produit, les studios made in Japan se sont également essayés aux méthodes de production occidentales : Ils ont essayé de refaire leur retard sur la manière dont travaillent les développeurs de l'Ouest - par exemple, ils faisaient très peu de tests-utilisateurs jusque là, c'est dramatique »
s'insurge Tanner.

L'industrie vidéoludique japonaise peut-elle toutefois sortir de l'ornière ? Oui selon Dewi Tanner : Au lieu de développer pour le marché occidental, ils devraient plutôt confier leurs développements à des studios du cru. Il y a tant d'opportunités ici. Et avec un Yen fort qui nuit à leurs exportations, ça devient comparativement plus intéressant pour eux de sous-traiter overseas »

Déléguer, pas délaisser. C'est l'autre clé du succès pour Tanner : chacun doit se présenter et se voir régulièrement en face-à-face. C'est essentiel. Impossible de construire une relation de confiance sur le long terme si personne ne se voit »

Mais comment faire avec la barrière de la langue ? Il y a toujours les traducteurs, mais à force de se trop se reposer dessus ça finit par créer de nouvelles barrières. Il faut plutôt éviter le jargon, essayer de communiquer le plus directement possible avec les personnes clés. Soyez proactifs [s'adressant aux développeurs occidentaux NDLR], par exemple programmez à l'avance les séances de feedback. Evidemment, engager quelques japonais dans votre staff ne peut pas faire de mal non plus »
Bref, c'est possible. Et il y a des exemples qui le prouvent. On pense bien évidemment à Capcom. Le célèbre studio nippon avait fait appel aux canadiens de Blue Castle Games pour le développement de Dead Rising 2. Bonne pioche, le jeu rocks comme disent les djeuns. Aujourd'hui Blue Castle Games s'appelle Capcom Vancouver. De son côté Nintendo a peut-être (re)trouvé la perle Rare avec Retro Studio. Le développeur texan a su redonner un coup de jeune à Metroid et Donkey Kong. On espère qu'il en fera de même avec le prochain Zelda, même si  Shigeru Miyamoto tempère. Square Enix lui s'est carrément payé un gros éditeur occidental, Eidos, et a fait main basse au passage sur tout son catalogue (Tomb Raider, Hitman, Deus Ex). Squeenix ou comment s'acheter une western cred' sans se fouler. Devenu Square Enix Europe, la nouvelle entité et ses studios internes (Crystal Dynamics, IO Interactive) donnent désormais un coup de main à la maison mère au Japon pour peaufiner le Luminous Engine, le fameux moteur next-gen de la marque. Et de plus en plus de sociétés du secteur ont faim d'Europe : Gree, DeNA, Konami, Marvellous AQL » selon Tanner. Le repli évoqué plus haut n'empêche pas, à l'occasion, certains japonais de nouer des relations avec leurs homologues occidentaux, ouvrant ainsi une nouvelle ère de collaboration transculturelle. S'ouvrir aux autres sans perdre d'elle-même, c'est la difficile équation que l'industrie vidéoludique japonaise devra résoudre pour espérer retrouver son rang.

Via