Article réalisé par Tétris

Milieu des années 1990. Warren Spector, l'homme derrière des jeux tels que Wing Commander, Ultima (VI et épisodes ultérieurs), System Shock ou encore Thief, rejoint John Romero chez Ion Storm. Il fondera une petite division à Austin avec une poignée de personnes pour travailler sans restriction sur un projet qui lui tient à cœur : Troubleshooter. L'objectif est de créer le jeu dont rêve le bonhomme. Un jeu se détachant des univers d'heroic fantasy surexploités tout d'abord, mais aussi un jeu qui s'adapterait aux envies des joueurs. Pour la petite anecdote monsieur Spector, qui n'est pas un joueur très « skillé », regrette que la majorité des jeux de l'époque soient des FPS reposant uniquement sur l'adresse des joueurs. Son jeu pourra donc être joué soit comme un FPS classique, à la va-y que je vous bute tous, soit en évitant les affrontements direct tout en s'infiltrant comme le fourbe Warren, ou encore avec un savant mélange des deux gameplays. Quelques années plus tard, en l'an de grâce 2000 après JC (l'autre), Troubleshooter sort dans le commerce sous le nom de Deus Ex.


DEUS EX MACHINA

500 000 $ de budget et une équipe de seulement une vingtaine de personnes pour 3 ans de développement, voilà qui peut sembler bien peu pour un jeu qui ne prévoit rien de moins que de redéfinir un genre à lui tout-seul. Mais ce n'est pas ça qui fait peur à Ion Storm Austin et comme ce ne sont pas les idées ou le talent qui manquent, Deus Ex (DX pour les intimes) peut aussi se targuer d'avoir un scénario digne d'intérêt qui  n'hésite pas à aborder des points qui fâchent ou à poser des questions. 

Nous sommes en 2052, sombre époque où terrorisme et pauvreté sont le lot courant des citoyens,  et où l'humanité doit faire face à un terrible fléau. La peste grise, une maladie qui frappe sans distinction sociale, fait rage. Pourtant les plus puissants réussissent à se procurer de l'ambroisie, seul remède connu et produit en infime quantité, tandis que ceux qui n'ont rien meurent dans les rues ou dans les hôpitaux débordés. Alors que le gouvernement américain garde la tête haute et n'hésite pas à répondre de façon drastique aux menaces des groupes terroristes, au risque de restreindre les libertés d'autrui, ces mêmes groupes agissent dans l'ombre à l'aide de gigantesques réseaux.

C'est pour lutter contre des réseaux comme la NSF (National Secessionist Force) aux Etats-Unis, ou le groupe Silhouette en France que les Nations Unies ont étendus leur influence à un niveau international en mettant en place l'UNATCO  (United Nations Anti-Terrorist COalition). C'est là que vous intervenez. JC Denton est l'un des premiers humains doté d'implants nanotechnologiques  de nouvelle génération. Vous êtes le fer de lance de l'organisation. C'est vous qui, tel un messie, devrez déjouer un complot d'ordre mondial afin de sauver vos prochains. Un deus ex machina incarné par un homme partiellement machine (ou l'inverse ?) pour sauver le sort de  l'humanité : une sarcastique réalité parmi tant d'autres dans un jeu tout en contradictions.

Cette histoire, nous la vivrons grâce à un doublage assez soigné et surtout une partition d'exception allant de la musique classique au jazz en passant par l'électro et la techno, et qui change en fonction de nos actions.

 

"Vous avez dit dystopie ?"

MACGYVER: PAYDAY A LA COUPE MULLET ?

Si l'agent de la Phoenix Foundation ne se sert que d'un couteau suisse pour parvenir à ses fins, notre ami JC à quant à lui un arsenal bien plus fourni. Nous l'avons vu, Deus Ex est un jeu qui offre plusieurs alternatives pour arriver au même point. Le level design est ainsi pensé que selon que vous soyez plutôt acrobate ou rat d'égout, chacun y trouve son compte. Chaque zone de jeu est une leçon de conception et offre une pluralité de chemins assez importante pour que deux parties ne se ressemblent pas en fonction de votre humeur et des améliorations choisies. Car pour contourner l'ennemi et passer ses défenses, il vous faudra plus d'un tour dans votre sac. Ca tombe bien, l'évolution est de votre côté.

Le jeu comporte en effet des possibilités de développement tirées des jeux de rôle, en plus de son aspect shooter. L'avancée dans l'histoire ainsi que l'exploration de lieux difficiles d'accès vous rapporte des points d'adresse que vous pourrez assigner dans la catégorie de votre choix afin d'augmenter votre agent. Que ce soit du côté de vos compétences de tireur (armes lourdes, pistolets, fusils, armes blanches et explosifs) ou bien de vos aptitudes à porter des équipements, crocheter des serrures, pirater des terminaux, vous soigner plus efficacement ou encore nager plus vite, il y en aura pour tous les goûts.

Etre un agent performant et cultivé c'est bien, mais être un agent mécaniquement augmenté c'est encore mieux. Tout au long du jeu vous trouverez donc des capsules d'augmentations qui vous permettront d'affiner encore plus votre style de jeu. A vous de choisir ainsi entre la possibilité de courir plus vite et sauter plus haut et celle de courir sans émettre de sons. Ou encore trancher entre l'invisibilité aux yeux des gardes, ou aux détecteurs des robots.

 

"Voici à quoi ressemble le menu des aptitudes"

"BRAVERY IS NOT A FUNCTION OF FIREPOWER"

Liberté d'action. Une bien belle promesse que l'on aimerait encore aujourd'hui retrouver dans nombre de jeux. Vous voici par exemple face à un complexe hautement sécurisé au sein duquel il va falloir vous infiltrer. Les lieux sont surveillés par des gardes qui font des rondes et s'arrêtent de temps en temps pour papoter entre eux. A leurs côtés, les robots patrouilleurs ne sont pas sensibles au bruit mais ne se laisseront en revanche pas berner pas un simple camouflage optique. En surface il y a aussi de nombreux systèmes de sécurité comme des lasers, des portes à codes, ou encore des caméras de surveillance. En souterrain ou dans les conduits d'aération, pas de présence humaine mais de viles créatures ainsi que quelques bombes et lasers vous guettent.

Ce petit état des lieux permet de se faire une idée de l'ingéniosité de la conception des niveaux. Un joueur augmenté pour l'affrontement direct pourra ainsi zigouiller les gardes à coups de fusils mitrailleurs et les robots à l'aide d'explosifs ou de grenades EMP, là où quelqu'un ayant opté pour des capacités plus subtiles ira pirater les terminaux afin d'espionner les échanges entre vos antagonistes et récupérer des informations ainsi que des codes permettant d'accéder à d'autres zones. Ce dernier aurait tout aussi bien pu se faufiler dans le dos des gardes afin d'atteindre un tunnel sous-marin où il aurait plongé jusqu'au quai pour rencontrer des ouvriers. Ces derniers lui donneront le code désiré en échange des services rendus à leur ami lors du niveau précédent. Tout ceci sans oublier le lot d'objets éparpillés dans les niveaux récompensant, entre autres, les joueurs curieux avec des informations sociopolitiques à lire dans les journaux ou terminaux publics.

Une promesse de liberté tenue en grande partie donc. Ce serait toutefois se mentir que de ne tirer qu'un bilan positif du jeu à cette date. Car, si 11 ans après sa sortie Deus Ex reste un jeu extrêmement agréable à jouer, ses imperfections ressortent forcement beaucoup plus qu'à l'époque. Si j'ai évoqué l'excellent équilibre de l'architecture des niveaux, l'équipement à disposition du joueur ne bénéficie malheureusement pas d'un tel soin. Là où les adeptes des armes létales ont l'embarra du  choix (même s'ils auront en contrepartie moins de place dans leur inventaire), les fantômes en potentiel devront se contenter d'une matraque électrique, d'un bâton de combat et d'une arbalète aux fléchettes tranquillisantes. Trois fois rien pour ainsi dire, puisque les recharges électriques sont très limitées et que le temps d'action des fléchettes est si long que les gardes auront déjà sonné l'alarme avant de s'endormir. Du coup, l'argent ne sert à rien avec cette approche, puisque seules des armes à balles réelles sont en vente. Quand aux gardes qui meurent suite à quelques coups de matraque, c'est encore un mystère...

Evoquons aussi rapidement l'intelligence artificielle. Inutile de cracher dessus car sa relative platitude s'explique évidemment par l'ampleur du jeu. Ne vous attendez donc pas à des réactions drôles ou surprenantes de la part des gardes. Ces derniers disposent d'une acuité visuelle très limitée, et seul leur nombre fait leur force.

Enfin, si le scénario est loin du manichéisme habituel des jeux vidéo, les choix de dialogues sont malheureusement plus limités (généralement choix 1 : je bourrine ou  choix 2 : j'infiltre).

 

"I WISH I HAD AN ANSWER FOR YOU, BUT YOU'LL HAVE TO DECIDE FOR YOURSELF WHO YOU CAN TRUST."

Des Etats-Unis à la Chine en passant par la France, JC Denton fera un sacré bout de chemin sur la quarantaine d'heures que propose cette aventure. Une aventure riche en réflexions et étonnamment ancrée dans la réalité. Si le jeu est sorti avant le 11 septembre 2001 et se déroule dans les années 2050, c'est bel et bien le goût âpre et l'actuelle vision pessimiste de l'avenir qui le caractérisent. Des thèmes on ne peut plus modernes à une époque où le transhumanisme est plus que jamais sur le devant de la scène...

Avec un tel thème central, Deus Ex ne peut évidemment pas donner de réponse universelle. Il se permet donc de douter constamment, et le joueur se retrouve perdu en même temps que JC Denton au milieu de tous ces choix moraux (comme l'illustrent très bien les différentes fins). Un jeu habité par le doute donc, mais avant tout une œuvre majeure en avance sur son temps et une expérience de jeu unique. Amen.

Tétris