Le 1er avril 2011 :

Après une semaine indécise, le soleil s'est décidé à briller cet après-midi. Aujourd'hui est le jour de ma dernière garde du trimestre. Non pas que je sois d'humeur mélancolique, mais c'est vrai que l'enchainement des gardes a été très rapide.
Mais bon, trêve de réflexions inutiles : j'enfile ma blouse et j'arrive au poste de soin à 18h28.

18h46 : Je préfère ne pas attendre le médecin pour commencer. Premier patient : un malheureux cycliste qui a chuté lors d'un dépassement. Allongé de tout son long, sa femme à ses côtés. Il me dit être tombé sur l'épaule gauche et le coude droit. L'épaule n'a rien : il arrive à la bouger. Le coude droit, par contre, est plus inquiétant : en plus d'un gros œdème qui prend le bras et l'avant-bras, la palpation se révèle très douloureuse. Je note tout ça, je lui donne un peu d'eau, et je sors du box.

18h53 : Traumatisme de la cheville gauche lors d'un entraînement de savate. Gonflement de l'avant de la cheville. Je note, je sors.

19h10 : Je vois le chef du soir, le même que vendredi dernier. Je lui demande confirmation pour les radios à prescrire et hop.

19h27 : Une magasinière qui s'est tordu la cheville. Ah, non, ça ne va pas continuer comme ça, sinon j'explose !

20h37 : Je reçois le propriétaire d'un restaurant rapide, qui a deux plaies au-dessus et au-dessous du sourcil droit. Il a été attaqué par un jeune client qui refusait de payer la baguette qu'il lui avait vendue. Cependant, il a réussi à le maîtriser et les policiers, qu'il avait appelé une dizaine de minutes avant pour un sac à main perdu, sont venus cueillir le malfaiteur. Sacré timing...
Cependant, le blessé se demandait s'il devait aller porter plainte, culpabilisant sur les conséquences sur la vie de son agresseur. Tiens, je soigne aussi des Samaritains, ça change !
Il me demande, non sans humour, de faire le maximum, vu qu'il se marie cet été. Le chef me donne le plus petit fil disponible : ça devrait le faire !
Et voilà...

21h06 : La cheville de la magasinière est cassée. Oui, mais pas complètement ! Cet aspect, similaire au bois vert pédiatrique, n'est pas commun chez l'adulte...

On voit ici la surface de la tête de la fibula fracturé comme un bout de bois vert...


21h28 : Un autre Samaritain qui a tenté de séparer un ami d'une bagarre. Une toute petite ouverture sur la tempe, réglé avec deux points de suture et basta !

22h05 : Un pauvre hère qui a fait ami-ami avec un poteau. Quelques points sur l'arcade gauche.

22h30 : Une pause dans le flux... Diner !

23h16 : Et les pompiers m'amène une patiente galère. 87 ans, sous anticoagulant, qui est tombé à la renverse. Bien sûr, il y a du sang partout. Tellement, que le chef et l'infirmier viennent me prêter main forte pour nettoyer un minimum la dame et couper quelques mèches pour exposer le cuir chevelu. Je fais deux points très serrés : ça continue de saigner.
Je recommence, en enfonçant l'aiguille plus profondément dans la peau : maintenant, le sang fuit par les trous où passent mon fil...
J'essaie de compresser une minute. Dès que je me retire, ça repart. Je craque...
J'appelle mon chef, qui décide de lui faire un pansement compressif. Ouf.
Le couvent d'où elle vient a fait savoir qu'elles « dormaient la nuit » (?!), et que personne n'ouvrait la porte à ce moment-là. Bon. On doit la garder sous observation, de toute manière.

00h31 : Petite période de pause...

01h24 : Un patient qui a violemment éclaté une bouteille... en voulant la poser sur une cheminée.
Le verre lui a déchiqueté la main.
Mon chef s'en occupe personnellement.
D'abord, il explore la plaie avec son porte-aiguille et sa compresse et teste les muscles de chaque doigt. Les mouvements sont bons, mais un jet de sang lui asperge le visage lors d'un geste : une artériole est touchée. Il tente de poser un point dessus, sans succès. Il ferme donc la main à l'aide d'un gros pansement compressif. Dans une heure et demi, on l'enlève et on regarde si l'hémorragie continue.

01h32 : J'entends du côté médecine : « Cinq OH grâce à nos amies les bêtes... ». Un chef qui avait sans doute une rancune vis à vis des pompiers.

02h00 : Le chef me montre une technique secrète de médecine ancestrale ! Bon, d'accord, j'en fais trop.
Un homme a fini avec ses doigts écrasés sous une plaque de ferraille. Rien à signaler à part la douleur due à l'hématome sous unguéal. Mon chef prend donc une lampe à pétrole dans le charriot de soin (!), chauffe à blanc un trombone et me charge de percer l'ongle congestionné. Et ça y est ! Une bonne partie de la douleur est passée... Magique !

02h48 : Je viens de suturer un jeune homme qui s'apprêtait à aller faire la fête vers Ménilmontant, lorsqu'il a reçu une bouteille sur la tête de la part de débiles présents sur le quai de métro d'en face.
Trois points de sutures sur le cuir et il peut aller dormir.

03h02 : Alors que j'avais regagné mon tabouret, je vois passer le chef en train de fulminer. Après m'avoir aperçu, il me donne un dossier d'un geste plein de dépit et me dit de jeter un coup d'œil par moi-même.
Donc, je vois un couple, avec un mari qui semble se tordre de douleur. En voyant son pouce gauche, mes questions s'évanouissent : pas de doute, c'est un panaris de stade avancé. Ultra douloureux, l'aspect du pouce proche du boudin, l'articulation impossible à mobiliser...
Le chef me rejoint ensuite. Il explique qu'ils sont venus trop tard, que le pronostic est très incertain et qu'il ne peut pas leur donner une place cette nuit. Le couple s'énerve, mais en venant avec un truc pareil à 3 heures du matin, il ne faut pas s'attendre à être bien reçu.
Donc les enfants, si vous avez un durillon bizarre sur un des doigts, ne traînez pas, allez consulter...

04h21 : Après un temps fou passé à traînasser et à lire mon Canard, la radio est arrivée : l'os est rongé. L'Ixprim qu'on lui a donné semble l'avoir calmé : il reviendra demain, sous réserve qu'il y ait de la place. Je peux enfin aller dormir...

08h05 : Je me réveille en sursaut. Les rayons de soleil inondent l'ensemble de la chambre.
J'ai trois trente-trois tonnes sous chaque œil, mais qu'importe. Je plie ma blouse, j'enfile mes chaussures et au revoir Saint Camille...