Voilà les bureaux abandonnés dont je vous parlais dans le BdG#4...

 

Le 27 décembre 2010 :

Ce jour-là, avant de partir en garde, j'ai voulu faire une petite sieste, pour me détendre. C'était sans compter sur le stress contagieux de ma mère qui partait en vacances avec mes deux petits frères.
Ensuite, en sortant, pénétrant la pénombre qui enveloppait lentement les rues de Paris, je manque de justesse de tutoyer le sol par la faute d'une traitresse plaque de verglas.
Un frisson me parcourt. J'ai le pressentiment que je vais en baver, cette nuit...

18h26 : Hop hop hop, on dépose ses affaires dans la chambre ! Jean-Loup, mon co-externe de ce soir, m'y attendait. Et le malheureux avait oublié sa blouse. Qu'à cela ne tienne ! L'externe de D4 qui finit sa journée lui prête bien volontiers la sienne.

18h42 : Alors que, dans une chorégraphie qui nous est propre, nous évitons de nous trouver dans la même salle que nos redoutés chefs, l'interne du jour nous dit avoir besoin d'aide pour une ponction pleurale. Pleurésie secondaire à la diffusion de métastases d'origine prostatique...
Il a une grosse intumescence dans le dos du côté droit. La chef polonaise me demande de le soutenir pendant qu'il adopte assis, le dos plié, une position des plus inconfortables. Je le laisse s'appuyer sur mon thorax pour soulager un peu sa douleur. La ponction durera de longues minutes. Et au lieu d'en avoir un litre, on se contentera de 800mL.

19h40 : Je sors de la chambre. L'interne et la chef s'éclipsent, c'est la fin de leur journée.

19h45 : Un infirmier m'indique qu'il y a trois plaies en attente. Super, un tir groupé. Premier arrivé, premier servi !

20h05 : Un jeune carrossier qui a frappé deux marteaux entre eux et s'est pris un morceau d'émail dans le front. Je le vois, je regarde la plaie, je crains le pire. J'appelle mon chef pour avoir son avis. Il prend son ciseau en plastique, retire le bout de métal placé dans la chair, et... rien. Une bête ouverture de quelques millimètres non suturable. Un papier d'accident du travail, et dehors !

20h25 : Je sors du box, l'infirmier me dit que j'ai quatre patients en attente. C'est normal que le chiffre ne fasse que grimper ?

20h30 : Je me retrouve avec un vieux monsieur qui a glissé sur le verglas en sortant du supermarché. La plaie est profonde, mais c'est sans doute dû à son front qui a perdu son élasticité. Mon chef regarde l'arcade droite et me dit d'y aller. A peine j'enlève la compresse que le sang coule à flots le long de son visage déjà ensanglanté. Et il n'est pourtant pas sous anticoagulant. Ça saigne tellement que je fais part de mon inquiétude, qui me dit de ne pas y faire attention.
Sans doute l'une des sutures les plus difficiles que j'ai eu à faire. Je ne voyais absolument pas ce que je faisais.

Une fois suturé, le sang ne coule plus, mais un œuf de pigeon se forme à la place... La chef passe pour me donner un satisfecit. Pas besoin d'imprimer de bons, le patient ne sortira pas. Il vit seul, et il faut absolument surveiller ce type de lésions. Il me demande donc de faire un examen clinique et un électrocardiogramme.

21h31 : Je vais donc chercher une machine à ECG afin de lui imprimer un tracé. Je mets mes électrodes, j'allume ma machine. Et encore une fois, des tracés totalement aberrants. Encore une fois, la MEME machine défectueuse qui traine depuis mes premières gardes est là, prête à faire perdre du temps à quiconque l'utilise !

Passablement irrité, je note à même la machine, au stylo Bic que « cette machine à ECG ne fonctionne pas ». Puis je la renvoie dans le couloir.
Des aides-soignants, ou des infirmiers, je ne sais plus, m'aperçoivent et me disent : « Il faut rebrancher la machine ! »
Je réponds :
- « Elle ne fonctionne pas, c'est inutile...

 

- A ce moment-là, il faut l'écrire !


- C'est ce que j'ai fait... »
Ils jettent un deuxième coup d'œil à la machine et prennent un air horrifié.-« Mais tu es malade d'écrire au stylo dessus ?!?

-C'est pas comme si c'était indélébile, hein... »

A partir de là, le ton est monté rapidement ; ils m'ont insulté, j'ai répondu, en pleine salle d'urgences avec des patients qui assistaient à la scène d'un air médusé...

Avant de retourner fulminer dans mon box, l'un des chefs m'engueule et je lui réponds sans me démonter. Et là, il me dit :
- « Faudrait songer à se calmer, on n'est pas chez pépé et mémé ! »Et je rétorque : -« Oui mais mon pépé et ma mémé, ils sont MORTS !! »
Je ne sais toujours pas pourquoi j'ai dit ça. Sans doute pour avoir le dernier mot... Ça a marché en tout cas. Ne m'énervez jamais, s'il vous plait.

Bon, après ça, petite perte de la notion du temps. Je suis sur les nerfs. Surtout quand, après l'ECG, je vois mon patient saigner du haut du nez. Et c'est reparti pour le chariot de suture...

23h04 : C'est à cette heure-là que je me pose enfin pour manger un bout avec Jean-Loup. Mais avant ça, le chef avec qui j'avais eu des mots me refile la suture la plus pourrie de toute ma carrière : une plaie de main en C inversé sur la paume, d'environ 5cm.
Mais le pire n'était pas cela. C'était que le blessé se trimballe avec la main ouverte depuis midi aujourd'hui, alors qu'il faut au maximum six heures pour sauver une plaie de la nécrose !
Dès que je lui sors la main de la Bétadine, c'est pas jo-jo. Cette couleur en bordure de peau n'augure rien de bon.

Voilà ce qui se passe quand vous mettez du temps à venir vous faire recoudre : votre peau qui commence à mourir petit à petit en commençant par les bords...

Mais je retrousse mes manches (bien que déjà retroussées) et je me lance. Avec la peau qui se déchire, les berges impossibles à saisir et le patient qui supporte mal les aiguilles, pas de doute, cette main est mon Everest.

J'ai passé un temps fou, mais à la fin, le résultat est regardable. Une véritable victoire personnelle. Un pansement de tulle gras et enfin manger !
Un des infirmiers contre qui j'avais juré arrive dans la salle de détente et désamorce la situation. Torts reconnus, nous pouvons passer à autre chose. Deux bonnes choses de faites.

Le RedBull restera au frigo : je veux rester zen !

23h36 : Nous allons dans la chambre et je mets à jour mes notes.

01h03 : Je me couche enfin. Je suis claqué.

02h08 : Coup de téléphone. Sutures à faire sur l'avant-bras d'une femme en état d'ébriété ; elle a fait une tentative de suicide. En plus, elle souffre d'un cancer du sein et a subi une mammectomie.
Discuter avec elle lorsque je la traitais m'a vraiment remonté le moral.
Non, je plaisante. Ça m'a mis au trente-sixième dessous.

07h44 : C'est l'heure d'y aller. Ma nuque n'a pas survécu à ce lit pourri. On croise une des chefs du jour qui nous demande comment ça a été. Ça a été, ouais...

08h15 : Je me casse la figure en Vélib sur le béton devenu patinoire avec les pluies verglaçantes. Mon genou me fait horriblement mal.

Garde de merde.