Il faut poser la première pierre. Après une période de conception qui a duré plus ou moins quatre mois, il est temps de démarrer la pré-production. C'est l'étape cruciale où nous devons établir les processus de production, trouver les recettes techniques, implémenter les premières itérations des mécaniques de jeu, construire l'expérience de jeu sur papier (narration, gameplay, niveaux, etc.) tout en terminant le recrutement de l'équipe en vue de la production. Bref, nous avons beaucoup de pain sur la planche.

La pré-production culmine avec un livrable déterminant appelé "Vertical Slice". Il s'agit, sur papier, de livrer une partie du jeu complètement achevée (ou du moins très avancée) pour donner une idée de la qualité et de l'effort global pour produire le jeu avant de se lancer dans la production. C'est une étape cruciale qui peut mettre un terme à un projet si le résultat n'est pas à la hauteur.

Donc, pour faire changement : beaucoup de pression !

Heureusement, dès le début de la phase de conception, nous savions que le jeu se jouerait à la vue subjective avec des séquences à la 3ème personne (i.e. couverture, attaques corps à corps, etc.). Donc, nous avions déjà fait quelques tests dans l'engin pendant la conception. Remarquez, j'ai utilisé l'expression "quelques tests". Ce n'était pas tout à fait du grand art mais ça nous permettait d'imaginer le meilleur et d'avoir les bases de la navigation en place, LOL !

Prochaine étape : décider quelle partie du jeu à produire en mode "Vertical Slice". Ce processus décisionnel n'est pas aussi simple qu'on l'imagine. Outre les objectifs reliés à la faisabilité du projet, il faut prouver que nous sommes capables de créer une expérience digne d'être appelée "Deus Ex", ce qui n'est pas gagné d'avance, il faut en convenir.

Il y a deux approches, du moins que je connaisse, pour attaquer la "Vertical Slice". La première est celle où l'on met la gomme sur une séquence d'action dans un plus petit niveau qui met tout le monde sur le cul, mais où les questions plus existentielles sur les systèmes reliés à l'expérience demeurent encore ouvertes. L'autre option repose sur la construction d'un morceau de jeu qui couvre l'ensemble des mécaniques dans ce qui sera le plus challengeant à construire, un "city HUB" dans notre cas (niveau plus ouvert simulant une portion de ville). Ce type de choix démontre moins le côté viscéral que peut prendre l'expérience de jeu mais ça démontre clairement, si nous réussissons, comment toutes les mécaniques s'emboîtent, comment construire nos niveaux les plus ambitieux, etc.

Comme cette "Vertical Slice" est présentée aux hauts dirigeants de l'entreprise, il faut garder en tête que ce ne sont pas tous des "gamers" et que les feux d'artifices sont plus propices à impressionner que de montrer une base solide où les explosions sont plus rarissimes. Nous avons été audacieux et décidé d'y aller avec l'option moins "glamour" pour l'audience mais qui validait nos choix design, techniques, artistiques, etc. Ce choix, chers lecteurs, peut paraître le choix logique à faire mais, durant ma carrière, j'ai vu à plusieurs reprises des équipes prendre le pari contraire en y allant pour la gomme et se demander comment faire le jeu par la suite. Chaque approche a ses bénéfices mais nous n'étions pas confortables avec cette façon de faire.

Pendant les mois qui vont suivre, nous allons construire le "city HUB" de Détroit dans lequel le joueur aura trois missions de l'histoire à compléter. Le but étant évidemment d'avoir toutes les mécaniques en place ainsi que la direction artistique, ce que nous nous efforçons à atteindre.

Mais à la livraison de la "Vertical Slice", force est de constater que nous n'avons pas atteint tous nos objectifs. En ce qui concerne le positif, oui, nous avons réussi à créer une expérience "Deus Ex" de base où le multi-choix permet au joueur de créer ses solutions aux problèmes, et oui, nous avons réussi à comprendre les limitations techniques et les éléments qui doivent être impérativement poussés. Pour les éléments moins concluants, on parle des systèmes reliés à la narration, le manque richesse à cet égard et l'impossibilité de parler aux NPCs. De surcroît, la direction artistique n'est pas aboutie et le jeu manque vraiment d'un "punch" visuel. Les idées et les intentions sont là mais la sauce ne prend pas.

Ouf... Ça fait mal...! Il y a du bon dans notre livraison mais nous sommes lucides; le pari n'est pas gagné. Pas du tout.

Voici une image du jeu tel qu'il l'était à la "Vertical Slice". Nous sommes sur la plaza de Sarif Industries où Adam Jensen travaille comme spécialiste de la sécurité. Le jeu était jouable, dans ses grandes lignes, mais force était d'admettre qu'il nous restait du boulot pour arriver à faire vivre la vision que nous avions.

Finalement, nous passons devant l'état major d'Eidos afin de présenter les résultats. Comme anticipé, les réactions sont mitigées. Les gens sont rassurés par le potentiel du jeu mais inquiets par les résultats concrets. Néanmoins, la direction nous réitère sa confiance en nous permettant de refaire notre "Vertical Slice #2". Nous repartons donc ébranlés, soulagés, inquiets et paradoxalement confiants de pouvoir revenir plus fort avec une deuxième démo qui, elle, rassurera les plus sceptiques. Car l'une des caractéristiques de l'équipe, c'est d'avoir la tête dure et une belle capacité à rebondir !

Cela sera le sujet de la deuxième partie de "New Orders".

Jean-François Dugas - DIRECTEUR DE JEU
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