Si j'en crois les nombreux articles parus à ce jour, la majorité des studios japonais produisant du contenu pour les consoles dites « haute-définition » n'arrivent pas (ou ont mis du temps) à atteindre les standards de technicité posés par les développeurs européens et nord-américains.

Attention, je ne parle pas du design qui est une appréciation personnelle, mais de l'aspect technique de la chose, c'est-à-dire par exemple la capacité à pouvoir afficher des textures riches et/ou des environnements vastes sans que le rendu soit baveux ou fasse ramer horriblement la machine. Autrement dis, pourquoi y a-t-il si peu de productions japonaises techniquement abouties ?

Par soucis de clarté de ne m'intéressé qu'aux productions de type AAA[1] car il n'apparait pas forcément pertinent de comparer une grosse production à une production issue d'un studio indépendant (possédant beaucoup moins de ressources).

Par ailleurs, je pose comme postulat qu'il n'existe pas de disparités de compétence entre les développeurs japonais et leurs homologues occidentaux. Les artiste ou programmeurs japonais étant supposés produire un résultat équivalent à un artiste occidental, seuls le temps pour le faire et les moyens/façons d'y arriver pouvant différer.

In fine, la seule véritable différence qui peut exister entre les studios japonais et occidentaux est la façon dont est géré l'équipe en charge du projet.

 

Pourquoi cela apparait maintenant et non pas avant.


La mise en place de machines de jeu de plus en plus puissante nécessite de fournir à chaque fois un effort supplémentaire pour produire du contenu qui justifie cette puissance supplémentaire.

Si il suffit d'un Lord British pour faire un Akalabeth (1980) ou d'un Eric Chahi pour faire un Another Word (1991) ; on passe à rapidement à plus de 40 personnes à la fin des années 90. Une équipe moyenne pouvant finalement regrouper 60 voir 70 personnes en 2005.

Récemment de gros jeux sortis, ont aussi fait parler d'eux de part les nombreuses petites mains nécessaires à leurs confections. Le célèbre Final Fantasy XIII ayant par exemple du faire appel à 300 personnes pour être réalisé[2] ; le dernier jeu de Naughty Dog - Uncharted 2 : Among Thieves - considéré par certains comme un étalon graphique, aurait nécessité sur la fin pas moins de 85 personnes au sein même de l'entreprise et ce sans que soit comptabiliser les personnes agissant en sous-traitance[3]. Enfin, Assassin's Creed 2 a regroupé autour de lui la bagatelle de 450 personnes pour lui donner l'aspect qu'on lui connait[4].

On assiste donc à une augmentation continue et importante des équipes de développements, or, manager une équipe de 20 personnes et une de 150 ne nécessite pas tout à fait le même effort. De plus, il n'existe pas une seule façon de manager les équipes et de fortes disparités existent entre les continents.

Nous allons alors chercher à savoir si ces disparités de traitement peuvent être sources de problèmes pour les développeurs japonais lorsque ceux-ci souhaitent réaliser des jeux de dernière génération.

Je vais pour cela m'appuyer sur les travaux de Masahiko Aoki qui, même si ils datent de 1988[5], me semble toujours d'actualité.

Une des idées principales de ses travaux était que les différentes caractéristiques du système japonais forment un tout cohérent à travers des relations complémentaires entre elles. Il procède alors à une comparaison des modèles japonais (le modèle J) et américains (le modèle A ou H). De plus, même si actuellement le système japonais, et en particulier le sous système politique, est actuellement sous tension[6], Aoki considère que l'analyse de base reste valable.

 

La classe américaine (du management)


Le modèle américain est celui qui opère surtout dans les pays anglo-saxons, c'est un modèle relativement ancien qui a été décrit par Chandler[7] et Williamson[8].

De manière générale, dans le modèle américain (noté modèle A ou H pour Hiérarchique), on établit une planification centralisée de la production en fonction des prévisions des commandes et, à partir de cette planification « par le haut ». Il est ainsi possible de répartir la production entre une série de fonctions spécialisées de la firme (par exemple en répartissant au mieux le travail des graphistes, des programmeurs, etc.), avec des normes précises à respecter, et l'on pourra demander à chaque unité de travail de s'en tenir exclusivement aux réalisations prévues par le plan initial. L'ajustement par rapport au marché se faisant en jouant sur le niveau des stocks.

On note ainsi une forte hiérarchie dans l'organisation et la coordination des activités quotidiennes, mais faible hiérarchie dans le système de stimulation qui repose sur des bases implicitement ou explicitement contractuelles entre le salarié et la direction (plus souples mais plus fragiles).

 

Les spécificités du management à la japonaise


Afin de mieux gérer une organisation du travail qui réprimande tout individualisme[9], la hiérarchie est incontournable dans les entreprises japonaises pour obtenir une productivité économique. Elle exige la politesse envers les supérieurs, la perpétuité des liens déjà existants entre deux personnes, l'encouragement et la mise en confiance les gens sous ses ordres.

Ainsi, des éléments clés de la gestion à la japonaise permettent de décrire les spécificités du modèle J (pour japonais).

Par exemple, les entreprises japonaises n'engagent jamais un employé pour que celui-ci occupe un poste précis ou s'acquitte d'une tâche bien particulière, on le recrute plutôt pour qu'il devienne un membre à part entière de l'entreprise[10]. Le contrat que l'on offre à un candidat n'a pas de durée fixe, on fait la supposition que l'employé fera partie de l'entreprise jusqu'à la fin de sa vie active, soit 55 ans. Ce principe implique alors que l'employé devra consacrer tous ses efforts et toute son énergie à la cause de l'entreprise. Il doit ainsi avoir un esprit de groupe et une pensée à vocation collective très forte.

Le collectivisme est, lui, un phénomène de premier plan au sein des entreprises japonaises. On a vu ci-dessus que la culture d'entreprise tourne autour du fait que l'employé est membre d'une communauté. Celle-ci est constituée donc d'un ensemble d'individus formant un ensemble d'expériences individuelles rassemblées en un tout qui constitue un actif et une force. Dans la culture d'entreprise japonaise, un individu devient performant lorsqu'il s'allie à d'autres pour former un ensemble. Afin de s'assurer que les nouveaux employés soient conscients de l'importance du collectivisme, l'immersion de ceux-ci à l'entreprise est une étape essentielle. Tous les employés devront alors collaborer ensemble aux opérations de la vie quotidienne (repas, travail, etc.), ce qui développera le collectivisme. L'esprit de groupe dominant dans les entreprises japonaises n'empêche néanmoins pas la hiérarchie d'être respectée et d'occuper une place prédominante.

Le développement de ce collectivisme sous entend aussi la fidélité de l'individu envers l'organisation. En ce sens, un employé qui quitterait son emploi serait perçu comme n'ayant pas les qualités requises pour occuper un emploi dans une autre entreprise. Une jeune recrue qui quitte un emploi verra son avenir probablement noirci à long terme par ce geste. Par contre employé est très rarement mis à pied par son employeur. Si il est incompétent, on incombera sa malhabileté à son formateur plutôt qu'à lui-même.

Le mangement japonais répond enfin à une vision de long terme, tourné vers les intérêts des employés. En effet, au japon, le processus de prise de décision est ascensionnel. Il part d'un certain niveau de la hiérarchie pour ensuite remonter à la toute dernière personne de l'exécutif ou du conseil d'administration. On parle alors de prise de décision par « consensus » ou du « bottom-up ». Il permet une grande participation des employés dans le processus de décision, dans la mesure où on les sollicite. Hormis dans les petites entreprises familiales, le « general manager » est la personne adéquate pour discuter affaires (généralement le N+1 de l'employé). C'est en effet à partir de ce niveau que va remonter l'information et l'avis favorable ou défavorable. Rencontrer un « président » est par conséquent inutile puisque celui-ci ne pourra pas prendre de décision. Pire encore, outrepasser ce « working level » risque de froisser les personnes administratives et d'empêcher toute promotion fructueuse. La stratégie de prise de décision des organisations japonaises donne l'impression aux employés de jouer un véritable rôle dans l'entreprise, nécessaire pour atteindre les objectifs. C'est donc un sentiment d'appartenance solide qui se crée entre l'employé et l'organisation. Le principal inconvénient à cette méthode est que ce processus est long., car souvent, en affaires, des décisions doivent être prises rapidement et ce processus empêche cette rapidité.

 

Synthèse et conclusion


Pour résumer ce qui a été vu précédemment, on peut dire que :

Le modèle A présente deux traits essentiels :

1.                            la séparation hiérarchique entre les opérations de conception et celles d'exécution ;

2.                            l'accent mis sur les gains tirés de la spécialisation.

Le modèle J, quant à lui, est caractérisé par :

1.                            la coordination horizontale entre les unités opérationnelles ;

2.                            le partage des informations ex-post obtenues sur place.

 

Le modèle J fait en outre référence à trois principes de dualité nécessaires dans toute organisation interne :

·                            Il faut que soit le mode de coordination, soit le mode de stimulation inclue une forte dimension hiérarchique.

·                            Il existe une dualité entre l'organisation interne et le contrôle financier de la société. Dans l'entreprise japonaise cette dualité est caractérisée par le rôle limité de la hiérarchie dans les mécanismes de décision et par son rôle accru dans les mécanismes d'incitation.

·                            Les décisions de management dans les entreprises japonaises sont soumises au double contrôle (à la double influence) des détenteurs du capital et des employés, plutôt qu'au contrôle unilatéral des seuls actionnaires.

 

Ainsi, si le marché est un espace relativement stable (du point de vu de l'évolution des marchés, du progrès des procédés techniques ainsi que des possibilités de développement des produits), l'expérience acquise au niveau opérationnel ne peut que constituer une source très marginale de correction des plans conçus par la direction. Si au contraire l'environnement est extrêmement variable et incertain un mode d'adaptation aux changements décentralisés peut produire des résultats très instables. Dans ces deux cas, le modèle « A » se révèle le plus approprié. Dans la situation intermédiaire, l'environnement externe change constamment mais pas trop rapidement, c'est alors le modèle « J » qui se révèle le plus efficace.

Mais là où cette organisation managériale à la japonaise fonctionne parfaitement chez les fabricants automobiles, celle ci trouve ses limites dans la conception de jeux vidéo de grande envergure.

Le marché des jeux vidéo consoles connait surtout des innovations techniques incrémentales (PS3 --> PS3 « Slim », Nintendo DS -->DS lite --> DSi, etc.). Les innovations techniques radicales n'ayant lieu que tout les 6 à 10 ans (PS2 --> PS3).

Ainsi le modèle A apparait comme le plus efficace au début de chaque nouvelle génération de consoles (il faut revoir de a à z les techniques de production) avant que le modèle J ne rattrape en partie son retard grâce à l'existence des innovations incrémentales.

Cela peut alors expliquer en partie les problèmes que rencontre actuellement le Japon sur la scène vidéoludique mondiale.


[1] Se dit généralement d'un jeu bénéficiant d'un budget considérable et escomptant des retombés financières non moins considérables. Un jeu « AAA » dans l'industrie peut être comparé à un « blockbuster » dans l'industrie cinématographique.

Le jeu AAA (dit Triple A) a bénéficié d'une importante équipe de développement, de délais de conception confortables, d'une large couverture marketing, etc. et s'adresse à un large public autant composé de joueurs occasionnels que de joueurs acharnés.
La notion peut être péjorative et désigner un projet manquant d'innovation ou trop consensuel pour certains puristes du genre.

(D'après jeuxonline.info)

[2] https://www.lexpress.fr/actualite/economie/saga-final-fantasy-retour-sur-une-epopee-onirique_857172.html

[5]"Économie japonaise", Economica 1991

[6]Il suffit pour cela de voir la valse des premiers ministres qui a lieu au Japon depuis le départ de Jun'ichirō Koizumi

[7] Strategy and structure, 1966

[8] Markets and hierarchies, 1975, & Economic organization, 1986

[9] La collectivité est essentielle dans ce pays si les gens veulent surmonter les problèmes issues d'évènements naturels (séismes, tsunamis), ou ceux issus de l'accès aux ressources (assurer sa subsistance étant plus facile en groupe que tout seul). Par ailleurs, le confucianisme a aussi aidé à l'adoption d'une telle attitude.

[10] Recruter un employé devient alors un investissement à long terme.