Ca y est enfin ! Je vois émerger l'émotion dans le jeu. Bien sûr, certaines scènes déjà bien avancées en avaient déjà annoncé les prémices ces dernières semaines, mais là j'ai vu ce que j'attendais avec une certaine fébrilité depuis des mois : un moment de grâce. Ca peut paraître idiot, mais c'est en ce qui me concerne la chose la plus importante dans notre travail sur HEAVY RAIN : créer des moments où on oublie qu'on est dans un jeu vidéo, où on partage ce que ressentent les personnages, où on le vit avec eux. C'est un moment unique, où on a la chair de poule ou la gorge qui se serre, un instant où on entraperçoit la magie de quelque chose qui nous échappe. Il n'y a pas de recette pour y parvenir, pas de méthode ou de technique. Tout ce qu'on peut faire, c'est mélanger des ingrédients qu'on aime, y ajouter toute la passion dont on est capable, remuer pendant trois ans et espérer que la sauce prendra, qu'on verra apparaître ce moment furtif d'émotion.

La première fois que j'ai eu ce sentiment, je crois que ça a été en jouant les premières scènes d'Ethan avec son fils. J'ai vraiment retrouvé des moments que j'avais vécu avec le mien et bien que j'ai écrit le script et que j'en connaisse chaque mot par cœur, ça m'a surpris. J'ai vu émerger ces scènes particulièrement difficiles à mettre en place où le jeu fait vivre la famille d'Ethan et retranscrit ses relations.

Ethan avec son fils

Je ne sais pas ce qu'en penseront les journalistes à Cologne, mais je trouve la scène d'Ethan avec son fils vraiment forte. Il y a une ambiance dans cette scène, la nuit qui tombe en temps réel dans la maison jusqu'à ce qu'elle devienne complètement obscure et qu'il faille allumer la lumière, la manière dont se comporte son fils, le fait qu'il faille s'en occuper, la tristesse d'Ethan dans cette scène, autant de choses que je n'avais jamais vues dans un jeu vidéo. Je crois que les personnages existent. Je crois que le joueur ressentira de l'empathie pour Ethan. L'émotion est là, étrange, surprenante, prenante. Je crois que j'ai trouvé ma scène préférée du jeu...

Le deuxième moment de grâce aura été la séquence du générique d'ouverture. Cette séquence a changé il y a six mois, j'étais parti sur quelque chose de très compliqué et plutôt abstrait, je suis finalement revenu à quelque chose de plus proche du jeu et de plus fort je crois. Pendant la préparation de HEAVY RAIN, nous avions passé deux semaines à Philadelphie avec quelques membres de l'équipe pour prendre des photos, filmer, nous inspirer des lieux. J'avais choisi cette destination presque par hasard, parce que j'aimais bien les films de M. Night Shyamalan et que j'avais lu quelque part qu'il tournait ses films là-bas.

Philadelphie a été un véritable choc. Aidé par un « movie scout » (qui avait notamment travaillé sur le film PHILADELPHIA), nous sommes allés dans les endroits les plus pauvres des Etats-Unis, loin des clichés habituels qu'on trouve dans la plupart des films tournés à Hollywood. Des barbelés au centre ville, des usines abandonnées, des voies de chemins de fer sur lesquelles ne roulent plus aucun train, et partout la pauvreté, la misère, les maisons qui s'effondrent, les usines derrière les écoles, les carcasses de voitures abandonnées. Dans les rues, des gens qui traînent, le regard vide, désabusés, perdus, des camés sur les trottoirs, des enfants qui attendent quelque chose qui n'arrivera jamais.
J'étais venu à Philadelphie par hasard, je savais en repartant que j'avais trouvé le lieu de mon histoire.
J'espère avoir réussi à retranscrire un peu de ce que nous avons vu là-bas dans HEAVY RAIN.

Différents lieux de Philadelphie ayant servi d'inspiration

Pour revenir à mon deuxième instant de grâce, c'est en regardant le générique sur lequel je travaille depuis quelques semaines pour la première fois avec la musique. La musique n'est pour le moment qu'une maquette, la version définitive sera enregistrée avec un orchestre symphonique à Abbey Road dans quelques semaines, mais elle porte déjà toute l'émotion que j'espérais entendre.
J'ai beau savoir à quel point la musique peut être importante et apporter du sens à l'image, ça reste à chaque fois un choc. J'étais tellement heureux de voir à quel point le thème d'Ethan donnait enfin sa couleur au jeu que j'ai montré la séquence à tous les gens qui passaient devant mon bureau à Quantic.

Quand on crée un jeu, on attend avec impatience le moment où on va entendre « sa voix ». En ce qui me concerne, je l'ai entendue aujourd'hui pour la première fois. Elle est beaucoup plus forte et émouvante que ce que j'avais pu imaginer.