Voici la suite de la prépublication de Mémoire d'un suicidé de Maxime du Camp, illustré par Tom Cochien. Ici, le chapitre 1, l'introduction c'est par ici. 
 
Le chapitre 1 comme l'introduction sont lisible gratuitement et téléchargeable au format pdf sur notre boutique Youscribe
 
 
 
Chapitre 1
 
28 septembre l859.
 
                  Hier j'ai eu trente ans.
 
            La journée avait été froide, j'étais assis au coin du feu, regardant les flammes bleuissantes qui léchaient les parois noircies de la cheminée en soulevant de leur haleine la poussière des charbons éteints. J'étais triste. J'avais essayé de lire, mais mon esprit fuyait loin de mon livre et je tournais machinalement des pages dont ma mémoire n'aurait pas su dire un mot. Je sentais monter en moi ces mélancolies vagues et indéfinies qui sont la pire souffrance des tempéraments nerveux ; j'entendais une troupe de pensées douloureuses qui voletaient autour de moi, comme des oiseaux de nuit. Je voulus fuir ces tourments sans remède qui attendent les désœuvrés sur le seuil de leur solitude; je me levai et je marchai dans mon appartement. La lampe placée sur la table décrivait un grand cercle lumineux au milieu de la chambre; le reste était dans l'obscurité. Tout à coup une bûche s'écroula dans le feu; un jet de lumière en jaillit, tremblotant au bout d'un souffle de gaz qui poussait un long soupir; tout un panneau de muraille se trouva illuminé par cette clarté subite ; sur ce panneau était accroché un portrait de ma mère; la flamme qui mourait et renaissait dix fois par minute semblait l'animer en le tirant de l'ombre où il dormait. Je regardai ce portrait et je me pris à songer à ma mère. Cela me rejeta loin dans la vie, car il y a bien longtemps que ses lèvres pâlies m'ont donné le baiser d'adieu.
 
            Je la revis d'abord, en mes souvenirs les plus éloignés, vêtue de noir, en deuil de mon père, dans un grand parc à la campagne, marchant sous de vieilles charmilles et me traînant par la main, pendant que j'appelais un petit chien que je martyrisais de ma sollicitude. Puis je revis un appartement très-beau; c'était le soir; il y avait des bougies et une lampe que je vois encore, en forme de colonne et couronnée d'un globe aplati ; les personnes présentes gardaient le silence, ma bonne, agenouillée, pleurait dans un coin; ma mère me tenait renversé sur ses genoux, et je sentais la pluie tiède de ses larmes qui tombaient sur mon visage; un médecin assis en face d'elle me posait sur la poitrine des ventouses scarifiées; je me débattais contre la douleur et je tendais mes petits bras en criant : Je n'ai plus de courage! Puis c'était dans une étroite chambre donnant sur le jardin des sourds et muets dont j'avais peur; un maître m'apprenait à lire et me donnait des coups de règle sur les doigts quand j'épelais mal mes lettres. Mon enfance revenait à moi et m'apportait mille souvenirs que je croyais oubliés. Plus tard, j'étais déjà grand, un domestique m'emportait en courant et me déposait à côté de ma mère dans une chaise de poste. On tirait des coups de fusil, on brisait des réverbères. C'était la révolution de juillet. La voiture partit, elle roula lentement à travers les rues encombrées par la foule qui hurlait; je voulais regarder aux portières, mais on m'en empêchait dans la crainte que je ne fusse blessé. Pendant deux jours nous courûmes sur une grande route ; on nous arrêtait pour nous demander des nouvelles; puis nous arrivâmes enfin dans une ville tout embastionnée de remparts : c'était Mézières. J'y restai un mois ! Ah ! Le bon temps que ce fut là, et comme sou vent je l'ai regretté! J'étais libre, en plein espace : j'al lais sur l'esplanade, sur les remparts, sur les bords de la Meuse, jouer avec les gamins du pays; je tournais en rond avec les petites filles ; il y en avait une que j'aimais par-dessus les autres; elle s'appelait Appollonie; je l'ai revue dernièrement, après vingt-deux ans; nous nous sommes reconnus; c'est une des plus belles créatures qui soient jamais sorties des mains de Dieu. Cette rencontre m'a plongé dans des abîmes de tristesse dont je ne puis sortir. Un an après, au premier janvier, vers cinq heures du soir, heureux au milieu des jouets et des livres que j'avais reçus aux étrennes, j'étais assis sur le tapis du foyer, dans le salon, immobile, pour ne pas réveiller ma mère qui sommeillait sur son fauteuil. Tout à coup, sans être annoncés, deux hommes entrèrent, vêtus de noir, et que je ne connaissais pas. Ils échangèrent quelques mots avec ma mère, qui laissa tomber sa tête dans ses mains, en disant : O mon Dieu! Ô mon Dieu! Ma bonne vint et m'emmena.
 
   Il est arrivé un grand malheur, me dit-elle; pauvre Madame, comment va-t-elle faire?
Je me mis à pleurer sans savoir pourquoi. Quand les hommes noirs furent partis, je courus vers ma mère, je baisai son visage baigné de larmes et je lui demandai pourquoi elle était si triste :
 
— Pauvre petiot, me répondit-elle, c'est surtout en pensant à toi que j'ai tant de chagrin !
 
            — Mais enfin, qu'avez-vous? Lui disais-je en l'accablant de caresses.
 
            — Tu le sauras plus tard, quand tu seras un homme, me répliqua-t-elle.
 
            Je couchais dans une chambre contiguë à celle de ma mère et dont on laissait toujours la porte ouverte; il était tard, et depuis longtemps je dormais, lorsque j'entendis un bruit de voix qui me réveilla. J'écoutai :
 
            — Il n'y a pas de reproches à te faire, disait ma mère; comme les gens qui se noient, tu as été sans pitié, et dans ton monstrueux égoïsme, tu pousses vers ta ruine tous ceux qui t'entourent.
 
            — Que veux-tu, répondit une voix que je reconnus être celle de mon oncle, je croyais à la guerre; j'ai joué à la baisse, et cette liquidation-ci m'a tué.
 
            — Toi et bien d'autres, reprit ma mère; coûte que coûte je te sauverai, et tant que je vivrai, il ne sera pas dit que mon frère aura péri par ma faute. Puis, il y eut une discussion d'intérêt; on parlait de chiffres, de dividendes, de capital, et de bien d'autres choses que je ne comprenais pas. Enfin, j'entendis ma mère qui disait :
 
            — Songes-y bien, tu as maintenant deux routes devant toi : celle de la réhabilitation par le travail et celle du déshonneur que ta paresse peut rendre définitif. Cette fortune que je te livre n'est pas la mienne; elle est celle de mon fils, c'est un dépôt que son père mourant m'a confié et dont je devrai rendre compte. Tu es jeune, tu as trente ans à peine, utilise ta vie, recommence courageusement la bataille malgré ta défaite d'aujourd'hui, et n'oublie jamais que c'est par mon fils que je te sauve à cette heure, et que si plus tard il est pauvre, c'est que tu n'auras pas eu l'énergie de travailler pour lui rendre ce que tu lui dois.
 
            Le lendemain, on me dit que mon oncle était parti pour un voyage. Quelques jours après, on vendit les chevaux, un carrossier emmena les voitures, la plupart des domestiques quittèrent la maison. Puis, au bout d'un mois, ma mère abandonna son appartement et alla ha biter dans une rue d'où l'on voyait le cimetière Mont martre, comme si elle eût déjà voulu se rapprocher de sa demeure dernière.

 
Comme je demandais à ma mère raison de tous ces changements, elle me répondit :
 
            — Eh ! Mon pauvre enfant, nous sommes presque ruinés.
 
            Un autre jour, au mois d'octobre, ah ! Le jour maudit ! On me conduisit dans une grande vieille maison de la rue Saint-Jacques qui ressemblait à une caserne ou à une prison ; c'était le collège. Je me jetai au cou de ma mère, et avec des sanglots je la suppliai de me remmener avec elle et de ne pas me laisser avec toutes ces per sonnes que je ne connaissais pas et qui m'effrayaient.
 
            — Cher petit, me dit ma mère, qui avait aussi les yeux humides et qui sentait peut-être son courage lui échapper, cher petiot, sois raisonnable; il faut apprendre à devenir un homme ; toute ma joie est en toi mainte nant, et tu travailleras pour me faire plaisir.
 
            — Je ne sais pas si je travaillerai, mais je sais bien que je serai malheureux, répondis- je avec un gros soupir.
 
            Une façon de domestique me prit par la main, et à travers des cours, des couloirs et des corridors me conduisit jusqu'à une porte qu'il ouvrit. C'était l'étude. Tous les élèves tournèrent la tête vers moi, et j'entendis qu'on disait :
 
            — Tiens! C’est un nouveau!
 
            On me donna une place, on m'indiqua le devoir à faire et la leçon à apprendre. Je pensai à la maison, à ma bonne qui avait eu tant de peine en me voyant partir, et je me mis à pleurer de plus belle. Mon voisin se tourna vers moi :
 
            — Eh bien ! me dit-il, tu es encore joliment melon de piauler comme ça.
 
            Ce fut à peine si je compris, c'était là un argot que je ne savais pas encore.
 
            Quand la récréation fut venue, chacun me demandait mon nom et retournait à ses jeux après l'avoir appris. Cette indifférence me glaça ; je compris que j'étais seul au milieu de cette foule ; il me parut que mes camarades se moquaient de ma tristesse, je trouvai le sort injuste de me jeter ainsi au milieu d'un monde inconnu, et peut-être malveillant; j'allai m'asseoir sur un banc, retenant mes larmes, méditant des projets de fuite, mur murant tout bas des imprécations, me désolant de ne pas être comme les (ils de nos fermiers qui vivaient libres dans les champs, et rejetant le pain sec de mon goûter, je ne mangeai pas, quoique j'eusse faim, obéissant à mon insu à ce sentiment inné chez l'homme d'exagérer sa propre douleur afin de s'enorgueillir davantage.
 
            Comme j'étais perdu dans mes réflexions, de grands cris se firent entendre et je levai la tête. Par la porte de la cour, un enfant venait d'entrer. ll était vêtu en Grec, et s'était réfugié dans un coin pour fuir la foule des écoliers qui se ruait sur lui. Un sentiment de curiosité me souleva et me poussa de son côté ; j'arrivai et je pénétrai au milieu du groupe.
 
            — Comment t'appelles-tu? disait-on au nouveau venu.
 
            — Je m'appelle Ajax, répondait-il. Un immense éclat de rire accueillit ce nom qui semblait singulier.
 
            — De quel pays es-tu ?
 
            — De Chypre ! Les hourras recommencèrent de plus belle.
 
            — Qu'est-ce que fait ton père?
 
            — ll est drogman au consulat de France. A ces mots, la rumeur devint immense; se nommer Ajax, être ne à Chypre, avoir un père drogman (mot in compréhensible pour des enfants) semblait une telle monstruosité, que le malheureux en porta la peine immédiate. On l'entoura, on le bouscula, on le poussa jusqu'à lui faire crier grâce! On lui jeta son fez par terre, on lui tira les cheveux, on le frappa à coups de pied, on dansa devant lui en chantant sur l'air du rappel :
 
   ll est né à Chypre!
   ll s'appelle Ajax!
   Son père est drogman !
L'enfant pleurait et se débattait. Il avait peur de tous ces impitoyables démons. Un implacable sentiment de justice blessée me jeta devant lui, à sa défense. J'attaquai à coups de poings le premier qui s'approcha; Ajax me soutint de son mieux, et la mêlée devint générale. Son résultat fut, qu'au bout de deux minutes, j'eus le visage en sang et que les beaux habits grecs d'Ajax étaient mis en pièces.
 
            Un pion accourut, sépara les combattants et me tint à peu près ce langage : « Vous paraissez avoir des habitudes turbulentes, monsieur, mais je ne vous permettrai pas de tyranniser vos camarades. Vous serez en retenue demain et vous me copierez dix fois le verbe : J'ai-tort- de-vouloir-faire-le-fier- à-bras. Ça vous apprendra à vous tenir tranquille. »
 
            Telle fut ma première journée de collège ; j'y suis resté dix ans, et je n'ai jamais pu y accoutumer l'indépendance de mon humeur. Ce furent dix années de luttes incessantes où je restai toujours vaincu, mais toujours indompté.
 
            Quatre ans après, un samedi, par une humide journée d'avril, on venait me chercher; ma mère allait mourir.
 
            Déjà depuis longtemps elle était malade ; mais j'ignorais son danger, j'ignorais qu'elle se débattait contre les morsures d'une péritonite : un des plus effroyables, un des plus ingénieux supplices inventes pour débarrasser l'homme de son existence.
 
            J'arrivai à la maison, j'escaladai en trois bonds les trois étages qui conduisaient à l'appartement, et j'entrai. Des amies de ma mère me reçurent et me firent promettre de n'avoir pas trop de chagrin. Puis, après avoir lavé mes yeux rouges de larmes, j'entrai dans la chambre de la mourante.
 
            Les persiennes fermées et les rideaux baissés tamisaient un jour obscur et douteux, un feu voilé de cendres couvait dans la cheminée, une femme de chambre était assise près de l'alcôve, une autre dormait dans un fauteuil ; il y avait partout des senteurs de laudanum.
 
            J'approchai du lit ; depuis quinze jours je n'avais pas vu ma mère; je fus terrifié. Pâle jusqu'à la transparence, oppressée, sans regard défini, amaigrie, déjà sollicitée par la mort, elle était couchée sur le dos, la tête perdue dans ses oreillers. De sa main mate et desséchée elle caressait ses lèvres par un mouvement machinal et régulier comme le battement d'une pendule. Je m'inclinai vers elle et je l'embrassai. Elle leva sur moi ses jeux agrandis.
 
            — C'est ton fils, lui dit une de mes parentes qui m'avait suivi.
 
            — Ah ! fit ma mère.
 
            A l'aide d'une petite cuiller on lui fit entrer un morceau de glace dans la bouche.
 
            — Eh bien, reprit ma parente, tu ne lui dis rien, ce pauvre garçon est si content de te voir.
 
            Ma mère fit une sorte de mouvement douloureux, puis elle dit :
 
            — Le médecin a oublié son bistouri dans mon côté, ça me fait mal ; et elle se mit à pleurer comme un petit enfant.
 
            Je me jetai sur une chaise, la figure sur mon bras et soulevé par mes sanglots.
 
            — Qu'est-ce qui pleure? demanda ma mère.
 
            — C'est moi ! C’est moi ! M’écriai-je en m'élançant à genoux devant elle ; je pris une de ses mains et je la couvris de baisers. Elle tourna vers moi ses yeux vagues et indécis; une lueur d'intelligence sembla les illuminer peu à peu, une atroce expression de douleur y passa, un regret incommensurable comme l'éternité y éclata tout à coup; elle saisit ma tête de ses deux mains frémissantes et, m'appuyant sur sa poitrine, elle m'embrassa avec frénésie, en répétant ces mots dont elle m'appelait toujours :
 
            — Ah! Cher petiot! Cher petiot! Qu’est-ce que tu vas devenir tout seul? Cher petiot! Cher petiot!
 
            Je ne sais trop ce qui se passa alors ; on m'entraîna, on m'emporta sans doute, car je me retrouvai dans ma chambre, sur mon lit, poussant vers Dieu des cris de colère plutôt encore que des cris de douleur.
 
            J'assistai dans un désespoir muet et irrité à cette bataille inégale de la vie contre la mort; je suivis, sans une pensée d'espérance, toutes les phases de la lutte, tous les déchirements de cette agonie lente et terrible, tous les mouvements divers de cet abaissement humiliant et graduel des facultés de l'intelligence, décomposition de l'âme qui précède celle du corps. Pendant trois jours ce pauvre corps hurla de souffrance pendant que son âme s'obstinait à ne pas le quitter. Enfin, le mardi soir, le souffle s'affaissa et devint irrégulier, les mains semblaient chercher dans l'infini un objet que nous n'apercevions pas; les yeux fixes et demi fermés ne s'agitaient plus dans leur orbite; les extrémités étaient froides. Elle venait, elle venait l'insatiable déesse !
 
            Les femmes s'agenouillèrent et récitèrent la prière des agonisants, à laquelle des sanglots répondaient; une force inconnue me poussa à genoux et j'essayai aussi à dire ma prière, mais nulle parole ne vint à mes lèvres, et je restai éperdu, abruti, sans conscience, sans mémoire, en proie à une indéfinissable terreur.
 
            Quelqu'un me releva, me conduisit près du lit, et j'entendis une voix qui me disait :
 
            — Embrassez-la ! Embrassez-la ! Je me penchai vers ma mère, mais dès que mes lèvres eurent touché son pauvre visage refroidi, je jetai un cri et je me sauvai en courant.
 
            Une heure après je revins ; tout était fini. Je soulevai les rideaux et je regardai. On avait répandu autour d'elle sa longue et merveilleuse chevelure. Une indicible beauté était descendue sur ses traits et leur avait donné une placidité céleste; une lampe placée sur un secrétaire éclairait d'en haut ses tempes violettes, ses paupières baissées et sa pâleur de pâle ivoire ; ses lèvres décolorées semblaient entrouvertes par un sourire d'adieu. Elle me parut plus grande et plus belle qu'une créature humaine ; et maintenant encore que les années ont passé sur moi, maintenant que je vais partir pour la rejoindre peut- être, c'est toujours ainsi qu'elle m'apparaît, immobile, blanche, sérieuse et déjà déifiée par la mort.
 
            J'avais treize ans.
 
            Le jour de l'enterrement fut plein de soleil. Des brises tièdes passaient dans l'air, les bourgeons se réjouissaient sur les arbres; la nature était en fête.
 
            Dans la foule qui suivait j'entendais des conversations dont les lambeaux venaient frapper mon oreille.
 
            — Elle doit laisser une belle fortune, disait quelqu'un.
 
            — Je ne sais pas; on m'a dit qu'autrefois elle avait fait de grands sacrifices pour son frère, disait un autre.
 
            — Ah bath! Ça ne fait rien; si ce garçon-là était une fille, ce serait un bon parti dans cinq ou six ans.
 
            — A propos! Qui est-ce qui sera tuteur?
 
            A ces mots, je sentis un frisson agiter ma chair : A propos, qu'est-ce qui sera tuteur? Je n'y avais pas encore songé. A qui allais-je être donné? Qui remplacerait pour moi mon père et ma mère? Qui m'aimerait? Qui me consolerait? Qui me prendrait par la main pour me conduire vers la vie? — Hélas ! Je ne l'ai su que trop tôt. — Ils existent encore; je ne dirai rien de ceux à qui appartint mon enfance; qu'ils vivent en paix, s'ils ont la conscience d'avoir bien agi, et que Dieu leur pardonne I ...
 
            En revenant du cimetière où les oiseaux chantaient dans les saules, j'entendis le concierge qui disait :
 
            — Va falloir mettre un écriteau, car on ne gardera sûrement pas l'appartement; c'est égal, c'était un joli convoi, il y avait fièrement du monde.
 
            Beaucoup de personnes demandèrent à me voir, et pas une ne sut me parler. On me donnait des conseils et pas une consolation ; personne ne me disait : Je t'aimerai, je t'aiderai, j'essayerai à combler le vide qui vient de se faire en toi; mais tout le monde me disait : Le malheur grandit; il faut te conduire comme un homme; tu ne sais pas encore ce que c'est que la vie; l'existence est pleine de douleurs, tu en feras la triste expérience, et mille autres banalités impies.
 
            O gens du monde I quand donc sortira-t-il un cri généreux de vos cœurs ossifiés par la sottise et l'égoïsme ?
 
            Le chagrin qui m'accablait n'était point suffisant sans doute, car il s'y ajouta toutes les irritations et tous les froissements qui aigrissent si facilement ceux qui soufrent. Puis vint la vente! Oh! L’infâme chose! Je voulus m'y opposer, je priai, je suppliai; ce fut en vain, on me répondit que la loi était formelle et que tout devait être vendu. On ouvrit un Code et on me lut ceci :
 
            «Art. 452. Dans le mois qui suivra la clôture de l'inventaire, le tuteur fera vendre en présence du subrogé tuteur, aux enchères reçues par un officier public et après des affiches ou publications dont le procès-verbal fera mention, tous les meubles autres que ceux que le conseil de famille l'aurait autorisé à conserver en nature. »
 
            Elles s'en allèrent donc, je ne sais où, chez les marchands de bric-à-brac et chez des filles entretenues, toutes ces chères reliques d'un passé dont le regret fait encore saigner mes souvenirs. Le canapé sur lequel je m'étais si souvent endormi, la petite table à ouvrage de ma mère, sa corbeille à laines, son piano, les tableaux qu'elle m'expliquait lorsque j'étais tout petit, ses gants, son linge, que sais-je ? Tous ces objets sacrés furent ma niés, criés, marchandés, souillés, emportés enfin, et pour jamais. On me conserva seulement quelques livres et différents bijoux de famille.
 
            Lorsque après cette profanation je rentrai dans cet appartement démeublé qui me sembla triste et morne comme le champ d'une bataille perdue, lorsque je vis les parquets crasseux rayés par les clous des gros souliers, lorsque j'eus lentement savouré l'amertume de cette solitude qui me parut plus vaste qu'un désert, je fus saisi d'un accès de rage, et ramassant un marteau oublié sur la cheminé, je courus vers un buste de mon père et je le brisai en criant :
 
            — Maudit, maudit sois-tu, toi qui m'as engendré !
 
            Ce fut mon premier cri de révolte contre la vie.
 
            J'avais eu de trop grands déchirements pour que ma santé ne s'en ressentit pas. Je restai longtemps malade, et ce fut seulement après ma guérison que je rentrai au collège, où, malgré l'entourage de mes camarades, je me trouvai plus seul et plus isolé que jamais.
 
            C'est là que s'arrêtaient les souvenirs que j'avais de ma mère, mais ce ne fut pas là que s'arrêta mon esprit ; une fois lancé sur la pente rapide des réminiscences personnelles, on va jusqu'au bout ; on aime à se raconter sa propre histoire, et c'est ce que je fis en continuant à marcher dans mon cabinet. Je déroulai sous mes yeux le panorama de mon existence entière, j'évoquai les fantômes de ma vie, ils passèrent tous,
 
            L'un emportant son masque et l'autre son couteau.
 
            Je revis encore le collège, mais un autre; j'avais dix- sept ans ; je rêvais toutes les gloires, j'aspirais à toutes les joies; j'avais besoin d'aimer, je faisais des vers, je méditais des drames, je lisais sans cesse Antony et René, j'étais rongé par des désirs immodérés de liberté, j'enviais la vie de Bas-de-Cuir au fond des bois, je songeais à des voyages sans fin parmi des pays inconnus, je me sentais de force à dévorer l'avenir, et cependant je croyais à ma mort prochaine, car bien souvent, lorsque je portais mon mouchoir à mes lèvres, je le retirais marbré de taches sanglantes.
 
            Puis après vinrent mes premières années d'affranchissement. Je me retrouvai emporté vers tout par une curiosité immodérée : je voulais savoir et j'apprenais à mes dépens. Je vivais sans mesure, comme un prodigue, jetant mes jours à travers tous les hasards qui en voulaient bien. Je tenais enfin la liberté, cette réalité du rêve de ma vie, et, semblable à ceux qui, après un long jeûne, se gorgent imprudemment de nourriture, je la dévorais jusqu'à en mourir. C'étaient les chevaux, les assauts d'armes, les chasses à courre, les femmes perdues, les orgies nocturnes, les jeux, les veilles, le théâtre, les paris insensés, les folies de tout genre, les extravagances de toutes sortes, les absurdités de toute espèce et la satisfaction inepte d'un amour-propre stupide. Un jour, au soleil levant, je me rencontrai l'épée à la main, face à face avec un homme ; je sentis le froid du fer pénétrer mon bras et déchirer ma poitrine, tandis que mon adversaire tombait sur le dos en jetant un grand cri.
 
            — Deux honnêtes gens presque tués pour une fille ! dit un des témoins.
 
            A peine remis, et tout fier peut-être de mon bras en écharpe, je recommençai ma vie de dévergondage. Le bois de Boulogne me voyait tous les jours, les coulisses me voyaient tous les soirs, les Cydalises me voyaient toutes les nuits. Je marchais rapidement vers le gouffre, non pas de la ruine, ce qui n'est rien, mais de l'abrutissement, ce qui est bien pis. Enfin l'ennui vint, ennui profond, implacable, infini. Je compris, au dégoût que j'éprouvai, la sottise que j'avais faite, je me relevai vite de cette vie absurde, folle et méchante, où je m'étais vautré pendant presque une année ; existence impie et mauvaise qui prend un homme pour en faire un crétin, comme la mer qui reçoit un vivant et rejette un mort.
 
            Je revis alors un triste village des Vosges assis les pieds dans une vallée, appuyé à de hautes montagnes et peuplé de rudes paysans ignorants. J'y restai de longs mois, dans l'étude, dans la contemplation des choses de la na ture, réparant par la réflexion et l'austérité les brèches que mes folies avaient faites à mon intelligence. Ma majorité me rappela à Paris, où je trouvai des tourments sans nombre : tiraillements d'argent, luttes avec ce qui me restait de famille, tristesses de l'adolescence, regrets du passé, soucis de l'avenir, souffrances physiques, in décision sur le choix d'une carrière, chagrins de l'isolement, tout cela m'attendait pour me saluer au seuil de ma maison.   
 
L'étude du droit, vers laquelle on essayait de me conduire, épouvantait par sa sécheresse, son prosaïsme et sa froideur, mon esprit naturellement contemplatif et porté aux choses artistiques; on voulut m'imposer cette condition que je suivrais assidûment les cours; je refusai par un sentiment de fausse dignité, je m'entêtai dans le désœuvrement par colère, et je vécus dans une oisiveté cent fois plus dangereuse que les plus dangereux travaux.
 
            Je portais trop encore la honte raisonnée de ma vie première pour jamais retomber dans cet abîme sans fond de la débauche et de la sottise, il me fallait une occupation cependant, et, par malheur, elle me vint de moi- même ; elle ressortit fatalement de ma chétive organisation; elle fut la suite, inévitable peut-être, de ces longues maladies qui avaient assailli mon enfance et des souffrances qu'elles m'avaient léguées. Je devins, — j'ose à peine le dire, tant le mot est prétentieux, — je devins un rêveur. Tout le jour, assis ou couché, immobile, les mains pendantes, l'œil perdu dans des contemplations étranges, je m'absorbais dans des rêveries in finies qui me laissaient retomber tout meurtri sur la réalité. Je m'en allais bien loin, dans une vie meilleure, accrochant ma pensée à tout ce qui se passait et faisant aliment de tout pour nourrir l'insatiable démon qui m'habitait. De bonnes journées se sont écoulées ainsi.
 
            Parfois je touchais à l'extase; mais parfois aussi je souffrais considérablement. Lorsque mon esprit, qui, comme disent les bonnes gens, n'était pas porté à voir les choses en beau, suivait les voies de tristesse que lui ouvrait sa périlleuse manie, j'en arrivais à supporter d'intolérables douleurs. Sans cesse sollicité par ces attractions singulières vers le chagrin qui meuvent les natures affaiblies et nerveuses, j'aimais ce mal qui me dévorait, je le recherchais, je le provoquais, je m'y abandonnais sans mesure ; je subissais l'invincible attrait de la souffrance; mon orgueil s'en trouvait bien, et je chassais violemment mon âme dans les sombres profondeurs des peines imaginaires.
 
            Mes désirs même les plus légitimes tombaient dans ce fleuve toujours agité qui me les renvoyait morts ou mourants sur ses rives, et je savourais ces joies dangereuses, sans me douter que je livrais mon être à un impitoyable vampire qui ne devait me le rendre que pâli, sans force et désorienté à toujours.
 
            Me réservant naturellement le meilleur rôle parmi les personnages dont je peuplais cette vie idéale que je m'étais faite, j'arrivai vite à prendre en répulsion ce monde banal qui choquait mes instincts ou tout au moins mes susceptibilités. Je m'éloignai donc de toute société et je vécus presque seul, ne voyant qu'un petit nombre d'amis pleins d'indulgence pour moi.
 
            Je sentis bientôt le danger de cette passion de la rêverie, plus redoutable cent fois que l'ivrognerie, car elle est une ivresse permanente; j'avais développé certaines facultés intellectuelles de mon individu, mais j'en avais faussé d'autres, et j'en étais arrivé à cultiver à ce point ma sensibilité, que tout m'irritait et me faisait mal. Je voulus en finir d'un coup avec cette maladie avant qu'elle fût devenue mortelle, et je me résolus à faire un long voyage. Je partis pour l'Orient, où me conduisaient mes affinités de race et peut-être aussi cet instinct latent de la conservation qui agit en chaque homme et qu'on pour rait nommer pédantesquement : l'attraction irraisonnée de l'hygiène idiosyncrasique. La délicatesse excessive de ma poitrine devait se trouver bien d'un séjour dans les pays chauds, et c'est peut-être cela qui, à mon insu, me poussa vers le soleil.
 
            Pendant dix-huit mois j'allai par l'Épirc, la Turquie, l'Asie Mineure, la Grèce et l'Italie. J'étais parti pour me guérir ; et croyant, comme tous les malades, à l'infaillibilité des moyens que j'employais, j'allais plein d'insouciance sur moi-même, confiant dans le spectacle toujours renouvelé de choses diverses pour ramener mon esprit dans des voies meilleures. Mais j'avais emporté mon ennemi avec moi, il profita de ce que je ne le combat tais plus pour s'emparer de moi tout entier, il se rendit' nécessaire, indispensable, et sut si bien me circonvenir, qu'il devint partie intégrante de mon être, et, de faculté qu'il était, il se métamorphosa en passion tyrannique. Seul, achevai, parmi des paysages magnifiques, suivi par des hommes qui parlent un langage inconnu, en communion directe et permanente avec la nature, on accomplit sur soi-même, en voyage, des évolutions et des tournoiements continuels ; on est son point de comparaison avec toutes choses, on vit avec soi, on s'approprie le monde extérieur sans rien lui donner; chacune de ces impressions multiples qui vous attendent à chaque pas devient un sujet de rêverie profonde. Je n'étais pas de force à résister à de telles tentations, j'y succombai et je fus perdu. J'étais parti sauvage, je revins insociable; j'étais parti soufflant, je revins incurable.
 
            A mon retour, j'aimai une femme. Peut-être en m'attachant à cette branche que le hasard tendait au-devant de moi aurais-je pu me sauver; mais il n'en fut rien, ce fut une pâture de plus jetée à ma folie : je profitai de cela pour rêvasser davantage, et pour m'élever encore plus haut dans un inconnu stérile. Lorsque je dis que j'ai aimé cette femme, j'ai tort, car je n'en sais vraiment rien. Si je ne retrouvais dans mes notes et dans mes lettres des cris d'amour poussés vers elle, je n'aurais certainement conservé d'elle que le souvenir d'un insurmontable dégoût et d'une lassitude sans bornes. Celle liaison que j'avais eu grand'peine à former dura deux ans. La première année s'écoula à travers la satisfaction d'une curiosité assez tendre ; puis, peu à peu, jour par jour, le sentiment qui m'avait amené dans ses bras s'émoussa, s'affaiblit et finit par s'éteindre. Mon cœur ne remuait plus auprès d'elle. Ce n'était pas la satiété, il n'y a pas de satiété quand on aime, qui m'éloignait d'elle, c'était une sorte de fatigue mal définie de jouer un rôle auquel je n'étais plus propre: enfin elle m'ennuyait, et c'est là un crime que les saints ne pardonnent jamais. Comme elle avait une fort belle voix, je la faisais chanter constamment pour me donner le plaisir de l'entendre. Je n'osais rompre, je craignais sa douleur ! Oh ! Chères illusions du cœur humain! Je m'imaginais dans ma pauvre petite vanité que j'étais indispensable à son bonheur, et je me plaignais sérieusement d'être tant aimé. De nouvelles idées de voyages me tourmentèrent, et je ne pus les mettre à exécution, car je me considérais comme lié par le devoir sinon par la tendresse ; mon ennui s'en augmenta encore, je niai l'amour, et dans mon sot orgueil je m'écriais : Non, tu n'existes pas, sentiment bâtard et intéressé ; tu peux être un passe-temps agréable, une distraction momentanée; mais tu ne sauras jamais remplir une poitrine large, ni faire battre le cœur d'un fort; tu seras toujours le petit dieu badin, poudré à blanc, blond et joufflu, enrubanné de faveurs roses, humant sur tes autels rococos des encens à la bergamote ; mais jamais tu ne seras le jeune homme pâle et sérieux qui marche d'un pas grave devant l'humanité pour lui ouvrir les voies nouvelles; jamais tu n'emporteras nos âmes dans les mystérieux pays de l'extase; jamais tu ne présideras à cette fonction sublime de la fécondation de deux cœurs l'un par l'autre; jamais tu ne seras assez puissant pour endormir à l'ombre de tes ailes les douleurs d'une vie entière ; jamais tu ne seras grand, utile et régénérateur. Comme ces vieux maîtres épuisés par l'âge, tu vis sur ta réputation ancienne, et maintenant tu ne peux plus rien créer, pas même le désennui de l'existence. Tu fais des promesses, des serments, des imprécations, mais tu mens, tu mens toujours. Lâche, timide et fuyard, tu te sauves dès qu'on veut te saisir; tu t'effrayes pour un mol, tu t'épouvantes pour un geste et tu t'en vas bien vite en t'écriant : Je n'avais pas prévu cela! — Que Dieu te maudisse ! Je ne crois plus à toi, et dorénavant je saurai si bien te recevoir lorsque tu viendras vers moi, que tu n'oseras plus m'approcher.
 

 

 

 

 
 
                  Que le ciel me pardonne cet anathème impie ! J’étais fou et je niais ce que je n'avais fait qu'effleurer. Le temps a modifié mes idées sur ce sujet et sur bien d'autres, et maintenant, si je recommençais à vivre en gardant mon expérience, c'est à l'amour peut-être que j'irais demander ces enivrements qui font à l'homme une invulnérable armure. Quoi qu'il en soit, la vie me parut méprisable, je pris mon existence en aversion, ma maîtresse en haine ; je criai, comme toujours, à l'injustice d'un sort auquel je m'abandonnai lâchement sans lutte et sans combats ; je me demandai à quoi bon continuer cette route pénible indéfiniment ouverte devant moi, et je résolus de mourir. Je n'écrivis à personne, je ne laissai aucun adieu, je brûlai simplement quelques lettres et je m'empoisonnai. J'avais pris une dose d'opium telle que mon estomac la rejeta. Je fus sauvé, puisque cela se nomme ainsi. Un tremblement nerveux me rappela pendant longtemps qu'on ne réussit qu'en se tenant dans une juste mesure.
 
            Par un mouvement de réaction facile à comprendre, car l'homme est comme les artères, il n'agit qu'en vertu de la systole et de la diastole, je devins momentanément plus attentif pour cette femme à laquelle j'avais préféré la mort; mais ce ne fut pas de longue durée, le dégoût chassa de nouveau son reflux en moi jusqu'à noyer mon cœur, et je la quittai sans aucun de ces prétextes polis dont on couvre souvent un abandon immérité; je la quittai parce que sa vue même m'était devenue insupportable, et je m'éloignai de France pendant quelque temps, afin de n'avoir même plus occasion de la rencontrer, soit dans mes promenades, soit dans les rares maisons où j'allais encore.
 
            Puis vinrent des révolutions, je me mis un peu à la fenêtre pour les voir passer; elles passèrent. Je continuai cette vie contemplative et inutile à laquelle je consacrais l'activité fébrile que la nature a mise en moi; je grandissais en âge, mais j'étais si bien enfermé dans mes habitudes de rêvasseries que je restais toujours en jachères et improductif.
 
            Un événement qui s'explique amplement dans mes notes vint me frapper et me força presque à quitter encore la France.
Au reste, cela m'importait peu; je n'ai pas de patrie, et je trouve qu'on dort aussi bien sur le sable tiède des déserts d'Arabie que sous les meilleurs édredons. Je traversai l'Egypte et la Nubie, et lorsque je fus en Syrie, je m'arrêtai à Beyrouth. Je voulais y séjourner quelque temps, y demeurer peut-être, y ensevelir à jamais cette vie que j'ai toujours portée à contre cœur ; j'y rêvais le repos sinon le bonheur, lorsqu'une épouvantable catastrophe vint m'en chasser. Je repartis, comme Aashwerus sous la malédiction de Dieu ; je courus le monde ancien, partout et sans cesse traînant avec moi les énervements de ma lassitude et de mes défaillances.
 
            Après trois ans, je suis de retour dans ma maison, que la mort a vidée et dont nul à cette heure ne rallumera le foyer. Rien n'est venu qui puisse me distraire de ma tristesse croissante, rien n'effacera maintenant la saveur d'amertume dont mes lèvres sont empreintes; j'ai beau regarder du côté de l'avenir, je ne vois pas la colombe qui porte le rameau d'olivier; quand je tourne les yeux vers mon passé, je n'y retrouve que des douleurs; resserré entre le doute de demain et le malheur d'hier, mon présent est sans joie; je me roidis en vain contre une destinée dont je suis seul coupable; j'envie les autres hommes sans avoir le courage de les imiter; j'ai fait fausse route, et je sens qu'il est trop tard pour retourner sur mes pas, je nourris en moi un cancer implacable qui me ronge le cœur et l'âme; inutile aux autres, impuissant pour moi-même, je ne crois plus en moi, je me hais comme mon pire ennemi: la vie m'ennuie, je veux mourir, je vais me tuer, et cette fois je ne me manquerai pas.
 
            C'est ainsi que seul, dans cette chambre chaude où je marchais de long en large, je me racontais ma lamentable histoire, et continuant ce sévère procès que j'instruisais sur moi et m'encourageant dans la condamnation que je venais de prononcer, je me disais :
 
            C'est un droit, un droit imprescriptible que celui dont je vais user. J'ai la libre disposition de mon être, puis que Dieu m'en a laissé la faculté. Lorsqu'un fait ne doit pas s'accomplir, lorsqu'il peut choquer les lois d'harmonie générale, Dieu ne le permet pas. La science, le travail, la volonté sont impuissants à prolonger la vie; il ne nous est même accordé de la donner à d'autres, et d'accomplir le devoir sérieux de la paternité qu'en vertu des desseins de Dieu ; c'est une force momentanée qu'il nous prêle et nous retire selon qu'il lui plaît. Mais nous pouvons briser violemment notre existence, nous pouvons rechercher des caresses stériles, comme si nous étions de nous-mêmes propres aux œuvres négatives et impropres aux œuvres positives. Si au lieu d'attendre sa fin, on court au-devant d'elle, on meurt d'une, idée au lieu de mourir d'une maladie; c'est toujours la même chose.
 
            Lorsqu'un droit ne blesse personne, ne lèse aucun intérêt, ne détruit aucun bonheur, ne trouble en rien la marche de l'humanité, et que ce droit, du seul fait de son existence, est tacitement consenti par Dieu, il est per mis de s'en servir lorsqu'on en a besoin. Je suis en cas de légitime défense contre ma propre vie, je la tue, et je fais bien.
 
            Un brahmane était un jour assis aux pieds d'un mimosa sur les bords du Godavery. Un esclave l'éventait avec des plumes de paon, un autre lui offrait dans un vase en bois de santal une infusion de lillipés où se fondait lentement une neige saupoudrée de cannelle. En face de lui se déroulait un étroit sentier par lequel marchait un homme ployé sous le poids d'un fardeau. C'était un çoudra haletant, brûlé par les rayons dévorants du soleil, pieds nus dans la poussière, ruisselant de sueur et râlant de fatigue. Quand il fut arrivé auprès du brahmane, il lui dit :
 
            — O brahmane ! Que tu es heureux de te reposer à l'ombre !
 
            — Continue ta route, chien, fils de chien, répondit le brahmane.
 
            — Avant de repartir laisse-moi te parler, dit le mal heureux
 
   Parle donc vite, repartit le prêtre de Wishnou.
 
   J'étais au village, reprit le çoudra, je dormais à l'ombre de la pagode de Saraswati quand un homme passa qui me réveilla d'un coup de son bâton, afin de ne pas se souiller en me touchant lui-même. ll m'emmena dans un endroit obscur, puis il me mit cet énorme ballot sur les épaules et me dit : Tu vas suivre la rive du Godavery en portant cela, et tu iras ainsi jusqu'à ce que je te rejoigne pour te montrer où tu dois déposer ta charge. Voilà trois heures que je marche, je suis épuisé de fatigue et je ne vois pas venir l'homme qui m'a courbé le dos sous ce poids qui m'écrase. Que dis-je faire ?
 
            — L'homme t'a-t-il payé d'avance ? demanda le brahmane.
 
            — Non, répondit le çoudra.
 
            — Et tu es brisé de lassitude ?
 
            — Je suis presque mort, et comme mes deux mains sont occupées à retenir en équilibre ce ballot maudit, je ne puis même essuyer la sueur qui m'aveugle en coulant de mon front.
 
            — Cet homme est-il ton maître ? reprit le brahmane.
 
            — Non, je ne le connais pas.
 
            — Lui as-tu promis de faire ce qu'il désirait ?
 
            — Non ! J’ai plié les épaules, et je suis parti sans dire un mot.
 
            — Eh bien ! s'écria le brahmane, jette là ton fardeau et va-t'en !
 
            — Mais, objecta le çoudra, si son propriétaire revient et s'il me trouve, peut-être me battra-t-il avec un bambou fendu.
 
            — Tu ne sais à qui appartient ce ballot, tu ne sais jusqu'où tu dois le porter, tu ne sais à qui tu auras à en rendre compte, tu ne sais ce qu'il contient ; tu ne sais qu'une chose, c'est qu'il est lourd, que tu es las, que tu tombes sous son poids, jette-le donc et va-t'en !
 
            — C'est Ganésa, Dieu de la sagesse, qui parle par tes lèvres, ô brahmane, et je vais bien vite suivre ton conseil. En effet, il se débarrassa de son fardeau, fit un saut de joie, et se sauva tout heureux de sentir la liberté de ses épaules.
 
            Le ballot resta sur la route, il y était encore lorsque le brahmane se leva pour rentrer, au coucher du soleil, et nul ne sut jamais si le propriétaire revint et châtia le pauvre çoudra. Je ferai comme le çoudra, je jetterai loin de moi ce fardeau qu'on m'a imposé lorsque je dormais.